Rackham & Latino Imparato : un éditeur face à la vague scélérate de la surproduction
Voilà plus de quinze ans que Latino Imparato est seul au gouvernail des éditions Rackham, créées en 1989. Ces dernières années ont été marquées par certaines décisions, comme celle d’établir ses bureaux en Corrèze, puis celle de donner un coup d’arrêt, temporaire, à sa production. En février 2022, il publiait sur la page des éditions ce qu’il nomme aujourd’hui sa "confession", son besoin vital de prendre du recul, un "bol d’air frais" pour mieux réfléchir à une refonte du système économique asphyxiant de l’édition. Si le fonds a continué de se vendre, aucune nouveauté Rackham n’a ainsi trouvé place sur les étals des librairies durant une année. Et tandis qu’il reprend ses activités, Latino Imparato n’est pas sûr que l’air soit devenu plus respirable.
Quelles raisons vous ont conduit à décider de ne pas faire paraître de nouveautés pendant une année ?
Latino Imparato : Durant les phases de confinement de 2020 et 2021, j’avais mûri une analyse personnelle de la situation de l’édition en France (valable, je crois, un peu partout dans le monde). Ces périodes ont obligé à mettre des tas de machines en pause. Parallèlement, de nombreuses tribunes faisaient état de la nécessité de ralentir la production, de changer de système ; on se demandait si les librairies devaient rester ouvertes, en tant que "biens de première nécessité", ou non… J’ai cru qu’allait débuter un temps de réflexion pour repenser notre modèle économique, mais rien n’a changé une fois le confinement terminé ! Cela ne m’a guère surpris, mais moi, je n’avais aucune envie de poursuivre comme avant, car je ne trouvais plus de plaisir à faire mon métier. Or, depuis mes tout débuts d’éditeur, à la moitié des années 1980, c’est le plaisir qui me guide. Si je ne trouve pas de sens réel – et pas uniquement personnel – à ce que je fais, à quoi bon le faire ?
À quoi ressemblait le circuit de l’édition, il y a quarante ans ?
L.I. : J’ai commencé mon métier dans un monde qui n’existe plus, où l’on sortait dix fois moins de livres – et encore moins de bandes dessinées, évidemment –, où les relations entre éditeurs, distributeurs, libraires étaient privilégiées, où la vente en compte ferme était la norme (aujourd’hui, c’est un gros mot !). Les livres s’inscrivaient, dès leur fabrication, dans une temporalité plus longue. Quand il arrivait qu’il y ait des retours de la part de libraires, il était simple de les stocker, puis de les reconditionner pour qu’ils aient une deuxième vie. On tirait à moins d’exemplaires, mais les livres avaient plus de chance de trouver leurs lecteurs. Puis tout s’est emballé, donnant lieu à des situations paradoxales et absurdes, exacerbant ces ballets logistiques qui ne sont pas sans conséquence en matière d’empreinte carbone. On surproduit, on engage des ressources, on contribue à la destruction du vivant (car pour une très grande part, le papier provient de forêts non gérées de façon durable), et une fois les livres sur le circuit, on les achemine et on en retourne un nombre conséquent chez les distributeurs qui, ne pouvant plus tout stocker, surtaxent. Tout est organisé pour les mettre au pilon, solution la plus rapide et la moins onéreuse. Cette logique est folle et me préoccupe énormément ! C’est un gâchis généralisé : du talent de l’auteur, de temps, on consomme des énergies fossiles dans un va-et-vient incessant de livres pour produire quelque chose qui disparaîtra en un éclair. Mais est-il possible d’être éditeur autrement, sans entrer dans ce circuit broyeur ? J’ai eu besoin de prendre du recul pour y réfléchir.
L’unique solution sans doute serait d’enfin travailler avec attention et faire preuve de tempérance, mais comment le faire quand ce sont les industriels qui mènent la danse ?
Qu’a donné cette réflexion d’une année ? D’autres voies sont-elles possibles ?
