Mélanie Trugeon lit Lise Deharme
"Matrimoine littéraire retrouvé" est une série consacrée aux autrices néo-aquitaines malmenées par la postérité. Romancières, avant-gardistes, féministes, conférencières, journalistes, toutes ces femmes de Lettres laissent derrière elles des œuvres riches. Prologue a demandé à une nouvelle génération de plumes féminines de s’emparer de ces écrits qui composent, en partie, le fonds de la bibliothèque patrimoniale numérique d’ALCA. Pour ce cinquième volet, l'autrice Mélanie Trugeon s'est immergée dans les écrits de l'artiste Lise Deharme, membre du mouvement surréaliste, disparue, à tort, des mémoires. Redécouverte et réhabilitation.
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Chère Lise,
Ou peut-être devrais-je dire Lis ou Lull, du nom donné à tes personnages ?
L comme libre évidemment, mais pas seulement,
L comme "petit liseron", du surnom donné par ton père,
L, surtout, comme littérature.
Femme-enfant avec toujours présent en bouche, ce goût du merveilleux et de la fantaisie, femme-oiseau aux ailes de mousselines, dont l’emblème est le cygne noir,
Drapée de tous tes rêves évanescents qui ourdissent dès le petit matin, en toute saison, à contre-courant d’une époque et de ton genre,
Passionnée, intrépide et si délicieusement irrévérencieuse, tu déjoues avec élégance les conventions bourgeoises qui ont bercé ton enfance, et vas au-devant de tes désirs immenses, de "ce qui plaît aux filles", comme Carole,
Tu es en quête d’un ailleurs, sorte d’irréalité rêvée, romancée, à la croisée du conte et d’une âpre réalité. La violence des hommes te révolte, tu la dénonces avec humour quand tu ne la tournes pas brusquement en dérision, tu cherches sans doute une façon de la tenir à distance.
Ton besoin de poétiser le monde pour y vivre est impérieux.
Ton univers est peuplé d’animaux, surtout d’oiseaux, de fées, de châteaux. Et aussi de petites filles espiègles et colorées qui tendent la main aux femmes souveraines qu’elles deviennent, pour marcher, côte à côte, s’accompagner, s’émanciper.
Tes mots, aux allures enfantines, sont souvent taquins, parfois mélancoliques. Il leur arrive aussi d’être amers, voire crus quand ils ne sont pas désinvoltes.
Lise, tu es née le 5 mai 1898 à Paris et morte le 19 janvier 1980 à Neuilly-Sur-Seine. Lectrice passionnée, tu te lies dès les années 1920 aux milieux littéraires et artistiques parisiens. C’est d’ailleurs l’année 1924 de ta rencontre avec André Breton qui marque ton entrée dans le groupe des surréalistes. Et, en 1964 comme en 1972, toi aussi, tu participes aux expositions surréalistes.
Mais c’est sur le coteau du village de Montfort-en-Chalosse, dans les Landes, que tu t’épanouis et t’affirmes comme romancière et autrice. Poétesse de prime abord, c’est après la guerre, à cet endroit, que tu te consacres au roman. Parmi tes vingt-six œuvres (dont une posthume, ta pièce de théâtre La Caverne), une vingtaine y sont dédiées. Certains romans sont interdits à la vente aux mineurs et ne sont pas exposés en librairie. C’est le cas de Oh ! Violette ou la Politesse des végétaux, illustré par Leonor Fini, peintre et autrice argentine arrivée à Paris dans les années 1930. Dans ta lettre adressée en 1969 au Ministère de l’intérieur, tu écris d’ailleurs, indignée :
"J’ai cette idée au cœur, depuis toujours, que la volupté et son expression appartiennent au bonheur et non au péché.1"
C’est également depuis ta demeure montfortoise de Montfleury que tu tiens tes chroniques recensées dans Les Années perdues. Journal 1939-1949. Tu y décris l’environnement landais si cher à ton cœur et à tes écrits, et tu y dévoiles tes connaissances minutieuses en matière de flore, de faune ainsi que ton attachement précieux aux coutumes locales.
Ta famille acquiert cette maison en 1903. Tu y passes d’abord tes vacances avec tes parents et tes deux frères Jean et Georges puis, à partir des années 1930, tu y convies tes ami.es surréalistes, comme toi, éperdu.es de liberté (Paul Éluard, Man Ray, Dora Maar, Pablo Picasso, Jean Cocteau, Louis Aragon, André Breton, entre autres). Pendant la guerre, elle devient ton refuge.
