Exploitation : que faire des films dits abîmés ?


Alors qu’a été rendu, en avril dernier, le rapport d’enquête de l’Assemblée nationale sur les violences commises, entre autres, dans les secteurs du cinéma et de l’audiovisuel, s’articule dans le même temps un vaste chantier de réflexion autour de la diffusion et de l’accompagnement des films dits abîmés en salle et au sein des dispositifs d’éducation à l’image. Trois programmateurs de Nouvelle-Aquitaine font valoir leurs regards et leurs actions sur ce sujet clivant.
"On ne peut plus ignorer les cas de violences autour de la production des films", martèle Cerise Jouinot, responsable cinéma à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême. À l’instar de ses deux confrères interrogés sur la programmation des œuvres entachées par une affaire de violence sexiste et sexuelle (VSS), cette programmatrice aguerrie revendique le rôle crucial que les cinémas Art et Essai ont à jouer dans la réflexion sur les enjeux de société actuels. Si #MeToo fait entendre sa gronde en 2018 sur les marches du Festival de Cannes – avec le rassemblement de 82 femmes, symboles du nombre extrêmement faible de réalisatrices nommées en compétition à date (pour 1 688 hommes) – la déferlante attendue en France n’a pas lieu. La sortie du J’accuse de Roman Polanski en novembre 2019 entraîne toutefois "des débats entre programmateurs, des réunions de réseaux avec des pour ou contre… et une programmation du film qui se fait de manière éclairée", analyse Julien Robillard, responsable de la diffusion pour l’association Ciné Passion en Périgord. Prises de court, de nombreuses salles déprogramment pourtant le film à la suite d’actions menées par des militantes féministes, en même temps que s’amorce un débat sur la séparation entre l’homme et l’artiste, qu’entraîne le fameux "La honte !" lancé par l’actrice Adèle Haenel lorsque Polanski reçoit le César du meilleur réalisateur en 2020. Puis les affaires s’égrènent – Yohan Manca (Mes frères et moi, 2022), Sofiane Bennacer (Les Amandiers, 2022), Johnny Depp (Jeanne du Barry, 2023), etc. – avec, à plusieurs reprises, des révélations qui interviennent au moment de la sortie des films, laissant les salles dans le désarroi face à des négociations avec les distributeurs déjà scellées et la communication autour de la programmation mensuelle engagée. En février 2024, les révélations de Judith Godrèche au sujet de l’emprise exercée sur elle par le cinéaste Benoît Jacquot dès l’adolescence font l’effet d’une déflagration. "Elle a été une actrice importante pour ma génération, son image était associée à une forme de liberté, alors que c’était un leurre. J’ai reçu Jacquot dans un autre cinéma, dans un autre contexte, et j’en ai froid dans le dos. Je ressens un regret énorme et la volonté totale de renverser cette tendance de l’autruche, aussi vertigineuse l’entreprise soit-elle", confie Cerise Jouinot.
Quels outils pour programmer à l’ère #MeToo ?
Les interventions médiatisées de Judith Godrèche donnent lieu à une libération de la parole chez un certain nombre d’autres actrices, qui mettent à leur tour en cause des cinéastes avec qui elles ont collaboré. "Dans le cadre d’un mémoire, j’avais étudié la méthode de travail de Jacques Doillon avec les enfants ; les révélations à son sujet ont remis en question tout mon apprentissage et mes modèles, témoigne Marguerite de Lacotte, responsable cinéma au Gallia, à Saintes. Et puis je m’étais déjà interrogée sur la programmation des films problématiques en 2023, au moment de la sortie de Jeanne du Barry, dans un contexte où ma salle n’avait pas encore retrouvé ses chiffres pré-Covid. J’étais plus à l’aise avec une sortie en décalé en raison des accusations visant Johnny Depp et Maïwenn, tout en sachant que le film présentait un potentiel économique, car en phase avec les attentes de mon public. Je nous imaginais tous derrière notre grille horaire à ne pas savoir quoi faire de ces films, alors j’ai publié un message sur LinkedIn pour dire que j’étais à bout, que ces questions étaient trop grandes pour moi." Son réseau ne tarde pas à réagir, témoignant de questionnements similaires, et l’association française des cinémas d'Art et d'Essai (Afcae) lance au printemps 2024 un chantier de réflexion aux côtés du Collectif 50/50 [dont la rédactrice de cet article est par ailleurs administratrice, ndlr], avec la volonté d’ouvrir la parole et d’identifier les outils permettant d’aborder la sortie de films dits abîmés.
