Romance : en avoir ou pas


Opération séduction réussie pour la romance ! Ce genre littéraire réunit de très vastes communautés de lecteurs et surtout de lectrices, partageant entre pairs leurs derniers coups de cœur grâce aux réseaux sociaux et autres forums. Les professionnels que nous avons interrogés – universitaire, bibliothécaire et libraire – s’efforcent d’accompagner cette vague puissante et rapide, et de construire des ponts plutôt que des digues.
Aaaah la romance ! Un genre sulfureux ancien qui a le vent en poupe aujourd’hui, en particulier chez les jeunes. L’étude sur les Français et la lecture1, parue en avril dernier et menée par le Centre national du livre, le démontre : "Si les moins de 20 ans lisent des œuvres classiques, certainement dans le cadre de l’école ou de leurs études, ils choisissent prioritairement de lire des mangas/ comics et des romans sentimentaux/new romance." Le contenu de ces ouvrages déchaîne les passions, et pas seulement chez les protagonistes des récits ! Parents, bibliothécaires, libraires, professeurs documentalistes… nombreux sont les adultes qui sont un peu perdus face à la romance et à ses multiples sous-genres. Il faut dire qu’il y a de quoi : new romance, romance historique, romantasy, romcom, romance érotique, chick-lit, etc. Sans oublier celle dont on entend beaucoup parler au risque d’éclipser les autres : la dark romance.
Pourquoi elle ? Parce qu’elle explore des thèmes comme la manipulation, l’emprise et les violences psychologiques sous le prisme de l’amour, avec souvent une héroïne jeune, crédule et inexpérimentée, victime d’un homme riche, puissant et plus âgé, souffrant bien souvent d’un trauma non résolu qu’elle viendra combler, après qu’elle a bien souffert. En général, ils finissent par "tomber amoureux". Cette trame mêlant danger et amour est précisément ce qui plaît aux adolescentes et ce qui fait bondir une bonne partie des adultes prescripteurs, tentés parfois d’interdire l’accès à ces titres.
Magali Bigey, universitaire, linguiste en sociologie des pratiques et spécialiste de la romance, prévient : "Que fait un ado si on essaie de lui interdire quelque chose ? Il fonce dessus ! La censure n’aide pas à comprendre le lectorat. Et puis une censure au nom de quoi ? En fait, on a envie de faire porter à ce genre et aux jeunes plein de choses qui dépassent complètement le simple acte de lecture." Au-delà de la qualité de l’intrigue ou de celle de l’écriture – car dans la romance comme ailleurs, on trouve du très bon et du très mauvais –, ce qui est régulièrement dénoncé, c’est l’immoralité, la toxicité, voire l’aspect incitatif que pourrait avoir ce genre littéraire. Pour le dire clairement : est-ce qu’un ado qui lit de la romance ne risque pas de se construire et de construire sa vie affective et amoureuse à l’image des personnages ?
"Je trouve cela un peu délirant, parce que le recul par rapport à la littérature, il se fait là comme il se fait ailleurs. Les jeunes filles qui lisent, quel que soit leur âge, savent que c’est une fiction. Pour les lecteurs passionnés de thriller, on ne va pas leur demander : “C’est quand la dernière fois que tu as eu envie de dépecer quelqu’un dans la rue ?” ! En revanche, une lectrice de romance serait, elle, complètement non distancée de sa lecture. C’est une espèce de procès en non discernement que l’on fait aux jeunes filles. Moi, les lectrices de dark romance que je rencontre me disent :'Si mon mec fait 1/100 du millième de ce que bidule fait à l’héroïne, bah, il dégage, c’est un red flag'.”
Ce procès d’intention n’est pas sans rappeler ce que l’on entendait à propos des jeux vidéo comme vecteurs facilitant le passage à l’acte violent, il y a une trentaine d’années. "Tout à fait, mais au-delà de la panique morale et de la panique médiatique, dans les faits, dans le réel, il n’y a absolument aucune raison d’être en panique", rappelle Magali Bigey, qui définit la dark romance comme "un genre qui se caractérise avant tout par l’exploration de zones grises du consentement, du désir et de la violence, dans une perspective fictionnelle assumée, souvent codifiée, et dont les lectrices perçoivent les règles".
Pourtant, parmi les professionnels du livre, l’heure est aux choix : faut-il proposer de la romance et, a fortiori, de la dark romance en bibliothèque ? Et si oui, où ranger les titres ? Dans l’espace ados ? En littérature générale ? Ailleurs ? Abygaëlle Jamain et François Trucchi, les deux professionnels de la médiathèque Pierre-Sénillou de Pons, en Charente-Maritime, se sont pleinement emparés de ces questions.
