Alexey Voïnov et les univers abolis
Un jour de printemps, nos chemins se sont croisés au Chalet Mauriac. Alexey, lauréat de la résidence Traduction 2024, venait d'arriver, mais il ne semblait pas fatigué. Son visage affichait un sourire, contrastant avec l'impression sérieuse que renvoyaient sa photo et ses écrits. Nous venions tous les deux de contrées lointaines, aux histoires riches et complexes, ce qui accentuait notre éloignement géographique et culturel, de la Russie pour lui, d’Iran pour moi. Avions-nous les mêmes préoccupations ? Peut-être. Éprouvions-nous la même solitude malgré la foule qui nous entourait ? Plus que probable.
Il me semblait à la fois éloigné et proche. J'attribue souvent des teintes aux personnes que je rencontre. J'ai découvert que les siennes étaient un mariage d'orange et de jaune moutarde, tandis que les miennes étaient plutôt de pourpre foncé ou de bleu marine. Entre nous, un océan de distance.
En résidence, pour trouver refuge dans le tumulte de mes pensées, je l'ai rencontré dans cette forêt. Quelles étaient ses motivations pour demander une résidence au milieu d’une forêt en France ? Je m'interrogeais. "J'avais soif de retourner sur cette terre" me confia-t-il. Intriguée, je lui demandai plus précisément :
"Trouves-tu des différences entre une œuvre que tu traduis en résidence et celle que tu traduis chez toi ?
- Il y a quelques années je me suis rendu à Trouville, espérant découvrir ce que Duras y avait ressenti. Mais j'ai trouvé bien plus que cela. Par exemple, j'ai découvert la raison sous-jacente à son utilisation plurielle du mot Lumières, une subtilité intraduisible en russe. C'est la réflexion de la lumière solaire dans la mer, sur les dunes et les murs blancs des maisons de Trouville. Là-bas, il y a véritablement plusieurs lumières !"
Plus tard, il m’a raconté qu'au cours de sa résidence au Château de Lavigny en Suisse, lorsqu'il travaillait sur la traduction des œuvres de Ramuz, il avait visité la maison de l’auteur et même fréquenté les viticulteurs de cette région, car pour Alexey, l’essentiel était de vivre ce que l’auteur avait vécu. "C’est ainsi que je découvre l’essence d’une œuvre littéraire et c’est pourquoi je devais revenir vivre quelques semaines en France. Le pays natal de Luc Dietrich", m’a-t-il dit. Pourrait-il trouver plus que ce qu’il cherche, comme à Trouville ? Je l’espérais.
Je savais qu'il avait traduit plusieurs ouvrages de Duras, mais je ne savais pas si c'était plutôt le style poétique de cette auteure qui l'intéressait ou les sujets qu'elle abordait dans ses livres.
"C'est la manière dont elle raconte son histoire, mais aussi les thèmes de ses œuvres."
Je lui demandai alors quels étaient les thèmes essentiels qui l'intéressaient.
"L’enfance, la folie, les vies éteintes trop tôt, les vies perdues, mais surtout, le thème de ne pas avoir de thème !"
Alexey était attiré par des univers éloignés de notre réalité, des univers révolus, des univers abolis : l'univers de l’Innocence.
"Alors, c’est cette innocence qui t'a guidé vers la traduction de l’œuvre de Dietrich ?
- Oui, mais l’histoire de cette découverte d'innocence était remarquablement simple ; je l’ai reconnue en voyant sa photo ! Quand j’ai contemplé son visage, j’ai immédiatement saisi qu'il venait d’un monde qui n’existe plus. Il observait la vie et le monde d’un regard complètement perdu aujourd’hui."
Alexey avait commencé à apprendre le français dès son plus jeune âge, vers 17 ans. Il était tombé amoureux d’une chanteuse française et cet amour avait tracé son chemin vers un univers inconnu.
"Car j'habitais dans un pays gris et monotone, et j'avais passé mon enfance sans connaître la culture des autres pays."
Nous avions partagé la même enfance, les mêmes privations, et surtout, les mêmes teintes de gris. À 22 ans, Alexey avait acheté tous les livres de Duras, une valise pleine de Marguerite ! me suis-je dit, et il les avait lus avec toute son âme. Le premier ouvrage qu’il avait traduit était Les yeux bleus, cheveux noirs, qu’il fit publier avec d’autres œuvres de Duras ainsi que d’autres écrivains avec la maison d’édition Kolonna en Russie ; une maison d’édition engagée qui fut fermée pour avoir publié trop de livres de la littérature de la communauté LGBTQ+.
