They shot the piano player : sur les traces du pianiste disparu
Rencontre avec le cinéaste Fernando Trueba à l’occasion de la sortie de son dernier film d’animation They shot the piano player, réalisé en collaboration avec l’artiste Javier Marsical. Mi-documentaire, mi-fiction, le film plonge les spectateurs dans le Brésil des années 1960-1970, âge d’or de la bossa nova, avec en toile de fond des scènes aux couleurs bariolées, des régimes politiques sur le point d’être renversés. Une enquête palpitante et la découverte d’un pianiste d’exception : Tenório Júnior.
À l’aube du coup d’État argentin de 1976 qui emporta le pays dans une tragédie politique et sociale sans précédent, le pianiste prodige Tenório Júnior s’envole de son Brésil natal pour y donner un concert avec des amis. Ce génie, promis à un grand destin et qui devait révolutionner le genre de la bossa nova, disparaît mystérieusement dans Buenos Aires, la nuit du concert. They shot the piano player raconte l’enquête menée par un journaliste américain fictif, mis en voix par le célèbre Jeff Goldblum. Le reporter cherche à rétablir la vérité et comprendre ce qui est arrivé au jeune et talentueux Tenório Júnior. Sa quête va l’amener à parler avec tous les grands noms de la musique brésilienne et retracer ainsi concomitamment l’histoire de la bossa nova, du jazz et de l’éclosion des dictatures militaires sur tout le continent latino-américain. L’animation est signée Javier Mariscal, complice du cinéaste sur le non moins musical Chico et Rita, sorti en 2011. Sélectionné au Festival international du film d'animation d'Annecy (2022), au Festival international du film de Toronto au Canada (2023), au Festival international du film de Saint-Sébastien en Espagne (2023), au Festival du film de Sarlat (2023) et bien d’autres encore, They shot the piano player était également en sélection au Festival du film d’histoire de Pessac (2023). Le réalisateur et l’illustrateur étaient présents, l’occasion de les questionner sur cette œuvre à l’esthétique marquante et à l’histoire inoubliable.
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Quelle signification cela porte-t-il d’être sélectionné au Festival du film d’histoire pour They shot the piano player, sorte de fiction documentaire ?
Fernando Trueba : J’ai fait plein de films et je dirais que la moitié a un fond historique, même pour ce qui concerne les comédies comme La Reine d’Espagne1. Mais je ne suis pas historien, j’essaie juste de raconter une bonne histoire. Un bon scénario a besoin d’un cadre historique. Même quand il s’agit d’histoires intimes, les choses importantes passent par un contexte qui met les gens à l’épreuve ou dont les gens peuvent être les victimes, comme Tenório Júnior dans They shot the piano player. Être programmé pour ce festival, qui se passe au cinéma Jean-Eustache, me fait plaisir parce que c’est un cinéaste qui a été très important pour moi. J’ai eu la chance de le rencontrer quand j’étais jeune journaliste, c’était ma première interview ou presque !
Comment vous êtes-vous retrouvé à enquêter sur ce musicien brésilien oublié ?
Fernando Trueba : Je n’avais pas l’impression de faire du journalisme. J’ai découvert Tenório Júnior par hasard, et pourtant, je suis très versé en musique brésilienne. Un disque qui réunissait des musiciens que j’adore venait d’être réédité. C’est en l’écoutant que j’ai découvert ce pianiste alors encore inconnu pour moi. Je suis tombé sur cette histoire qui m’a laissé incrédule et a suscité ma curiosité. Et puis, son histoire et sa musique m’ont pris.
Javier Mariscal : C’était une vraie obsession ! Pendant quatre ans, il disait carrément "mon ami Tenório" quand il parlait de lui.
Pourquoi avoir choisi l’animation pour traiter le sujet ?
Fernando Trueba : Je me suis dit que c'était la meilleure des manières pour raconter cette histoire. Au début du projet, nous voulions tourner un documentaire traditionnel. Ma première responsabilité, c’était de faire quelque chose qui lui serve, à lui. Tenório mérite qu’on écoute sa musique. C’était pareil pour Bebo Valdès (pianiste cubain des années cinquante, compositeur de la bande originale du film Chico et Rita, ndlr). Il avait pleuré pendant la projection de Chico et Rita. C’est une manière de lutter contre l’oubli, qui est une tragédie pour les artistes et pour nous.
Javier Mariscal : L’animation semblait plus juste pour faire le film. Au lieu de choisir un acteur qu’on verrait en train de jouer Tenório, mais qui ne serait jamais vraiment lui, Fernando a choisi un illustrateur très doué (comme moi !), afin qu'on y croie vraiment.
Fernando Trueba : On voulait un dessin expérimental, pas maniériste. User du classicisme aurait été une forme de trahison envers notre héros. Javier a cherché le style juste pendant un an.
Javier Mariscal : J’ai dû entrer dans le cerveau et la mémoire des personnages qui s’expriment.
Sortir un film qui dénonce les dictatures latino-américaines et l’implication des États-Unis dans l’apparition de ces régimes est-il un acte politique ?
Fernando Trueba : Bien sûr que mon film est politique, mais je ne vois pas ce qui ne le serait pas. Toute histoire de personnage est toujours ancrée dans un certain contexte. L’histoire de l’Argentine est terrible. Trente-cinq mille disparus, et le président de l’époque qui déclare qu’ils et elles n’existent tout simplement pas. Aujourd’hui, à l’aune des dernières élections, ils veulent fermer le Musée de la mémoire, l’Esma2, lieu où Tenório a été emprisonné et tué. Le nouveau président est un négationniste de la dictature.