"À l’origine, la romance faisait partie du fonds adulte ou jeunesse en fonction des titres et elle était mélangée aux autres romans. Au fur et à mesure de nos réflexions, on a sorti tout ce qui est dark romance et romance érotique pour les mettre à part, dans un rayon spécifique, clairement identifié. Ce rayon est situé dans notre espace documentaire : c’est là que nous avons mis toutes nos ressources sur le thème de la sexualité, tous genres confondus. On y trouve donc des romans, des BD, des mangas qui tournent autour de ces thématiques. Le fait qu’on y ajoute également des documentaires factuels, des dépliants de prévention, des numéros de téléphone ressources, un violentomètre et la documentation pour demander de l’aide si besoin font que notre initiative est plutôt positivement perçue par les usagers, ados comme adultes." Les bibliothécaires ont aussi pris le temps d’en discuter avec les publics, ont organisé avec eux un atelier-discussion sur le sujet, ont créé une signalétique "public averti", un autocollant sous forme de piment collé sur le dos du livre et même un bandeau – "Si t’as pas 18 ans, demande à tes parents" – pour les titres les plus explicites. "Notre rôle, à nous, c’est d’accompagner la lecture. On n’interdit pas de lire : le filtre, ce sont les parents."
La loi2 précise que l’on doit pouvoir trouver tout type de documents en bibliothèque, qu’importent les avis personnels des professionnels, afin de répondre le mieux possible aux attentes des usagers de ce service public. "Mais on a très peu de dark romance dans la médiathèque au final, reconnaît François Trucchi. Honnêtement, ma limite, elle va être budgétaire, car je peine déjà à acheter des livres qui intéressent le plus grand nombre. Je dois donc faire des choix. Ce que j’achète surtout, en romance, c’est de la new romance."
À Lilosimages, librairie indépendante d’Angoulême, la sélection des titres est bien sûr contrainte par la surface du lieu, mais sur- tout par sa ligne éditoriale marquée. Ici, vous ne trouverez pas de dark romance en rayon, nous dit Anaïs Combeau, libraire, « car elle est à contre-courant des valeurs et de l’éthique du positionnement éditorial de la librairie ». Pour autant, on y trouve de la romance, y compris des titres comprenant des scènes explicites, mais "ils respectent la dignité humaine, le consentement de tout le monde et s’éloignent des clichés et des stéréotypes".
Anaïs Combeau, qui se présente comme une "indécrottable romantique qui aime lire des romances", et ses associées assument pleinement leur choix. Et n’allez pas lui parler de censure, vous feriez une belle erreur : « Ce n’est pas de la censure ! Je n’ai pas ce pouvoir-là. Seul l’État peut interdire la diffusion d’un livre. D’ailleurs, si demain un client me commande un titre de dark romance ou un livre avec des opinions politiques qui sont à l’opposé des miennes, je suis légalement tenue de le lui commander.
De toute manière, des choix, je suis obligée d’en faire : j’ai à peu près 8 000 livres dans les 70 m2 de ma librairie, sur 1 500 000 livres disponibles aujourd’hui. Donc aucune libraine peut prétendre à l’exhaustivité. Ma sélection ne veut pas dire que je boude les autres titres, simplement je fais le choix d’en mettre certains en lumière plutôt que d’autres, en fonction de nombreux critères éthiques, esthétiques, formels... C’est justement cette sélection qui fait l’intérêt d’une librairie indépendante !"
Si ce commerce du centre-ville d’Angoulême fait facilement l’impasse sur la dark romance, c’est aussi parce que d’autres librairies indépendantes de la ville en proposent. Les offresse complètent, les clients savent où aller en fonction de ce qu’ils recherchent.
"Je n’ai pas de mission de lecture publique, donc ma position est beaucoup plus facile à tenir qu’en médiathèque, par exemple. En revanche, si ma librairie était située en zone rurale et qu’elle était le seul lieu indépendant où acheter des livres à 30 km à la ronde, mon positionnement ne serait pas du tout le même. Et puis ce n’est pas parce qu’on a lu Captive qu’on ne lira que ça toute sa vie. Si ce genre de livres permet à des jeunes d’entrer en librairie, c’est aussi un moyen de leur parler, de leur proposer d’autres titres pour les emmener vers une diversité de points de vue et de récits pour mieux se construire. Il faut bien une porte d’entrée et si la porte d’entrée, c’est Captive, bah allons-y !" Allons-y, en effet, car il est pour le moins contre-productif de répéter que les jeunes lisent de moins en moins tout en dénigrant leurs lectures dès lors qu’il s’agit de BD, de mangas, de comics ou de romance. Les professionnels cités ici l’ont bien compris : accompagnons-les quand c’est nécessaire, mais laissons-les lire !
1. centrenationaldulivre.fr/donnees-cles/les-francais-et-la-lecture-en-2025
2. Cf. Loi n° 2021-1717 du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique, dite "loi Robert". Voir articles p. 38-39 et p. 48 dans ce numéro.

Chloé Marot a été journaliste, programmatrice littéraire et opératrice culturelle. Début 2025, elle rejoint le département Livre d’ALCA pour développer et animer en Nouvelle-Aquitaine un réseau dynamique d’acteurs et d’actrices de la lecture publique (bibliothèques, médiathèques, associations, etc.) et de partenaires institutionnels.