La mer hurle et ondule
En résidence au Chalet Mauriac du 9 au 31 octobre, Daniela de Felice, cinéaste, a pu réécrire, questionner et approfondir son film en préparation Liberté trop court, en collaboration avec Matthieu Chatellier. Ce film continue de creuser les questions essentielles de son cinéma mêlant sensuellement et intelligemment récits intimes, dessins et prises de vues réelles. Mais pour ce projet, elle a eu le besoin d’inviter d’autres personnes à sa table de dessin en faisant du dialogue et du témoignage une nouvelle mécanique de son travail.
Pourrais-tu parler de la genèse du projet de ton nouveau film qui s'appelle Liberté trop court ? Et à quel moment de sa fabrication tu es arrivée au Chalet Mauriac ?
Daniela de Felice : Juste en préambule, ce projet que j’avais déposé il y a un an a beaucoup changé. Il y a quelques années, j'ai subi un épisode de maltraitance au travail. Au cours de cette période, j’ai un très grave accident de vélo où j'ai fait une commotion cérébrale et où j’ai risqué de perdre un œil. Ça a été un vrai moment de bascule dans ma vie, un moment de très grande crise où mes certitudes ont vacillé. Pendant l’accident, quand j’étais au sol et que j’étais en train de faire une commotion cérébrale, je me suis dit "si je me souviens de ce poème1, je resterais en vie". C'est un poème en italien de Giosuè Carducci qui est ma langue maternelle et qui est une sorte de refuge. À ce moment précis, je suis complètement à l'intérieur de moi-même, dans cet espace ancestral, minuscule et hyper fragile qu’est ce poème. Et autour de moi, c'est le cauchemar, il y a les pompiers, je saigne et je commence à avoir froid. Là, je ne suis plus que ce petit poème et je m'accroche à ça. Ensuite, pendant ma convalescence, plusieurs personnes me disent qu'ils ont vécu quelque chose de similaire, une maltraitance au travail. Cette idée fait son chemin et nait le désir de faire un film où j'accueille les témoignages d'autres personnes ayant vécu cela. Je les invite dans mon atelier de dessin. Ensemble, on dessine des récits de maltraitance au travail et je pose trois questions qui me semblent fondamentales. La première est "est-ce qu’on peut raconter ce qui s'est passé ?". La deuxième question, "est-ce que tu peux me dire pourquoi tu n’as pas réussi à t’opposer plus tôt à cette situation ? Qu'est-ce qui a fait que tu as résisté ?". En écoutant ces témoignages, je m'aperçois que ce sont souvent des questions statutaires, de précarité ou de hiérarchie qui empêchent la contestation. La troisième question est "qu'est-ce qui nous a sauvé ?". Pour ma part, ce qui m’a sauvée, c’est ce petit poème d'école primaire. J’ai envie de questionner dans un atelier de dessin la représentation de ces trois étapes-là, presque comme si je mettais en place un atelier public, j’invite quelques personnees à raconter et à dessiner ce qu’elles ont traversé.
Comment tu rencontres ces personnes ?
D.d.F. : Je m’appuie d’abord sur du bouche-à oreille, mais j'aimerais aussi faire un appel à témoignages. J’envisage aussi de m’appuyer éventuellement sur des structures comme les syndicats ou la médecine du travail. J’aimerais ouvrir vers d’autres corps de métier qui dépassent la maltraitance dans les métiers de la culture.
Ensuite, tu décides de venir ici pour travailler. A quelle étape du film cela correspond t-il ? En sachant que tu commences habituellement tes films en travaillant simultanément le dessin et le texte.
D.d.F. : Au Chalet, j’ai vraiment commencé à interroger la matière que j’avais accumulé, et à rentrer dans une réécriture du film. Pour moi, l'écriture est un moment de réflexions écrites et de recherches graphiques. Dans ce film spécifique, réfléchir à la mise en scène d’un dispositif de parole demande de la délicatesse et de la pudeur, et pose aussi question de l’anonymat. J’ai beaucoup expérimenté avec Matthieu2, en se demandant comment fabriquer ces espaces de paroles. Filme-t-on en banc-titre avec une caméra qui enregistre la naissance du dessin et qui regarde les mains au travail ? Filme-t-on aussi la personne qui témoigne ? Dans quelle valeur de plan ? Les mains et le dessin en train de se faire suffisent-ils pour raconter ? Faut-il utiliser le champ et le contre-champ, et regarder les visages des personnes qui dialoguent ?
