Le livre comme une arme de guerre
Petro Tarashchuk est né en 1956 à Vinnitsa, en Ukraine. Des raisons indépendantes de sa volonté l’avaient obligé à reporter plusieurs fois son séjour. Il a fini par arriver au Chalet Mauriac et s’y installer pour travailler à une traduction en ukrainien de Guerre, le manuscrit récemment retrouvé de Louis-Ferdinand Céline (éditions Gallimard, 2022). Un titre qui n’a bien sûr pas été choisi au hasard, d’un auteur qui figurait déjà dans la bibliographie du traducteur, aux côtés d’Émile Zola et Sorj Chalandon, de Franz Kafka, de Joseph Roth ou encore Samuel Beckett… parmi tant d’autres.
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Quand je regarde votre activité de traducteur, je découvre que vous traduisez en ukrainien depuis le catalan, l’anglais, le français, l’allemand, l’italien, l’espagnol, le russe et le polonais… Alors je m’interroge : quel était le rapport aux langues dans votre enfance ? Est-ce que les rencontres avec ces diverses langues ont quelque chose à voir avec l’histoire de votre famille, ou bien ont-elles eu lieu plus tard, et à quelles occasions ? Et alors, qu’est-ce qui a provoqué chez vous ce désir de langues, si j’ose dire ?
Petro Tarashchuk : Chez moi, il y avait beaucoup de dictionnaires, que je regardais seulement, sans rien en faire. Après mes études de médecine, j’ai appris l’anglais en autodidacte, à partir des manuels, et j’ai commencé à parler la langue avec mes amis. J’ai ensuite intégré un institut de culture physique et j’ai compris que je n’avais pas beaucoup d’avenir dans ce domaine. Comme j’avais du temps, je me suis mis plus intensément à la lecture — ma découverte de François Mauriac, dans une traduction russe, date de cette période.
Après avoir quitté cet institut, j’ai été mobilisé dans l’armée soviétique. Par chance, là aussi je disposais de beaucoup de temps libre. J’ai appris, encore avec des manuels que m’envoyaient mes amis, l’allemand et le polonais, langue facile pour moi qui connaissais le russe. Seulement, je ne pratiquais pas, je ne parlais pas. De cette époque aussi date l’achat de mon premier dictionnaire russe-français, langue que je n’apprendrais que plus tard, ainsi que ma première traduction, en russe, d’un manuel de yoga écrit par un américain — travail qui n’a jamais été publié.
À la sortie de l’armée, j’ai travaillé dans un commerce de légumes et une connaissance m’a convaincu de reprendre les études. Je me suis alors inscrit dans un institut pédagogique, à Kiev — qui est le nom russe, Kyiv est le nom ukrainien.
Au bout de deux années, j’en ai été exclu, après avoir été dénoncé par un "ami" car j’avais en ma possession L’Archipel du Goulag, de Soljenitsyne, livre que j’avais acheté à un collègue du magasin où j’avais travaillé et qui connaissait mes opinions anti-soviétiques. On ne m’a pas arrêté, mais j’ai été mis sous surveillance. J’avais été préparé à cela, car depuis le collège déjà j’écoutais la radio Voice of America — un jour que mes parents étaient partis, j’avais cherché la fréquence pendant toute une nuit… et je l’avais trouvée ! (rires). On m’a demandé de rédiger une lettre de démission, disant que je partais de ma propre volonté, mais j’ai refusé. Alors on a écrit que j’étais exclu à cause de mon "comportement indigne"… Qu’est-ce que cela voulait dire ? (rires).
Nous étions en 1982, le climat politique dans la société commençait à changer. J’ai travaillé deux ans dans une fabrique à Kiev puis, en 1984, à 28 ans, je suis retourné à l’université, pour étudier la linguistique ukrainienne. À ce moment-là, j’ai commencé à étudier le français — il y avait un cours "pour les nuls". J’ai beaucoup lu et, deux ans plus tard, j’ai fait ma première traduction, en ukrainien et pour mon plaisir, de L’Étranger, de Camus — qui sera finalement publiée, vingt ans plus tard.
J’avais résolu cette question de la langue depuis ma première traduction de ce livre de yoga. Pour la suite, j’avais décidé qu’il fallait donner à lire les textes en ukrainien. Il faut dire aussi que j’ai eu de la chance car, à ce moment-là, grâce encore à une connaissance, j’ai fait la rencontre d’un grand traducteur ukrainien, dont j’ai reçu de nombreux conseils et qui est devenu mon maître.
