"La Prisonnière de Bordeaux" ou deux femmes en quête de liberté
Alors que leurs conjoints sont incarcérés dans la même prison, une grande bourgeoise oisive (Isabelle Huppert) invite une jeune mère, venue d’une lointaine cité (Hafsia Herzi), à s’installer dans sa trop vaste demeure. De cette rencontre naît une amitié improbable. Mais laquelle des deux va sauver l’autre ? Entretien avec Patricia Mazuy, réalisatrice de ce film.
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Après l’univers très noir et plein d’aspérités de votre précédent film, Bowling Saturne, vous revenez avec un film d’apparence plus douce, de facture nettement plus classique. Comment l’idée de ce film vous est-elle venue ?
Patricia Mazuy : Il s’agissait à l’origine, d’un projet du cinéaste Pierre Courrèges, qui voulait faire un film social sur les femmes - sœurs, mères ou filles de détenus - qui fréquentent la maison d’accueil d’un centre de détention. Il avait écrit plusieurs versions avec François Bégaudeau et cherché pendant plusieurs années à monter le film, sans succès.
Alors qu’ils étaient sur le point de renoncer, le producteur Ivan Taieb m’a proposé de reprendre ce projet. J’ai tenu avant tout à m’assurer que Pierre Courrèges était prêt à passer la main. Il m’a dit qu’il serait heureux si le film pouvait ainsi se concrétiser.
De quelle manière vous êtes-vous appropriée ce projet ?
P.M. : La seule façon de s’approprier un projet, c’est de travailler ! J’ai repris l’écriture, avec François Bégaudeau, pendant deux ans. J’ai retenu, dans le scénario initial, deux femmes d’origines sociales radicalement différentes : une bourgeoise qui s'ennuie et puis une mère courage des cités. Elles ne se seraient jamais rencontrées si leurs maris respectifs n’étaient pas en prison. Elles avaient des échanges de dialogues très forts, de type "lutte des classes". J’aimais beaucoup l’humour qui s’en dégageait.
Ces deux femmes incarnent deux clichés. La question était de trouver comment apporter de la nuance, de la complexité, de l’épaisseur à ces personnages, dans des moments qui peuvent apparaître anodins, sans que cela ne passe nécessairement par des dialogues.
Comment avez-vous construit votre film autour de ces deux héroïnes ?
P.M. : Je voulais qu'il y ait une action paradoxale qui libère les deux héroïnes. Parce que bien qu’elles soient libres, leur vie reste conditionnée par le fait que leur mari est en prison. C'est comme si elles étaient "dedans" alors qu'elles sont dehors.
J’ai finalisé l’écriture avec Emilie Deleuze, après avoir proposé à Isabelle Huppert et Hafsia Herzi d’incarner les deux rôles-titres. Je connais Isabelle depuis Saint-Cyr, que j’ai tourné avec elle en 1999. Je ne connaissais pas en revanche Hafsia, et c’est son premier film en tant que réalisatrice, Tu mérites un amour, qui m’a donné l’envie très forte de travailler avec elle.
Isabelle Huppert étant très mince, très fluette, j’ai demandé à Hafsia Herzi de prendre des kilos pour paraître, à l’inverse de sa partenaire, solide et pulpeuse. Leur duo se construit sur l’émotion : dans le film, Mina (Hafsia Herzi) existe par le compact et le mystère, alors qu’Alma (Isabelle Huppert) utilise le rire et l’exubérance comme une digue car sinon, elle va s'effondrer.
L'arrivée de Mina dans sa vie va catalyser une prise de conscience du fait qu'elle n'est plus rien dans la vie, sauf une espèce de moustique qui se colle aux fenêtres. Elle a beaucoup d'humour pour en parler, un vrai sens de l’autodérision. Et en même temps, elle est très à l’ouest ! C'était important pour moi de garder une légèreté dans le récit...
J’ai beaucoup pensé à la comédie italienne en tournant ce film. Et aussi aux vieux mélodrames hollywoodiens : La Prisonnière de Bordeaux, c’est un film de stars !
Ce film tourne autour de deux lieux, qui tiennent un rôle important : la prison et la maison d’Alma, vaste et opulente demeure bourgeoise, remplie de tableaux...
P.M. : Dénicher cette maison n’a pas été une mince affaire : nous avons fini par la trouver à Bordeaux, dans le quartier résidentiel de Caudéran. Je la vois comme une espèce de chapelle royale devenue quasiment un mausolée à la solitude d'une femme. Alma y est perchée au-dessus du vide de sa vie. Dans le film, elle dit qu'elle ne quitte cette maison que pour aller visiter son mari en prison. Qu'elle ne sait plus comment sortir. Un peu comme une prisonnière. Et de Mina, elle dit par ailleurs : "C’est ma codétenue"...
Pour la prison, nous avons tourné au centre pénitentiaire de Mont-de-Marsan. Je voulais que le centre de détention où se rendent mes deux héroïnes soit excentré, hors de la ville, et qu’il soit moderne, pour trancher avec la maison ancienne. De cette prison, on ne voit que le parking et le couloir. Le reste, pour des raisons pratiques, a été tourné en studio. La maison d’accueil a notamment été recréée, mais les personnes qu’on y voit sont de vraies femmes de détenus, de vrais bénévoles, qui, chargées de leurs vécus, donnent à ce lieu toute sa crédibilité.
En rencontrant ces femmes qui, dans le film, attendent leur parloir, j’ai été frappée par leur vitalité, leur résilience et leur force de continuer à pouvoir rire. Et cela, j'ai voulu qu'on le ressente aussi : elles restent vivantes, même si elles ont une vie particulièrement terne.
Ces scènes de parloir, vous les placez au cœur de votre film…
P.M. : Dans les premières versions du scénario, on ne voyait jamais les maris. Pour moi, c'était impossible. C'est pour cela qu'au centre du film, les deux scènes de parloirs qui réunissent les deux héroïnes et leurs conjoints viennent, rythmiquement, musicalement, produire une forme de "tempête calme". Là, on est dans le réel de deux visites, qui nous donne à voir, de manière vraie, la vie de femme de prisonnier. En termes de narration-action, il n'y a rien de spectaculaire. Il n'y a pas d'attaques à main armée, pas de vol, pas de cadavre. Il ne se passe rien d’autre que de voir le mari, mais pour moi, c’est un concentré d’émotion...
Pour finir, est-ce que l’on se trompe si l’on vous dit que La Prisonnière de Bordeaux, c’est Alma ?
P.M. : Ce film, à un moment, s’est appelé Les Prisonnières. Mais j’ai préféré utiliser le singulier, qui donne au titre quelque chose de romanesque et de mélodramatique, une ouverture vers le conte. Cela dit, Alma en effet, est prisonnière de la ville et de sa vie. Sans trahir l’intrigue, on peut dire que Mina veut la réveiller. Elle veut qu'elle parte. Seule, jamais Alma ne se serait libérée….
La Prisonnière de Bordeaux de Patricia Mazuy
Fiction / Production : Rectangle Productions, Picseyes / Distribution : Les Films du Losange / France / 110 min / 2024 / VF
Soutien à la production de la Région Nouvelle-Aquitaine et du Département de la Gironde et des Landes, en partenariat avec le CNC et accompagné par ALCA.
En salle depuis le 28 août 2024