Pourquoi avoir choisi d’inventer le personnage du journaliste américain Jeff Harris au lieu d’incarner vous-même celui qui mène l’enquête ?
Fernando Trueba : Je suis espagnol, or, en Espagne, la bossa nova n’a pas connu une grande portée. Aux États-Unis et en France, c’est un mouvement qui a été très important, comme en atteste par exemple la Palme d’or de 1959, Orfeu Negro, de Marcel Camus3. Je me suis dit que l’histoire d’un réalisateur espagnol, qui part enquêter sur un musicien de bossa nova, disparu dans les années 1970, je n’y aurais personnellement pas cru. La réalité m’a semblé moins vraisemblable et la fiction plus intéressante. Ce journaliste est mon alter ego, donc il n’est pas vraiment inventé, mais nous avons créé de toutes pièces les personnages de l’éditrice et du copain brésilien.
Le titre du film sonne comme une référence directe à Truffaut, auteur de Tirez sur le pianiste. Pourquoi ce clin d’œil inversé ?
Fernando Trueba : J’ai décidé de faire du cinéma à l’âge de 15 ans, quand j’ai vu L’Enfant sauvage de Truffaut. Il y a un écho tout naturel entre la nouvelle vague française et la bossa nova brésilienne. Quand j’écrivais ce film, je faisais face à l’affiche du film Tirez sur le pianiste et à force de la regarder, le titre m’a paru évident. Pour l’anecdote, on raconte qu’Oscar Wilde, lors de son voyage aux États-Unis, est entré dans un saloon. Au milieu de la grande salle se trouve un pianiste, flanqué d'une affiche disant : "S'il vous plaît, ne tirez pas sur le pianiste, il fait de son mieux." Le tout sans l’ombre d’un second degré. C'était encore le Far West à l'époque ! Ça l’a marqué et il l’a raconté à tout le monde. C’est de là que vient le titre de Truffaut.
Espérez-vous que le public s’empare de la musique de Tenório Júnior et lui fasse connaître le succès posthume qu’il méritait, à la manière de Sixto Rodriguez à la sortie du documentaire Searching for Sugar Man4 ?
Fernando Trueba : On ne peut pas s’attendre à la même célébrité dans le jazz. Le maximum atteint, c’est Miles Davis, mais même lui, on ne peut pas comparer sa renommée à celle d’un Jimi Hendrix ! Je connais des génies du jazz qui ont juste assez d’argent pour aller au restaurant. Donc non, je ne m’y attends pas et je n’ai pas fait le film pour ça.
Comment avez-vous réussi à obtenir de Jeff Goldblum qu’il prête sa voix au personnage de Jeff Harris ? Et pourquoi l’avoir choisi, lui ?
Fernando Trueba : Jeff Goldblum est un ami, et il joue très bien du piano. Nous avons tourné ensemble il y a trente ans et dans ses loges, il demandait toujours un clavier. Il jouait Gershwin… Un jour, il a joué Cole Porter avec le nez, juste pour me faire rire. En plus d’être pianiste et d’être mon ami, il a la plus belle des voix. Il l’emploie d’ailleurs comme un jazzman. Il la pose d’une manière imprévisible. Géniale.
Tous les lives qu’on entend pendant le film sont-ils issus d’enregistrements originaux ou avez-vous dû réenregistrer la musique en vous inspirant des vieux enregistrements disponibles ?
Fernando Trueba : Toutes les sessions lives entendues dans le film sont des originales. Quand nous n’avions pas le choix, nous enregistrions quelques très courts passages, mais sinon, ce ne sont que de vraies sessions. En revanche, nous avons eu recours à des musiciens qui ont appris toutes les partitions afin de pouvoir les jouer devant Javier pour que ses dessins collent parfaitement aux notes jouées. Les sons dans le film, sont, pour la plupart, d’origine. Toutes les interviews menées qui sont montrées font entendre les vraies voix des personnes qui témoignent. Même quand Bill Evans parle, c’est vraiment lui.
Javier Mariscal : L’animation et la musique, c’est un mariage très joli. On trouve une grande joie dans cette combinaison.
1. La Reine d'Espagne est une comédie dramatique réalisée par Fernando Trueba, avec Penelope Cruz. Le film est sorti en 2016.
2. Esma : L'École de mécanique de la Marine est située à Buenos Aires. De 1976 à 1983, l'Esma est utilisée par la dictature militaire argentine comme centre clandestin de détention où sont pratiqués des actes de torture et des assassinats. L'Esma est devenu un musée pour la mémoire et la défense des Droits de l'homme. En septembre 2023, l'Esma est inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco, une première pour un lieu de mémoire.
3. Orfeu Negro est un film musical franco-italo-brésilien de Marcel Camus sorti en 1959. Il reçu la Palme d'Or à Cannes, l'Oscar du meilleur film étranger et le Golden Globe Award pour le film étranger. Le film est une adaptation du mythe d'Orphée et Eurydice dans le Rio de Janeiro des années 1950.
4. Sugar Man (Searching for Sugar Man) est un film documentaire réalisé par Malik Bendjelloul, qui part à la recherche du musicien américain Sixto Rodriguez, dont le parcours tragique va croiser l'histoire de l'Afrique du Sud en plein apartheid. Le film remporte le Prix du public international du Festival du film de Sundance en 2012 et l'Oscar du meilleur film documentaire en 2013.