J’ai lu à cette période beaucoup de littérature française. Après avoir découvert L’Enchanteur, de René Barjavel, j’ai décidé de le traduire — travail qui a été édité… vingt-quatre ans plus tard ! Ensuite ce fut le théâtre de Camus, Caligula, ma première traduction publiée, en 1988, dans une revue littéraire.
Il y a donc trente-cinq ans que je suis traducteur.
Arrêtons-nous un peu pour mieux comprendre, parce que la diversité incroyable de ce parcours n’explique pas tout à fait ce désir de connaître et d’apprendre autant de langues, ni de les traduire ! Pourquoi un tel désir chez vous ?
P.T. : J’y ai vu la possibilité, à l’époque soviétique, de me développer, de devenir quelqu’un. Les langues étrangères étaient pour moi comme une liaison avec le monde libre. Ma fuite, dans les circonstances de l’époque.
J’ai appris l’espagnol en autodidacte, puis commencé le grec ancien, que j’ai arrêté parce que la période contemporaine m’intéressait davantage. Certes, à ce moment-là, il y avait bien un enseignement des langues à l’université, romanes et germaniques, mais moi j’étudiais la langue ukrainienne.
J’ai alors reçu ma première commande : une traduction, depuis l’allemand, de Marie-Antoinette, de Stefan Zweig. J’étais ravi parce que j’avais acheté, quelque temps auparavant, chez un bouquiniste, la traduction française de cette biographie, et que, pour mon plaisir, j’en avais déjà traduit une autre de cet écrivain autrichien, consacrée à Joseph Fouché, mais qu’une grande maison d’édition avait refusée. Nous étions en 1989 et je m’intéressais à la Révolution française, au rôle que cet homme politique y avait joué, lui qui fut ensuite ministre de la Police sous de nombreux régimes. J’avais aussi traduit, à l’université, un discours de Robespierre.
À ce moment-là, quel est votre statut, êtes-vous déjà installé comme traducteur, comment vous connaît-on ?
P.T. : À cette période, le monde de l’édition était tout petit, et mon maître, le grand traducteur ukrainien, a servi d’intermédiaire.
Après l’université, il fallait obligatoirement aller enseigner dans une école. J’ai expliqué à l’administration que je ne pouvais pas travailler comme instituteur, parce que je devais m’occuper de mon fils. Alors j’ai trouvé une place de guide au musée Taras-Chevtchenko, consacré au grand poète (1814-1861) à qui l’on doit l’existence de la nation ukrainienne.
Quelque temps plus tard, la maison d’édition — d’État, comme toutes les maisons à l’époque —, qui m’avait commandé la traduction de Zweig, m’a proposé un poste de rédacteur. J’y suis resté trois ans. [Rédacteur est employé ici pour secrétaire d’édition, dont le travail consiste à prendre en charge un manuscrit jusqu’à sa publication, NDLR.] Une maison d’édition qui existe encore, malgré la volonté du KGB, au moment de la désintégration de l’Union soviétique, d’anéantir la culture ukrainienne, alors même que l’Ukraine était en voie de devenir indépendante.
Après 1989, la fondation de George Soros a organisé des programmes de soutien dans tous les pays post-soviétiques. En Ukraine, il y avait notamment un programme d’édition. Aussi nous avons créé une maison indépendante, dans laquelle j’ai travaillé comme traducteur jusqu’en 1994, date à laquelle je suis devenu indépendant à mon tour. J’avais continué de traduire lorsque j’étais rédacteur, mais à un rythme plus faible — du français, Armand Salacrou, Eugène Ionesco… travaux qui n’ont pas été publiés. Et surtout de l’anglais, parmi les nombreux textes qui faisaient partie du programme Soros.
Vous décidez de devenir indépendant, cela signifie donc que vous pouviez envisager de vivre du métier de traducteur ?
P.T. : La fondation Soros rémunérait les projets assez généreusement. Des solutions justes avaient été trouvées, pour éviter de passer par un État ukrainien trop corrompu — hier comme aujourd’hui, le paradis pour les voleurs ! Et la maison d’édition pour laquelle je travaillais était étroitement liée à la fondation Soros. Quand le programme s’est arrêté, grâce à la diversité des langues que je traduisais, j’ai pu obtenir des commandes d’autres maisons d’édition. Traduire seulement du français, par exemple, ne m’aurait pas permis de gagner ma vie.