C’est, en tout cas, dans ce nid vallonné que tu façonnes ton imaginaire, nourris ta créativité et ton sens de la fantaisie, inextinguibles depuis.
Sans cesse à la cueillette, que ce soit de gentianes bleues, de fleurs de lin ou de lychnis blancs quand ce n’est de petites branches de gui ou d’herbes et de feuilles (laurier sauce, arum, lierre, genêt, garance, iris, châtons, etc.) que tu collectes dans les fossés du territoire,
À l’écoute des tourterelles des bois ou à la découverte des petites hoplies bleues, tu te sens vivante, vibrante. Avec ravissement, tu observes la terre couverte de vers luisants et les feuilles tachetées des pulmonaires.
Dans tes volières, tu mets les oiseaux que tu recueilles, comme ce jeune canard malade perdu au bord d’un petit ruisseau, quand tu ne te rends pas au marché des oiseaux. Ils te tiennent compagnie.
Impliquée dans les vendanges (cinq barriques de faites le 13 octobre 19412), toujours partante pour une promenade sur les bords de l’Adour, une chasse aux cèpes, moins pour une course de vaches à Poyanne même si tu t’y rends, tu te nourris de tout ce que la terre t’offre, comme de ce faisan "apporté par l’attrapeuse de corbeaux, si beau avec ses plumes" et "maintenant déplumé, comme tous les poulets qu’on mange.3"
En permanence, tu joues avec les lieux de ton quotidien montfortois, les animaux croisés sur ton chemin, tu en fais les personnages de tes récits. Certains tiennent des rôles prépondérants comme Alouette, la complice de Lis dans La Marquise d’Enfer, qui se réclame de l’alouette des champs ou le chat Charmant dans L’Amant blessé, récurrent dans tes histoires. D’autres tels que les grues et hérons cendrés, les palombes ou les têtes de cerfs viennent ancrer ton écriture dans le réel. Car entre la vie "réelle" et la fiction, il n’y pas de frontière chez toi. C’est sans doute même le fait d’écrire qui rend possible celui de vivre et d’apprivoiser l’invraisemblable réel, à tout moment rongé par l’absurdité et la tragédie.
Fictionnaliser pour exister, se ré-inventer, quand tu ne t’amuses pas "par les chaumes, par les champs à faire fuir les perdreaux, les grands lièvres roux et les courlis aux ailes blanches.4"
Je t’avoue avoir souri à la lecture de ce nom d’oiseau que j’espérais découvrir dans l’un de tes écrits. Par hasard, nous sommes familières des mêmes territoires, à des époques différentes, et justement, tu as connu un temps où les oiseaux foisonnaient comme dans tes livres. Aussi, te sachant friande d’omelettes, ne puis-je m’empêcher, avec malice, de t’imaginer déguster celle des bergers, la fameuse aux œufs de courlis cendrés, chose bien sûr impensable de nos jours.
Lise, tu es un trait d’union, à la charnière des mondes : ceux de la ruralité, et de la création. Surréaliste parmi les surréalistes, tu es aussi habitante du pays montfortois.
Ton toit, tout entier, couvre de tout son poids ce lieu de vie et de magie où la légèreté peut affluer encore, en dépit de la mort terrible de celui que tu as profondément aimé, Paul Deharme, ton second mari épousé en 1928, pionnier de la radio française. C’est de son nom que tu choisis d’ailleurs de publier tous tes livres après avoir édité tes poèmes dans les années 1920 sous ton nom de naissance, Lise Hirtz.
Ce souffle de vie qui te transporte ici vient t’affleurer à nouveau pendant la guerre car "dans le royaume des fées, il existe des moments où les fées elles-mêmes perdent leur pouvoir.5" Sans celui-ci, te serais-tu effondrée ?
Ta famille est républicaine, dreyfusarde et juive. Tu te fais baptiser au début de la guerre mais ta situation reste périlleuse. Saisissante par ta force de caractère, mélange de courage et de détermination, tu t’efforces pendant "ces années perdues" de "penser à des choses constructives au lieu de penser à des choses destructives". Tu le consignes d’ailleurs dans ton journal, le 3 mai 1943 : "Ils peuvent tout me prendre, ils ne peuvent rien m’enlever. Ignorer tout ce qui me diminue, ne penser qu’à ce qui m’augmente. Discipline intérieure et extérieure (difficile, rechutes). N’avoir peur de rien ; la peur n’évite rien.6"
Tu rejoins le Comité national des écrivains et contribue à la collection L’Honneur des Poètes publiée clandestinement en 1943. Tu caches la collection d’art d’André Breton à Montfleury, la soustrayant ainsi aux confiscations nazies. Et c’est par ton intervention que ta mère, Victoire Hirtz, est libérée après avoir été arrêtée puis internée au début de l’Occupation7.
