La dissidence depuis les corps
Isabelle Solas est la réalisatrice du très beau documentaire Pas de nostalgie camarades ! où elle nous fait déambuler dans les coulisses de la bourse du travail, lieu à la fois patrimonial et emblématique du syndicalisme à Bordeaux, après sa rénovation. En résidence au chalet Mauriac ce printemps, elle se penche sur l’écriture d’un nouveau long-métrage documentaire consacré aux nouvelles dispositions avant-gardistes de l’identité de genre en Argentine. Bienvenue dans l’univers vivifiant d’Isabelle Solas.
Vous avez commencé votre parcours à Langues O’ et Anthropologie. Qu’est-ce qui vous attire dans le cinéma et particulièrement le documentaire ?
Isabelle Solas : Depuis très longtemps j’avais envie de faire du cinéma, mais je ne connaissais pas le documentaire de création. Ce qui m’a attiré dans l’anthropologie, c’est cette relativité humaine. La découverte des films de Jean Rouch et Johan van der Keuken a été pour moi une révélation : non seulement ils m’ont profondément marquée mais j’ai réalisé qu’il y avait moyen d’être dans la subjectivité tout en parlant du réel, que l’on pouvait se le permettre dans le documentaire. Je me suis dit que c’était ça que je voulais faire, m’intéresser aux autres sans le parti pris scientifique, me concentrer plutôt sur le sensible.
J’ai eu la chance de pouvoir intégrer l’école documentaire de Lussas en 2006/2007, cette expérience a aussi été fondatrice. Je trouve exaltant de faire un film où les gens s’identifient, se projettent comme ils pourraient le faire dans une fiction, dans un documentaire où il y a une part de réel. Je trouve cela d’autant plus beau qu’il est question de regarder la vie et non de construire du rêve. Ce n’est pas la même démarche. Et puis si on arrive à faire en sorte que le réel puisse amener du rêve, alors c’est gagné !
Parlons un peu de votre projet Degenerando Argentina. Quel est le sujet du film ?
I.S. : C’est un titre provisoire. Il résonne bien là-bas, mais "degenerando" est un faux-ami qui ne veut absolument pas dire "dégénéré" ! Littéralement il faudrait le traduire par "dé-genré". Le fil rouge est une série de portraits de personnes sur un chemin d’identification sexuelle, en dehors des questions binaires"homme-femme". Autrement dit, des gens qui se revendiquent à un autre endroit – ou entre deux pôles – sur quelque chose de beaucoup plus souple que la seule notion de masculin ou féminin. Ce sont pour la plupart des personnes transgenres.
Et pourquoi en Argentine ?
I.S. : Parce qu’il existe un milieu militant, qu’il y a une visibilité des personnes trans ; du coup, un corpus législatif a été mis en place. En 2012, la loi d'identité de genre a été votée, elle permet à toute personne majeure (de plus de 18 ans) de choisir sur ses papiers d’identité s’il se définit comme homme ou femme, indépendamment de son corps, et sans qu’il y ait un contrôle de quiconque. L’individu choisit de lui-même son identité sexuelle, ce qu’il a envie d’être, et demande à la société de le considérer comme tel.
Cette loi induit un certains nombres d’avancées : par exemple, des droits à la sécurité sociale – comme la prise en charge d’interventions chirurgicales, traitements hormonaux, suivis médicaux, etc. Ou des formations et remises à niveau scolaires. Des réflexions sont également en cours sur le travail inclusif car cette population est en général très pauvre et en marge de la société – 95 % des filles trans se prostituent – : l’idée est d’intégrer des trans dans le service public pour leur donner du travail et les faire sortir du cercle vicieux de la prostitution. Pour aller jusqu’au bout de sa logique, ce pays aurait pu proposer carrément un 3e choix – un sexe non défini.
L’Argentine est un pays très partagé entre une partie de la population est très à droite et l'autre très progressiste. Ces deux parties se haïssent et se succèdent au pouvoir, permettant des ouvertures… Il y a aussi une histoire politique : C’est sous le gouvernement progressiste de Cristina Kirchner que la loi sur l’identité de genre a été adoptée. À sa suite, un gouvernement de droite ultra libérale est revenu aux manettes. Cette loi n’a pourtant pas été remise en cause. Électoralement, elle ne le peut. Le mouvement est en marche, y compris dans le monde où les choses évoluent et où les dirigeants les plus "réacs" sont obligés de tenir compte des minorités sexuelles.
J’ajoute que la genèse du film est venue pendant les discussions sur le projet de loi sur le "mariage pour tous" en France. La vague très "réac" qui s’est manifestée à cette occasion m’a profondément choquée. La source du film a été d’aller voir ailleurs ce qui se passe et de montrer à quel point les gens d’ici sont à la "ramasse".
De quelle façon abordes-tu le sujet ?
I.S. : On touche au sacré dans cette histoire… Le point d’entrée du film est forcément politique, je n’ai pas envie de mettre les personnes que je filme à nu et d’entrer dans une logique de voyeurisme. Il s’agit de trouver le point commun entre leurs préoccupations et ce qui m’anime. Derrière ce thème, il y a l’idée de révolution sexuelle, de féminisme qui me touche. De mon point de vue, il faut "déviriliser" l’histoire afin que les hommes puissent se sentir libres d’être autre chose que ce qu’on veut leur imposer, de se dégager des schémas qu’en fin de compte ils imposent par ricochet. C’est une nécessité absolue. Cette question transgenre redistribue les cartes, il faut y être attentif car elle nous permet de nous projeter dans le futur et d’imaginer des choses enthousiasmantes.
Et avec tes personnages ?
I.S. : Pour chacun des personnages, une autofiction s’écrit – elle continue de s’écrire tous les jours – et elle se tisse dans le film. C’est à partir de ce qu’ils mettent en place que je travaille. À cet égard, j’ai voulu que le dispositif soit clairement et franchement énoncé. Je suis allée à la rencontre de la communauté trans une première fois, leur exposant mon projet et mes envies. En retour les réponses ont été claires : "Oui, je veux faire partie du film, qu’est-ce que l’on peut filmer ensemble, qu’est-ce qu’il te semble plus important de montrer", etc. À partir de là, c'est un travail de broderie collectif. Là où le film prend tout son intérêt, c'est lorsque l’intime croise le politique, car leurs choix personnels les mettent dans une position de militants. Le chemin est là.
Quelles sont tes premières impressions de résidence ?
I.S. : L’important pour moi est de couper le flux et de pouvoir me consacrer pleinement à mon projet. L’essentiel est ce cadre idéal pour un auteur dont le travail est très solitaire… Il y a en résidence avec moi deux autres réalisateurs : Luc Battiston et Lucas Vernier. On échange beaucoup. Cela crée une réelle émulation, une dynamique de travail collective qui désenclave. En dehors du sujet de nos films, on se pose tous les mêmes questions finalement : comment construire un récit ? Comment tenir dans le temps du film ? Comment inclure des personnages à notre réflexion ?
Il y a aussi la bibliothèque où l’on peut trouver beaucoup de ressources : des textes de Foucault, Derrida, entre autres… Des penseurs dont les gens m’ont beaucoup parlés en Argentine car ils sont très férus de philosophie française dont se nourrissent la plupart des mouvements et collectifs argentins. Et puis je viens de passer un mois à parcourir les villes là-bas sans voir un arbre, ça fait beaucoup de bien de vivre au milieu de la forêt...