Comme dans de nombreux pays après la chute du mur, y a-t-il eu de nombreuses créations de maisons d’édition ? Comment s’établissent les relations, les projets viennent-ils principalement des éditeurs ou des traducteurs ?
P.T. : Il y a eu des maisons par centaines ! Beaucoup très petites cependant, sans moyens pour financer des traductions, et plusieurs d’une taille importante, avec la possibilité de rémunérer des projets. Bien sûr, éditeurs comme traducteurs cherchent des aides pour soutenir leurs activités. Il existe par exemple beaucoup de résidences de traduction, avec les bourses qui les accompagnent, comme ici en France, mais aussi en Suisse, en Allemagne….
Les relations entre professionnelles sont bilatérales : on m’écoute assez souvent quand je propose un texte, et d’autres commandes viennent directement de la maison d’édition. Mais désormais, grâce à ma notoriété, je n’ai pas besoin de chercher du travail ! Et même dès le début de mon activité, j’ai reçu régulièrement des propositions.
Une résidence comme celle ici, au Chalet Mauriac, n’est pas, il me semble, une première pour vous. À quel moment de votre carrière avez-vous fait l’expérience de la résidence ?
P.T. : Assez tard, en 2003, j’avais déjà 47 ans et c’était ma première visite à l’étranger ! À Paris, logé par l’église orthodoxe ukrainienne, pour un projet de traduction d’un livre de Jacques Lacan. Ce fut une magnifique rencontre avec la ville. Puis il y eut la maison des écrivains et des traducteurs (Meet) de St-Nazaire ; Arles, avec l’association pour la promotion de la traduction littéraire (Atlas) ; l’Allemagne, avec le Collège européen des traducteurs de Straelen ; la Suisse allemanique, avec le Collège des traducteurs Looren et la Suisse romande, avec le château de Lavigny où je serai pour la première fois en octobre.
Si ces bourses sont bien sûr une source nécessaire de revenus, qui complètement ceux que vous recevez de votre activité de traducteur, êtes-vous néanmoins obligé, pour que votre rémunération soit satisfaisante, de mener plusieurs projets en même temps ?
P.T. : Parfois je dois traduire trois livres différents dans la même journée ! De trois langues différentes ! Alors parfois je cherche un mot d’une langue dans le dictionnaire d’une autre langue !
Dans notre conversation, ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui est bien sûr comme un sous-texte. Rien n’y est plus comme avant. Pourtant, pouvez-vous nous dire à quoi ressemble la vie du livre en Ukraine, les librairies et les bibliothèques sont-elles nombreuses, le lectorat important ?
P.T. : Le réseau de bibliothèques, qui date de l’époque soviétique, a été conservé… mais avec des livres qui datent eux aussi de cette époque ! La plupart d’entre elles, à l’exception de quelques-unes dans la capitale, n’ont pas d’argent pour acheter des livres nouveaux, et sont obligées de rechercher des mécènes pour agrémenter des fonds qui sont moins fournis aujourd’hui qu’hier.
Dans les librairies aussi, jusqu’à 2014, nous trouvions essentiellement des livres en russe — le livre est une arme de guerre1. Lénine a dit que le pouvoir, c’est le communisme plus l’électrification. Nous avons modifié cette maxime : le pouvoir, c’est le communisme plus la russification ! (rires).
À partir de cette date, les choses ont commencé à changer, avec un réseau de librairies assez conséquent qui vendent des livres en ukrainien. Mais, avec la guerre, la paupérisation de la population rend la vie du livre difficile. Et puis la concurrence a longtemps été vive avec le livre russe, qui reçoit le soutien d’un État qui a bien compris aussi les enjeux culturels de la guerre.
Longtemps, la politique russe a été celle d’un génocide de la culture ukrainienne. Avant de le devenir, notre président actuel était comédien dans un programme russophone qui tournait en dérision les Ukrainiens. Et chez nous, à l’époque soviétique, l’idéal pour les gens, peu éduqués, était surtout la recherche du bien-être. La population était très refermée sur ses intérêts égoïstes et sous-développée dans le domaine politique. Maintenant, avec la guerre, cela a changé… La guerre remet beaucoup de choses à sa juste place.