Interloquée par ton présent insoutenable, tu recenses dans ton journal tous ces maux qui te bouleversent et qui ne sont pas sans tristement faire écho à notre siècle : "On asservit l’esprit humain, on le réduit après l’avoir martyrisé, pillé, affamé, à l’état de bouse ; ça n’étonne personne. Et pourtant, ce sont là des choses véritablement étonnantes ; mais le grand vent de l’imbécillité n’inquiète personne.8"
Lise, te (re)lire aujourd’hui, c’est se souvenir. C’est faire appel à ta clairvoyance, à ton sens de l’engagement, c’est aussi s’appuyer sur tes enseignements et veiller à ce que "les projets quotidiens" cessent "de joncher notre sol comme des oiseaux morts…9"
Alors je me demande, pourquoi as-tu disparu de notre paysage littéraire ? Pourquoi de toi, aujourd’hui, n’est-il d’abord question que de ce fameux gant en daim bleu ciel, offert à Breton, qui en fait l’emblème du surréalisme (récit relaté dans son livre Nadja), ou de son amour pour toi ? Pourquoi en 2024, ne puis-je, sans peine, accéder à tes manuscrits ? Que ce soit dans les bibliothèques ou dans les librairies, tes rares écrits actuellement en stock ne se trouvent pas à la portée des lecteurices. Ils sont disponibles, sur demande, dans les bibliothèques (car souvent en réserve), et sur commande, dans les librairies. D’ailleurs, parmi ceux disponibles à la réédition, on ne trouve que les cinq ouvrages suivants : les romans intitulés La Marquise d’Enfer, L’Amant blessé et L’Enchanteur, au ton volontiers moins effronté qu’un Carole ou ce qui plaît aux filles, un recueil de poésie, Le cœur de pic, subtilement classé en jeunesse, et un recueil de nouvelles, Farouche à quatre feuilles, co-signé sans surprise avec André Breton, Julien Gracq et Jean Tardieu. Quant à tes romans interdits à la vente aux mineurs par le passé, ils font volontiers, aujourd’hui, le jeu des enchères et des collectionneurs.
Tour à tour égérie, muse, fée peut-être, tu fais rêver tout un chacun, tu fascines à n’en pas douter, mais je m’interroge : à quel moment cesses-tu d’être un objet de désir, de convoitise, d’adulation ? S’est-on jamais intéressé à ton seul regard posé sur le monde, sans autre contrepartie que ce qu’il a à nous offrir ?
Toi qui, sans relâche, as œuvré, coûte que coûte, en faveur de la littérature et de la liberté au point de vouloir faire donation de ta demeure à la commune de Montfort-en-Chalosse afin qu’elle devienne un centre culturel dédié au Surréalisme, tu te retrouves contrainte de la vendre à la fin des années 1979, quelques temps seulement avant ta mort, pour pallier à tes difficultés financières.
Et tu ne l’as même pas encore vendue que le chemin qui borde la villa de Montfleury est déjà redevenu, dès 1974, "Chemin de Pourtiou". Ce n’est qu’en 2008 que l’on assiste à la réhabilitation du "Chemin Lise Deharme" à la faveur des journées du Patrimoine en 2008, en la présence de la municipalité de Montfort-en-Chalosse10.
Lise, ton œuvre a été invisibilisée, comme pour nombreuses de tes paires, de celles qui ouvrent la voix, et ton être, destitué, dans toute son entièreté. L’institution s’est arrogée, comme elle s’arroge encore, le droit de disposer de toi, comme tous l’ont fait précédemment, de ton vivant.
Pourtant, Lise, ce que nous retiendrons de toi, c’est ce qui bat au plus profond de toi, c’est ce qui fait littérature, et qui s’écrit à la lettre L.
L comme libre évidemment, mais pas seulement,
L comme "petit liseron", du surnom donné par ton père,
L comme Lise.
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1. Musée de la Chalosse