"Sardine", tout sur nos mères
Sardine, premier court métrage de Johanna Caraire, explore des histoires de sororités, de fertilité, de deuil et d'enfants non-nés. Toutes les figures de femmes se télescopent à travers trois copines, liées par une amitié que l'on sent ancienne, quasi filiale. Rita, Bonnie et Ève se retrouvent sur une île pour célébrer la mémoire de la grand-mère de l'une d'entre elle, récemment partie. Entretien avec la réalisatrice d'une première œuvre empreinte d'un féminisme mystique, inédit et rafraîchissant. Le film est sélectionné pour le prix du court métrage des lycéens Haut les courts !
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Sardine est votre premier film mais vous évoluez dans le milieu du cinéma depuis longtemps. Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
Johanna Caraire : Je suis déléguée générale du FIFIB (Festival International du Film Indépendant de Bordeaux, ndlr). Je coordonne tous les contenus, la programmation, la communication, les contenus musicaux, les rencontres, les conférences, les ateliers d’EAI. C’est vraiment une vision globale du festival à laquelle je travaille avec plusieurs programmateurs. Nous avons créé le FIFIB il y a 12 ans avec Pauline Reffers, mais je réalisais des films dans une association étudiante avant de gérer le festival. On les diffusait dans des bars ou salles de concerts, ça a duré trois ou quatre ans. Ça faisait un moment que j’avais envie de créer à nouveau, même si la programmation est aussi une forme de création. Le confinement m’a permis de prendre de recul sur mon métier. Je me suis dit : pourquoi pas ?
Sardine aborde la féminité sous tous ses aspects, servi par des actrices aussi charismatiques que différentes les unes des autres. Avez-vous conçu ce film vraiment pour les femmes en priorité ?
J.C. : J’ai réalisé ce film avant tout pour mes amies, trois femmes qui m’ont inspiré ce film. Mais je crois qu’on retrouve toutes mes amies condensées dans les trois personnages forts présents dans Sardine. Ce film était un projet documentaire au départ. J’avais l’idée des trajectoires et du nœud du film : l’amour fusionnel et les chemins qui nous sont imposés selon si l’on devient mère ou pas. C’est un film qui parle aux femmes mais pas que, bien que ces questionnements concernent plutôt leurs corps que celui des hommes. Le fait de pouvoir avoir des enfants ou pas, d’en vouloir ou pas, de ne pas avoir envie de se poser la question. C’est ce qui a motivé mon projet : ne pas avoir envie de se poser la question, c’est un thème peu abordé. Être dans la capacité physique de faire des enfants peut devenir très culpabilisant si on se dit qu’on n’en fera pas. Avoir une sorte de date de péremption scande la vie des femmes. On passe de l’état de petite fille à celui de femme dès lors que notre appareil reproducteur est valide. Que devenons-nous quand ce n’est plus possible ? Sommes-nous toujours des femmes ? Je pense que beaucoup d’entre nous ont envie d’éluder cette question. C’est une charge forte à laquelle toutes les femmes n’ont pas envie de se confronter. Je voulais montrer avec ce film que par l’amitié et la sororité, on peut transcender toutes ces questions. C’est aussi un film pour les hommes car ça peut leur permettre d’appréhender ces questions-là. En période de post-prod, j’avais deux jeunes stagiaires de 19 ans qui avaient été très touchés par le film. Ils me disaient qu’ils avaient l’impression de mieux comprendre leurs mères.
Pourquoi avoir choisi de placer le récit sur l’île de Lanzarote ?
J.C. : C’est aussi tiré de ma propre histoire : ma grand-mère est espagnole et depuis petite, je l’entendais dire qu’elle voulait y aller. Lanzarote représentait un ailleurs qui comportait une sorte de magie. Elle me parlait de toutes ces fêtes traditionnelles et de l’enterrement de la sardine. Cet univers entre la magie et la mythologie m’a marquée. Quand je suis arrivée aux Canaries, l’idée du film m’est venue. L’île volcanique incarne pour moi la maternité. Fertile et stérile à la fois. Le volcan jaillit. L’éruption m’évoquait le sang des règles, le ventre de la femme enceinte… Quelque chose, d’un point de vue plastique, se dessinait autour du corps des femmes. Le lieu convoquait tous ces motifs-là mais aussi le côté incontrôlable du corps des femmes.
Je voulais que ces trois femmes sortent de leurs quotidiens. On n’aborde pas les choses de la même manière lorsque l’on s’éloigne, on parle plus librement. Mon projet était donc d’emmener mes trois amies sur cette île pour les faire parler de leur rapport à la maternité. J’ai commencé à les filmer, à enregistrer et à recueillir leurs paroles. Mais j’ai renoncé au documentaire car j’ai senti que je leur volais quelque chose, que je ne pouvais pas aller aussi loin que je l’aurais voulu. J’ai senti qu’elles me disaient des choses parce que c’était moi, mais qu’elles ne voulaient pas forcément que leurs enfants, ou leurs compagnons, entendent tout ça. S’est donc posée la question du consentement. Passer par la fiction permettait de garder l’essence du projet et dans l’écriture, on retrouve souvent mot pour mot certains dialogues que j’ai enregistrés. J’ai écrit à partir de tous ces extraits.
La légende qui ouvre le film, l’avez-vous inventée ?