Puisque le mot a été prononcé, parlons un peu de ce texte de Louis-Ferdinand Céline, Guerre, pour la traduction duquel vous avez souhaité venir ici en résidence. Est-ce bien sur ce texte que vous avez travaillé ?
P.T. : L’histoire est intéressante. Ma première candidature pour cette résidence date de dix ans. Je n’avais pas été retenu. Plus tard, alors que j’avais un peu perdu espoir, grâce à un collègue traducteur d’un autre pays, j’ai reçu à nouveau une information sur cette résidence. J’ai alors réfléchi à un projet de traduction et me suis rendu compte que les frères Goncourt n’avaient jamais été traduits chez nous. J’ai pensé au roman Germinie Lecerteux, que j’ai aussitôt proposé à l’un de mes éditeurs, qui l’a accepté. [Pour faire acte de candidature au Chalet Mauriac, un traducteur doit avoir signé un contrat avec un éditeur, NDLR.] Je n’avais pas beaucoup d’espoir d’être retenu, mais… je l’ai été. C’était il y a trois ans.
À cause de la pandémie, je n’ai pas pu venir. L’année dernière, à cause du début de la guerre et d’une situation trop incertaine — la CIA prédisait que l’Ukraine ne tiendrait que trois jours face à l’armée russe… — j’ai refusé de quitter mon pays. On m’a proposé de venir cette année — mais entre-temps le livre des frères Goncourt avait déjà été traduit, et même publié !
J’ai alors choisi Guerre, ce texte de Louis-Ferdinand Céline, récemment retrouvé, dans lequel on trouve de nombreux motifs déjà présents dans Voyage au bout de la nuit, que j’avais traduit il y a plusieurs années. Guerre est l’histoire d’un soldat blessé et hospitalisé, qui cherche à profiter de ce long repos pour fuir définitivement la guerre. Comme dans le Voyage, la langue et l’écriture de Céline sont encore assez classiques, moins extravagants par exemple que dans D’un château l’autre ou Rigodon, que je n’avais pas voulu traduire.
Aujourd’hui, mon travail est fini, relu, révisé et il a été envoyé à mon éditeur.
Comment se passent vos échanges avec l’éditeur justement, les corrections sont-elles nombreuses ?
P.T. : À l’époque soviétique, nombreux étaient les rédacteurs qui connaissaient des langues étrangères et pouvaient donc lire le texte original. La situation a progressivement évolué et, maintenant, comme il n’y a plus de rédacteurs qui connaissent la langue d’origine, ils doivent faire confiance aux traducteurs et aux traductrices… et les fautes peuvent rester !
Malgré tout, il n’y a pas eu beaucoup d’évolution dans la reconnaissance de la place du traducteur. Les gens aujourd’hui pensent toujours que Céline a écrit son texte en ukrainien ! Il y a certes des tentatives pour organiser la profession mais, sans le soutien de l’État, ce n’est pas possible. Il y a seulement pour le moment une association des écrivains ukrainiens, dans laquelle sont aussi les traducteurs.
En regard de ce qui se passe au même moment dans votre pays, diriez-vous que votre manière de travailler ici, loin de chez vous, a changé ?
P.T. : Moi et mes collègues traducteurs et traductrices travaillons ici deux fois plus. Il n’y a pas de souci d’intendance, nous pouvons nous concentrer sur notre travail. Ma tête est plus libre loin de mon pays, elle ne peut pas oublier mais elle est un peu libérée. Comme il n’est pas possible de suivre les nouvelles en permanence, cela a un effet positif pour le travail.
Pour vous remercier d’avoir pris le temps de cet échange, je voulais partager avec vous cette blague ukrainienne — lue tout récemment en anglais, la traduction est donc de moi — qui me semble intéressante, comme souvent les blagues, par son jeu avec les mots :
"Un Russe arrive à la frontière ukrainienne.
Le garde-frontière ukrainien lui demande : Nom ?
- Dimitri.
Le garde-frontière demande ensuite : Occupation ?
Le Russe répond : "Non, je suis juste en visite."
L’entretien se termine par un grand éclat de rire.
1 Dans un récent article du quotidien Le Monde, titré Russie-Ukraine, la guerre des cultures, sont cités ces propos de la ministre de la culture russe : "Nous achèterons chaque année 90 000 livres pour chacune des nouvelles régions."