L.I. : La réponse est non. Ou plutôt : "ma" réponse est non, mais un éditeur qui aurait, disons, la moitié de mon âge et donc le double de mon énergie, pourrait trouver des solutions ! Un des problèmes est qu’il est impossible d’un point de vue commercial, même au sein d’un même catalogue d’un même éditeur, de traiter tous les ouvrages de la même façon. Comme les hommes, les livres sont différents. Certains vont parler à un grand nombre, d’autres vont très peu résonner, ce qui ne minimise pas du tout leur importance, mais c’est comme ça, les raisons échappent souvent ! La plupart des livres que je publie exigent d’être portés. Il faut prendre son bâton de pèlerin et accompagner réellement les auteurs, aller de librairie en librairie, de salon en salon pour des rencontres et des dédicaces… Ce sont des moments de grande joie et j’adorais le faire ; certains de mes collègues éditeurs le font toujours. Il y a aussi ceux qui explorent la piste du numérique, de l’impression à la demande. Leurs tirages sont peu conséquents et une fois le stock épuisé, ils réimpriment à la demande. La guerre en Ukraine a quelque peu redéfini les équilibres… Il y a quarante ans, fabriquer un livre était cher et encore plus lorsqu’il était en couleur. Puis le coût de fabrication a chuté avant de remonter, dangereusement, depuis des mois. Et au-delà du papier, l’énergie coûte plus cher ! L’unique solution sans doute serait d’enfin travailler avec attention et faire preuve de tempérance, mais comment le faire quand ce sont les industriels qui mènent la danse ?
Malgré ce constat alarmant, il n’est pas question de mettre fin à votre aventure éditoriale !
L.I. : Pour le moment, j’ai trouvé une solution "praticable" : essayer de donner à mes nouveautés un acheminement commercial différent. Par exemple, en fin d’année paraîtra, pour les trente ans de la disparition d’Alberto Breccia, la réédition d’un livre d’entretiens avec lui, Ombres et lumières, devenu introuvable. Ce sera en vente ferme, car je sais que peu de personnes seront intéressées, mais que ces intéressés le seront vraiment. C’est pour eux que je tiens à cette réédition. Je trouverai le moyen d’adapter mon chiffre d’impression juste au nombre d’exemplaires que je suis sûr de vendre.
Début mars 2023, les éditions Rackham ont fait paraître deux nouveautés d’auteurs chers à votre catalogue : Liv Strömquist et Javier de Isusi. Est-ce un hasard de calendrier que votre retour en librairies se fasse avec eux ?
L.I. : Oui, mais ce n’est pas illogique. Je suis attaché à mes auteurs et c’est important pour moi de les suivre – certains depuis très longtemps. C’est le cas de Javier de Isusi [dix titres chez Rackham, NDLR] et de Liv Strömquist. Pour moi, Javier démontre à chaque nouveau livre quel grand auteur il est, à travers des livres très personnels ou d’autres plus militants, comme son dernier, Transparents. Liv occupe une place à part en ce moment, comme d’autres auteurs Rackham avant elle. En dix ans, en France, plus de 300 000 exemplaires de ses livres ont été vendus ! Son dernier titre, Astrologie, a paru le 6 mars et 24 000 exemplaires se sont déjà vendus, pour un premier tirage de 30 000. Et je sais que je n’aurai quasiment pas de retours (le retour des livres de Liv est de l’ordre de 1,5 %, ce qui est extrêmement bas). Mais qui aurait parié sur cette notoriété ? Son premier livre a été vendu à 500 exemplaires ; les critiques presse étaient inexistantes ; quant aux libraires, ils commentaient la "faiblesse" du dessin et la "complexité" d’un propos "trop bavard"… Mais des lecteurs s’en sont emparés, ont fait jouer le bouche-à-oreille et le phénomène s’est créé. Si j’ai publié et continue à publier les livres de Liv, c‘est parce que je suis convaincu qu’il faut qu’un grand nombre (de femmes, surtout) puisse la lire. Ses livres poussent à la réflexion. Je ne la publie pas pour une question de mode ou parce que "c’est dans l’air du temps", comme on dit ! Je publie sans calcul…
… quitte à prendre des risques !
L.I. : J’ai souvent publié des livres à contre-courant, n’écoutant aucune autre voix que la mienne. Je publie parce que j’estime que cela en vaut la peine et, par chance, pour certains de mes choix, le temps et l’entêtement m’ont donné raison. Jamais je ne réfléchis en fonction des ventes, des conséquences ou dans la recherche de best-seller. Tous les livres que j’ai faits, je les referai. Je n’ai aucun regret. Mais je ne m’agrandis plus : Rackham se résume à ma modeste personne et un nuage de collaborateurs très choisis, avec lesquels j’entretiens de vraies relations. Je ne veux dépendre de personne, ni de subventions, ni de rien d’autre… Seulement vivre de mes choix.