Une première table ronde en huis clos est organisée à Cannes. Affichage contextuel en billetterie, sur les supports de communication et en salle (via des cartons), débats organisés dans l’urgence, ou encore valorisation d’autres œuvres, dans un contexte de flux tendu où une dizaine de films sortent chaque semaine : les exploitants lancent quelques pistes de réaction. À en croire l’affluence relevée lors des autres tables rondes organisées par l’Afcae par la suite – au Fema La Rochelle, aux Arcs Film Festival, aux Rencontres nationales Art et Essai Répertoire –, le sujet trahit une certaine urgence d’échanger autour des "bonnes pratiques" entre exploitants. Julien Robillard constate d’ailleurs chez ses confrères un choix assumé de "programmer des films plus vertueux, où les comportements ont été plus respectueux.
Autrement, il est possible de mettre en place une présentation ou de faire suivre la projection d’un débat, dans une volonté de pédagogie et l’envie de créer des espaces de discussions pour faire changer les regards… et la honte de camp. Le dialogue, c’est ce qui prime aujourd’hui, et la salle de cinéma doit prendre ces sujets à bras-le-corps, être le reflet d’une émancipation". Des initiatives de médiation qu’encourage RESPECT, groupe composé de 27 professionnels du cinéma qui s’est penché, une année durant, sur l’accompagnement des films entourés d’une affaire de VSS, sous l’impulsion des productrices Caroline Bonmarchand et Alice Girard. La sortie récente de Je le jure de Samuel Theis a été l’occasion d’appliquer ses préconisations, à savoir, entre autres, la non-mise en lumière du cinéaste (ici visé par une plainte pour viol par un technicien, puis placé sous le statut de témoin assisté) et la mise à disposition d’éléments de contextualisation par le distributeur à l’attention des exploitants. Si Cerise Jouinot n’a pas programmé le film "par cohérence avec le fait d’avoir reçu Judith Godrèche et Ovidie plusieurs fois au Cinéma de la Cité", Marguerite de Lacotte y a, elle, vu l’occasion de "montrer qu’on se serre les coudes ; autrement tout le travail engagé sur ces questions ne sert à rien. Aujourd’hui, à chaque film abîmé, je remets l’ouvrage sur l’établi, m’interroge sur la façon dont mes choix pourraient heurter certaines personnes, d’autant que je travaille avec des associations locales qui œuvrent à la prévention des VSS. En tant que programmateurs, nous sommes des passeurs, il faut qu’on aille jusqu’au bout, et j’ai l’espoir que ce cas fasse jurisprudence".
Contextualisation des films abîmés : qu’en dit la jeunesse ?
"Le cinéma, c’est mon safe space, m’a dit notre volontaire en service civique récemment", rapporte Julien Robillard. Peut-on voir dans cette confidence le marqueur d’un rapport nouveau entre la salle et son public, et notamment ses jeunes spectateurs ? Car la réflexion qui s’opère avec force débat au sein de l’industrie sur la contextualisation des films dits abîmés ne s’arrête pas aux seules sorties actuelles, mais touche également le catalogue de répertoire. Un angle mort dont s’emparent progressivement des acteurs du secteur – le Marché du film du festival Lumière a tenu une table ronde à guichets fermés sur le sujet en octobre dernier, tout comme le Fema La Rochelle, qui rempile sur cette thématique en juillet –, mais aussi le monde universitaire. Une demi-journée d’étude autour du thème "Violences sexistes dans le cinéma français : quel avenir pour les œuvres controversées ?", organisée par les étudiants du Master Cinéma et Audiovisuel, s’est tenue à la Sorbonne Nouvelle en mars dernier en présence de professionnels. La récente programmation, par la Cinémathèque française, du Dernier Tango à Paris de Bertolucci, sans effort de contextualisation puis dans une décision d’annulation, était sur toutes les lèvres. Cerise Jouinot, dont la salle accueille le dispositif Étudiants au cinéma, note "un certain nombre de questionnements intéressants avec notre groupe d’ambassadeurs au sujet des films de patrimoine. Ils les voient parfois avec le regard d’aujourd’hui, dans un décalage historique ; il faut donc remettre l’œuvre dans son contexte, ce qui nous pousse, en tant que professionnels, à nous placer à un endroit différent. Je crois qu’à partir du moment où on sort d’une argumentation binaire, tout se discute". Un exercice de passation et de dialogue qui laisse présager une réflexion approfondie sur le caractère canonique de certaines œuvres et la mise en place progressive d’outils de contextualisation pour les films de répertoire, enrichis d’une polysémie de regards.

Journaliste cinéma (Arte Magazine, Trois Couleurs…) et membre des comités de sélection de plusieurs festivals en France et à l’étranger, Laura Pertuy signe également des traductions pour la presse (Le Monde, The Huffington Post…), le monde universitaire et l’édition. En tant qu’administratrice du Collectif 50/50, elle a œuvré à la valorisation de films francophones réalisés par des femmes – avec le lancement de plusieurs ciné-clubs en France – et a participé activement à un chantier de réflexion autour des enjeux de programmation à l’ère post-#MeToo.