"Le Miroir aux amulettes"
C’est d’abord le papier qui interpelle, quand on se saisit du petit dernier paru aux éditions Les Requins Marteaux. Un papier fin, fragile, sur lequel sont imprimés des crayonnés donnant l’impression d’être tombés sur quelques dessins secrets gardés au fond du tiroir d’une vieille maison de famille – ou comment la fabrication contribue ici magistralement à nous faire plonger dans l’histoire.
Et les bonnes histoires, celles qui racontent autre chose que des histoires de "mecs qui font des trucs1", pour citer Alice Zeniter, et qui passent haut la main le test de Bechdel2, ne sont pas les plus courantes. Mais en voici une, avec Le Miroir aux amulettes, signée de l’excellente Agathe Halais.
Dans ce huis clos exclusivement féminin, des jumelles, Tabatha et Tamara, vivent avec leur grand-mère et leurs sœurs au rythme de rituels bien ordonnés entre ésotérisme et fantaisie. Un jour, elles partent seules à la foire du village, la boule de cristal d’une voyante leur révèle une vision ambigüe qui leur promet un étrange destin…
On se retrouve alors spectateurs de la vie de cette famille qui semble exemplaire, dans un décors bourgeois hors du temps. Nos yeux sont forcés de regarder à l’intérieur, de voir les silences qui planent sur le foyer. Le trait, précis, joli, et les nuances du crayon à papier ancrent une impression étrange, une gêne nous saisit d’emblée dans ce récit imaginé par l’autrice-illustratrice. Car dans son roman graphique, Agathe Halais peint le secret, la joie, le drame et l’absence.
Comme souvent dans l’œuvre de la Rennaise, diplômée en illustration, narration et gravure de l’École de Recherche Graphique de Bruxelles, on trouve très peu de dialogues. C’est le dessin qui raconte. Les repas de famille (où l’on déguste des ortolans chassés à la glu, avant de convoquer l’esprit de la grand-mère) succèdent ainsi sans un bruit aux scènes d’intimité, et la frontière entre la réalité et la magie est sans cesse brouillée. Certaines planches, dont quelques illustrations pleine page, nous laissent bouche bée, comme devant un tableau spectaculaire. Agathe Halais s’inspire d’ailleurs de Courbet et de son tableau Un enterrement à Ornans, (1850), ainsi que de Motherless, de John Longstraff, (1886), qu’elle cite sous son crayon. Les pauses qui peignent le chagrin ou la détresse serrent le cœur, et l’on s’attache à ces personnages, autant qu’elles nous repoussent.
Dans un univers tout à la fois bizarre et familier, on a le temps de circuler dans cette maison, d’explorer les liens – parfois fusionnels et dévorants – entre les personnages, les profondeurs de leurs âmes, de leurs blessures.
Agathe Halais signe une peinture magistrale de la vie familiale, comme un miroir, qu’un peu de fiction et de magie nous aident à regarder
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Le Miroir aux amulettes, Agathe Halais, éd. Les Requins Marteaux
1. Alice Zeniter dans Renverser la table, Comment écrire de nouveaux récits, Victoire Tuaillon, 25 juillet 2025.
2. Le test de Bechdel vise à mettre en évidence la sur-représentation des protagonistes masculins ou la sous-représentation de personnages féminins dans une œuvre de fiction. Le test repose sur trois critères :
- Il doit y avoir au moins deux femmes nommées (nom/prénom) dans l’œuvre ;
- qui parlent ensemble ;
- et qui parlent de quelque chose qui est sans rapport avec un homme.