Frédérique Soumagne, entre les brèches du réel
Poète et performeuse, Frédérique Soumagne vient d’entrer dans la seconde partie de sa résidence poésie au Chalet Mauriac, du 7 au 31 octobre, après sa session pré-estivale, du 3 au 28 juin 2024. Elle continue d’apprivoiser le projet épineux qui s’est imposé à elle — ou peut-être est-ce l’inverse ? — depuis que les éditions de La Crypte lui ont proposé de rééditer son premier recueil, Anniversaire de mon maître, publié en 1992, soit il y a 32 ans, en l’accompagnant d’un nouveau texte. Mais voilà, comment se reconnaître dans un écrit si ancien et se confronter à l’écriture d’une jeune autrice qui n’avait alors que 22 ans ?
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Quand on reçoit une telle commande, ce doit être assez vertigineux de se replonger dans l’écriture d’un "soi-même" de trente-deux ans plus jeune ?
Frédérique Soumagne : En réalité, sa redécouverte a été au-delà d’un vertige, ça a été un choc. J’ai eu l’impression de me voir comme sur une photo, mais très vieillie et complètement déformée. À relire ce recueil, c’est comme si j’étais face à une épave, tant dans le sens étymologique du XIIIe siècle (du latin expavidus) qui signifiait "épouvanté, abandonné, égaré", que dans le sens plus traditionnel, d’un objet irréparable et naufragé. Si bien que lui ajouter un nouveau texte ne suffirait clairement pas à le "réparer". Il fallait donc que je trouve comment écrire un texte qui dévore l’autre, pour qu’en quelque sorte, le nouveau texte de l’écrivaine adulte d’aujourd’hui mange celui de la jeune femme d’autrefois.
Comme j’écris depuis toujours, j’ai énormément de cahiers remplis de textes, dessins, collages, poèmes, réflexions… Aussi, j’ai exhumé les 34 cahiers de cette période et j’y ai retrouvé le texte fantôme de ce recueil, celui en cours d’écriture et d’autres versions. À la lecture du journal inclus, j’y ai trouvé une jeune femme en difficulté avec la vie, un peu en mille morceaux et chargée des manques de celle qui n’est pas encore construite – et ça se voit dans sa poésie. C’est un travail de confrontation qu’on ne fait pas souvent et, en mesurant que la personne que je rencontrais et sa poésie que je relisais, avaient l’air perdues, désorientées, je suis revenue à ce que j’ai toujours pensé : les textes des jeunes poètes ont des traits communs : c’est comme s’ils étaient écrits par des petits vieux tout cassés, douloureux et désabusés. Mais là, c'était les miens ; c’est très désagréable. J’ai retrouvé tous les travers d’écriture dans mon recueil de 1992 : la composition par fragments, les petites phrases éthérées, hermétiques, pleines de tics surréalistes ou symbolistes. Le mot est disposé sur le papier comme un objet mystérieux, brillant, rare. Paradoxalement, les jeunes poètes crient très fort. Ils se dissimulent. Ils s’exposent masqués. Il est vrai qu’écrire de la poésie, c’est assez effrayant quand on est jeune : elle est posée là devant nous, sacralisée. Alors on l’aborde avec gravité. La maturité, les lectures, le travail, permettent de construire sa poésie plus solidement, plus profondément, et on se désaffuble. J’ai l’impression qu’en vieillissant notre écriture trouve des forces, qu’elle rajeunit.
Comment l’idée d’avoir un temps long en résidence pour travailler sur l’écriture de ce nouveau texte-là s’est imposée ?
F.S. : Quand j’ai compris qu’il me fallait entrer véritablement dans tous ces cahiers pour remonter le temps et tirer le fil d’un nouveau texte depuis le moi d’aujourd’hui vers le moi d’hier et qu’il me faudrait du temps, j’en ai discuté avec les éditions de La Crypte qui m’ont accordé le délai dont j’ai besoin. J’ai postulé à la résidence poésie d’ALCA en me disant que deux mois pour travailler sur ce projet-là, serait un bon format. Je n’ai jamais fait de résidence d’écriture, je n’ai même jamais postulé, aussi j’ai eu beaucoup de chance d’être lauréate. Pour autant, j’avais peur que ce temps long me dévore aussi ; une introspection, ça peut vite devenir obsédant. Aussi, une résidence en deux temps, c’était un bon choix. Et j’étais inquiète de travailler hors de chez moi car non seulement j’ai besoin d’énormément de matériaux autour de moi mais j’ai également besoin d’un espace d’intimité pour écrire. Je suis donc arrivée au Chalet avec tous mes indispensables : des cartons remplis de livres, 53 précisément, et mes 34 cahiers. Au final, les conditions offertes ici sont parfaites et ont apaisé mes inquiétudes.