Avant de rencontrer Alexey, je m’étais dit qu’en tant que traducteur et écrivain russe réfugié en Allemagne, il devait en avoir assez de parler de son pays et de la guerre. Je voulais éviter les questions clichées et répétitives. Par expérience, je savais qu’un artiste ou écrivain souhaite être reconnu d’abord pour son œuvre et non pour sa nationalité. Je respectais Alexey, avant même de le rencontrer, pour son travail et ses efforts visant à faire connaître la littérature française à son peuple, pour ses préoccupations et pour les éventuelles difficultés qu’il avait rencontrées dans son travail et sa vie. Il fallait le traiter comme je souhaitais être traitée. C’est donc avec beaucoup de prudence que je lui avais demandé :
"Crois-tu en la littérature engagée et/ou en l’engagement littéraire ?"
Après avoir pris une gorgée de thé, il déclara :
"Pendant la première moitié de ma carrière, j’ai refusé et évité tout engagement, mais après avoir traduit les œuvres de Hervé Guibert en Russie, j’ai remarqué l’ignorance, la haine et le manque de sérieux à l’égard des auteurs et des œuvres abordant les thèmes de la communauté LGBTQ+ en Russie. Il fallait que je fasse connaître les œuvres de ceux qui n’étaient pas connus, de ceux qui étaient dissimulés des lecteurs à cause de leur vie privée personnelle. De nos jours également, en Russie, toute œuvre condamnant la guerre est systématiquement éliminée et privée aux lecteurs. Là-bas, le silence ne suffit plus ; il faut proclamer son soutien à la guerre pour avoir la chance d'être publié et lu. C’est pourquoi je ne publie plus mes livres en Russie, je les publie ailleurs. C’est ainsi qu’au cours de la deuxième moitié de ma carrière professionnelle, je me suis retrouvé engagé dans certaines causes, bien que je les aie initialement évitées.
- Crois-tu en l’efficacité de cet engagement ? As-tu l’espoir d’éveiller une conscience au sein de la société à travers la littérature ? Et dans une perspective plus ambitieuse, penses-tu que la littérature ait un pouvoir salvateur ?
- Il est important de souligner avec tristesse que tant que les gens ne lisent pas, la création littéraire et artistique, seule, ne peut pas être salvatrice. Mais en ce qui me concerne, il faut dire que la littérature peut me transformer et me prouver que je ne suis pas seul. Elle a le pouvoir de me sauver."
Un autre jour, nous étions sur le balcon du Chalet. Je fixais l'arbre aux jeunes feuilles qui se dressait devant nous, espérant apercevoir le petit écureuil roux qui y habitait.
"Comment choisis-tu quel livre traduire ?
- Parfois en jetant un œil à la couverture des livres."
Il m'expliqua qu'il avait décidé de traduire les œuvres de trois auteurs après avoir vu leur portrait : Hervé Guibert, Luc Dietrich et Catherine Safonoff. Les portraits des univers perdus me suis-je dit. Il a continué :
"Un jour, en flânant dans une librairie à Paris, un livre m'a interpellé dès que j'ai vu son titre : La Chambre des Écureuils. Sans connaître l'auteur ni le contenu du livre, j'ai pris la décision de le traduire. Après cette décision instinctive, j'ai découvert le nom de l'auteure : Marie-Laure de Noailles."
Ce jour-là, l'écureuil roux ne daigna pas se montrer.
À mon avis, il existe toujours un certain lien entre nous traducteurs, et les auteurs dont nous traduisons les œuvres. Quel était ce lien entre Alexey et les auteurs qu'il traduisait ? Existe-t-il un lien ?
- Quand il n'y en a pas, je crée ce lien.
- Comment ?
- J'entre dans la peau de l'auteur et je me glisse dans son rôle. Ainsi, lorsque je travaille sur un ouvrage, je vis dans sa perspective. Cela me permet non seulement de traduire son texte, mais aussi de créer. C'est bien au-delà d'avoir des points communs avec l’auteur. C'est de devenir lui pour un temps ! Dans cette immersion, je découvre parfois des similitudes.
- Et avec Dietrich ? Quelles sont les similitudes entre toi et lui ?
- Je te le dirai lorsque je sortirai de sa peau, ou vice versa !
C’est ainsi que nous sommes devenus amis, Alexey et moi. Il y avait une forêt de ressemblances entre nous malgré l'océan de différences qui nous séparait. Son rêve était de traduire tous les ouvrages de Marguerite Duras ; une écrivaine unique qui avait prédit la condition humaine d'aujourd'hui, lorsqu’elle a dit en 1985 Ce n’est pas loin du cauchemar. Il n’y aura plus personne pour lire… Et malgré ce pessimisme, qui n’est pas très éloigné du mien et de celui de mon ami Alexey, elle a ajouté il restera la mer quand même, les océans, et puis la lecture, un homme un jour lira, et puis tout recommencera.
Peut-être ce recommencement serait-il un retour des univers oubliés ? un retour à l’Innocence ?