J.C. : Oui, mais elle se base sur une légende réelle de l’île de Lanzarote. Celle-ci raconte que lors d’une noce, deux amoureux se disent oui alors qu’une éruption explosive survient. Une pierre tombe sur la mariée et la tue. Son mari prend un trident, soulève cette pierre insoulevable et parcourt l’île avec sa mariée ensanglantée à bout de bras en criant. Alors, tous les gens de l’île disent sur son passage : "pauvre diable pauvre diable". L’emblème de l’île est devenu un diable avec un trident. J’ai modifié la légende, déjà parce que c’était un héros et pas une héroïne ! J’ai tué le mari au lieu de la femme, et j’ai un peu inventé cette histoire de grossesse spontanée avec une gestation accélérée, qui fait une fausse couche pour finir par accoucher d’un poisson, qu’elle va manger... La maternité est un peu gore aussi, donc je voulais exploiter cet aspect.
Votre casting est détonant. Comment s’est-il déroulé d’ailleurs, ce casting ?
J.C. : Je n’en ai pas fait ! J’ai tout de suite pensé à Manon Kneusé et je voulais vraiment trouver trois actrices déjà amies, voire amies de longues dates. Sur un court métrage, on n’a pas trop le temps de nouer des liens forts, le temps de tournage est très court. Je voulais jouer sur le rapport des corps entre elles, qu’elles puissent s’étreindre et s’embrasser sans gêne, avec fluidité. Mais je voulais aussi qu’elles puissent mal se parler, comme les amies très proches peuvent parfois le faire. Bref, c’était plus simple de partir sur un groupe d’amies déjà formé pour espérer se rapprocher d’un rendu aussi naturaliste que possible.
Pourriez-vous commenter cet extrait ?
J.C. : C’est une scène pivot du film que j’avais en tête depuis le début de l’écriture. Dans cette scène, Bonnie et Rita enduisent le corps de Ève de peinture rouge, suite à son annonce de fausse couche hémorragique. L’idée était de la guérir en reproduisant le trauma, en transformant ce dernier en événement cathartique. Elles rejouent un épisode traumatique de sa vie en l’accompagnant, pour la guérir. J’ai une copine qui m’a parlé de la méthode de psychomagie de Jodorowsky. Pour chaque traumatisme identifié, l'auteur propose de guérir les gens sous formes de rituels spectaculaires. Dans le livre Psychomagie, il donne des exemples et propose un index où on peut choisir entre l'agoraphobie, la peur des oiseaux, peu importe, et il préconise des solutions. J’étais terrifiée par sa proposition pour soigner la claustrophobie (dont je souffre) : je devais me mettre nue dans un cercueil, enduite de miel, que mes amis m’enferment dans une pièce à clé, puis viennent me délivrer et me lèchent le corps pour enlever le miel… On avait beaucoup ri avec ce livre ! Je voulais trouver un acte de psychomagie qui me corresponde et qui soit poétique. Parce que j’y crois à fond ! Je voulais que cette scène soit magique et elle l’a été doublement. Nous avons dû la tourner deux fois. C’était un plan séquence de 13 minutes la première fois. Estelle l’avait joué de manière burlesque, on avait eu un énorme fou rire. Elle faisait la chamane un peu folle, tout le monde riait sur le plateau. À la fin de la prise, on m’informe que l’ingé son a reformaté la carte et qu’on a perdu le son. Il nous restait trois jours de tournages, il nous fallait un coucher de soleil… On l’a retournée, et là, il s’est passé complètement autre chose. Estelle a une immense tristesse qui est montée en elle. Elle se met à pleurer, Manon pleure, tout le monde pleure et c’est totalement l’inverse de la première fois qui se produit. Donc c’est vraiment magique, sans cette carte son perdue, on n’aurait pas eu le même film !
Qu’avez-vous préféré dans cette première expérience : l’écriture, le tournage, le montage ?
J.C. : J’ai adoré l’écriture et le montage. J’ai été désarçonnée par la technique, je n’avais jamais fait ça en équipe. Je n’étais pas assez aguerrie ni à l’aise. J’ai tourné avec des gens qui avaient fait une vingtaine de films ! C’est là où j’ai été le plus mise à l’épreuve, c’était très exigent psychologiquement. Je me suis concentrée sur le jeu des comédiennes. Et le montage, j’ai adoré. À chaque fois, c’est une réécriture : on arrive avec un film écrit, puis on est soumis aux contraintes de tournage, donc on réécrit des choses, et puis lors du montage, il faut encore retoucher. On casse sans cesse ce qui a été fait pour faire quelque chose de nouveau.
La bande originale est très travaillée, on devine une sensibilité particulière à la musique. Comment avez-vous procédé pour choisir les morceaux ?
J.C. : J’avais fait des moodboards musicaux pour chaque personnage que j’avais envoyés à mes comédiennes. Il y a aussi les musiques qu’on a beaucoup écoutées pendant le tournage, tout ça était une atmosphère assez globale. Je pense toujours très fort à la musique avant de faire les images.
Quand on a rencontré autant de réalisateurs et réalisatrices que vous, n’est-ce pas trop impressionnant de se jeter à l’eau ou ça vous a semblé tout naturel ?
J.C. : Je pense que c’est pour ça que ça m’a pris autant de temps, c’est parce que j’ai trop discuté avec des cinéastes. Je ne me sentais pas légitime à faire un film. Mais j’ai ressenti le syndrome de l’imposture chez beaucoup de professionnels, notamment chez tous ceux que j’aimais le plus ! Ça m’a motivée et m’a permis de me lancer, je crois.
Une idée de prochain film ?
J.C. : J’ai commencé à écrire un long métrage, une sorte de version augmentée de Sardine, qui reprend les mêmes personnages et thématiques. Je vais tenter d’explorer plus les trois personnages. J’ai envie d’avoir vraiment trois personnages principaux, et cela ne peut pas se faire sur un temps de court métrage. J’aimerais beaucoup garder les mêmes actrices et sur le principe, elles sont très partantes.