Même si ce travail est en cours, la forme que va prendre ce nouveau texte est-elle déjà développée ? Va-t-elle emprunter celle d’une recouture, d’un retissage, techniques déjà présentes dans tes écrits et travaux de plasticienne ?
F.S. : Au début, je suis partie sur l’idée d’éclater le texte initial, en le conservant en romain, et en déployant autour une forme de dialogue, un échange entre les deux "moi". Pour ça, j’ai commencé à insérer en italique des incises de poèmes extraits des cahiers et j’ai ajouté des textes entre les mots déjà publiés, en m’adressant à elle, parfois à la deuxième personne du singulier ou, parfois, en commentant ce qu’elle a écrit, à la troisième personne du singulier. J’ai également testé une autre possibilité : j’ai reversé dans le texte ce qu’elle a écrit dans les cahiers en lui répondant. Et là, j’explore aussi d’autres pistes.
Ces cartons de 53 livres, il s’agit de quoi ?
F.S. : J’ai besoin de nombreux matériaux quand je suis en phase d’écriture : d’autres auteurs, d’autres univers, pour sortir de mes pensées ou de mes obsessions, pour contredire un mouvement qui peut vite se pétrifier. J'ai besoin de l’hétérogénéité de la langue des autres, de ce qui m’est étranger, extérieur, pour briser la mienne. Alors, Sterne, Rutebeuf, Virginia Woolf, Nietzsche, Pennequin, Rosset, Albane Prouvost, Jean-Paul Klée, au moins un Faulkner — cet auteur magnifique – m’accompagnent ici. Je les lis mais j'ouvre parfois juste une page au hasard, c'est tout, c'est une voix qui est là, et je repose le livre. Travailler en même temps sur l'écriture de plusieurs autres textes est aussi une ressource, une autre voix qui vient déranger, qui décale, c'est parfois salutaire.
Il y a quelques soirs, bloquée au milieu d'un travail, je suis descendue avec un carnet dans la cuisine commune du Chalet et j'ai fait ce que j’appelle "des relevés" : j'écoute les conversations croisées des autres résidents et je note un mot, quelques paroles, la structure d'une phrase… Ça peut ranimer une écriture qui tourne en rond, ça bouscule. Car ce qu'il me faut aussi pour écrire, c'est un moteur, un début, une attaque. Ça peut être une entame, une expression, une petite découpure dans le réel. Trouver ce moteur tient souvent à un minuscule miracle. On ne peut plus aujourd’hui utiliser, pour la poésie, le mot "inspiration", mais il ne faut pas croire que le mot "travail" suffise en échange. Il faut aussi cette trouvaille, cette conjonction heureuse. Elle porte tout, permet de tenir ou de croire au texte jusqu'au bout. Elle permet de l’étançonner et de me seconder, même si elle n’apparaît plus ensuite, et qu’elle soutient l’ensemble de l'extérieur.
Ça tient à la concentration, un peu comme une hélice à double mouvement, un équilibre difficile à trouver entre la tension et l'abandon. La tension ce serait, disons, la force qu'on exerce sur le texte, sur la langue, pour que ça travaille. L'abandon, ce serait d'accepter ce qui nous traverse, qui nous tombe dessus, qui nous vient du dehors. Ce qui arrive au texte malgré nous. Il lui faut des forces adverses, contradictoires entre elles. C'est un chaos, un texte. J’ai toujours en tête le début des Métamorphoses d'Ovide où les éléments (le sec, l'humide, le chaud, le froid) s'opposent et se mêlent en même temps. Comme un paradoxe parfait, insoluble, pour moi, sans cette notion de combat permanent, le risque est que l'écriture s'affaiblisse, tombe, d'un côté ou de l'autre – trop grammaticale ou pas assez, trop tendue ou trop lâche… Surtout, la poésie n'est pas sacrée, les poètes non plus, tout ça travaille, ce n'est pas fait pour être déposé sur un piédestal, c'est vivant, fait pour avancer, pour être dépassé, pour continuer.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)