Dans ce film, tu désires donc mélanger comme avec tes films précédents l'image réelle et le dessin.
D.d.F. : Oui, je veux utiliser le dessin avec une voix qui raconte, hors champ. Il est essentiel d’interroger le dessin en train de se faire et le considérer comme un événement cathartique, comme quelque chose de... chamanique. Il y a une feuille blanche, et soudain, quelque chose arrive, une image qui auparavant flottait dans les limbes d’un imaginaire et qui se matérialise devant le dessinateur. Le spectateur verra donc la parole au travail, à travers des représentations visuelles ou des mots. Ce sont des questions de mise en scène et c’est ce qu’on a travaillé ici avec Matthieu.
Est-ce que le graphisme change en fonction du sujet de tes films ? En l'occurrence, dans celui-ci, tu ne seras pas la seule à dessiner.
D.d.F. : L'idée, c'est de mettre un peu en danger mon système, de ne pas faire la même chose à chaque film et d'accueillir le hasard avec d'autres qualités graphiques.
Avec quoi repars-tu quand tu finis ta résidence ici ?
D.d.F. : Au Chalet Mauriac, j’ai pu travailler pendant trois semaines à l’écriture de mon film, dans un espace protégé, bienveillant et libéré des charges mentales du quotidien. J’ai pu approfondir mes idées et aller au bout de chaque hypothèse de mise en scène. Le projet en a été métamorphosé et a trouvé un nouvel équilibre. Par ailleurs, au Chalet Mauriac, nous partageons nos expériences avec d'autres résidents, eux-mêmes créateurs ou créatrices évoluant dans d’autres univers. C’est très fertile. Cette résidence est un espace précieux. Au sortir d'Ardenza3, mon dernier film, j’ai plaisir à accueillir de l’altérité. J’en avais besoin. Pour ce film, cette expérience initiale qui est traumatique et qui est très dure est beaucoup plus intéressante si j'arrive à la mettre en regard avec d'autres expériences, en faisant le portrait d'une communauté.
A quel moment tu décides que cette communauté suffit pour le film ?
D.d.F. : Il me faut du temps pour rencontrer des gens et bâtir un film. Ce temps de recherche me permet de faire encore des essais, et de me questionner sur la forme. Combien de temps peut durer une séquence avec un dessin qui se fait ? De combien de témoignages ai-je besoin ? Quel est le mouvement général du film ? Je dois échapper à l’exhaustivité : un film n’est pas une étude sociologique. Je dois nourrir un récit global à travers la complexité et les singularités de la maltraitance au travail. Au Chalet, c’est un temps privilégié, ni entrecoupé par des trains, ni par des cours, ni par un agenda. La force d'une résidence, d'autant plus au Chalet Mauriac, c'est de se dire que j'ai un espace-temps très dense où je peux me dédier exclusivement au projet. Je peux aussi le mettre en danger avec précaution, aller chercher de la complexité et ne pas être sur quelque chose qui est juste un dispositif ou un geste désincarné. Et ça, en fait, on ne l'a que dans une résidence comme ça. Tu ne l'as pas dans ton quotidien survolté.
1. Ce poème a été écrit en 1883 par Giosuè Carducci, poète italien (1835- 1907). Un de ces vers donne le titre à l’article.
La nebbia a gl’irti colli
Des collines hérissées le brouillard
piovigginando sale,
s’élève en ondées,
e sotto il maestrale
et sous le mistral
urla e biancheggia il mar;
la mer hurle et ondule ;
ma per le vie del borgo
mais par les rues du bourg
dal ribollir de’ tini
des fermentations des caves
va l’aspro odor dei vini
va l’odeur âpre du vin
l’anime a rallegrar.
le réjouit et l’anime.
Gira su’ ceppi accesi
Tournoie sur les ceps embrasés
lo spiedo scoppiettando
la broche grésillante
sta il cacciator fischiando
reste le chasseur sifflotant
su l’uscio a rimirar
À la porte qui médite
tra le rossastre nubi
entre les nuages rougeâtres
stormi d’uccelli neri,
bandes d’oiseaux noirs,
com’esuli pensieri,
Comme des pensées esseulées
nel vespero migrar.
migrant dans le crépuscule.
2. Matthieu Chatellier est cinéaste. Il travaille régulièrement sur les films de Daniela.
3. Ardenza (2022, 67 min) est le précédent film de Daniela de Felice. Il retrace le témoignage d'une émancipation sensuelle et d'un engagement politique, dans l'Italie des années quatre-vingt-dix.