Geoffrey Lachassagne et les révélations des frontières
Auteur d’un récit, de pièces de théâtre, de courts métrages et de documentaires, le réalisateur Geoffrey Lachassagne a travaillé lors d’une résidence d’écriture au Chalet Mauriac sur son premier long métrage de fiction, Le Versant espagnol : des ingénieurs français et espagnols chargés au 18ème siècle de délimiter la frontière rencontrent leurs propres limites dans les Pyrénées…
Geoffrey Lachassagne: C’est au départ un projet de webdocumentaire sur les frontières françaises, disproportionné et impossible à financer - une constellation de petites histoires montrant que les frontières sont des réalités politiques arbitraires, souvent absurdes, drôles ou tragiques. L’une d’elles me hantait, celle de la commission de délimitation franco-espagnole qui a œuvré dans les Pyrénées à partir de 1786. Une note de bas de page d’un article universitaire mentionnait des lettres qu’aurait envoyées leur hiérarchie aux ingénieurs de la commission, pour leur intimer de reprendre leurs esprits et le fil de leur mission, au lieu de se perdre sur le versant espagnol, à l’époque synonyme de sauvagerie. J’ai longtemps rêvé ces ingénieurs qui se perdaient en montagne…
Des années plus tard, j’ai retrouvé la source de cette note : un vieux mémoire sur la frontière des Pyrénées, à la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris. Il y avait là tous les ingrédients de mon histoire, le nom des ingénieurs, etc. Cela m’a permis de faire des recherches sur chacun. L’un était un peintre raté de basse noblesse, un autre avait délaissé sa mission pour mesurer systématiquement les sommets des Pyrénées… Une galaxie de personnages est apparue. Et puis, il y avait ce mouvement de fond qui m’intéressait : la centralisation étatique, qui commence avec la monarchie et continue sous la République. Or, les ingénieurs sont dans les montagnes pendant cette période, et toute la Révolution.
Vous cherchez des petites histoires révélatrices de la grande histoire…
G.L. : Je voulais rappeler, surtout dans le contexte actuel, que les frontières ne tombent pas du ciel, elles ne sont pas naturelles. Ce sont des compromis politiques, elles ont donc une histoire. Même si la frontière semble évidente dans les Pyrénées, elle a beaucoup varié selon le sort des royaumes frontaliers, les accords locaux ou encore le Traité des Pyrénées de 1659, qui s’appuyait sur la ligne de partage des eaux. Même si elle n’a pas toujours été suivie, c’est déjà une notion qui évacue l’usage humain de ces zones, qui rationalise, qui objectivise… Elle est pourtant très discutable.
"Tout se brouille pour eux. Et ils vont vite se découvrir piégés entre deux Léviathans : la montagne dans toute sa sauvagerie et l’État, monstre froid qui ne cesse d’étendre son emprise."
Les deux commissions, françaises et espagnoles, travaillent ensemble…
G.L. : Ingénieurs français et espagnols s’entendent vite très bien. Le problème se situe entre les ingénieurs et la population locale qui trouve absurde qu’on leur trace une frontière là où ils se sont toujours débrouillés entre eux.
Votre démarche de création est-elle une plongée dans les archives jusqu’à l’émergence d’une part de fiction ?
G.L. : Il ne nous reste souvent que des documents officiels , par nature "objectifs", fragmentaires - ce qu’on appelle l’histoire : quelques îlots de lumière dans la nuit. Les correspondances laissent cependant affleurer des caractères… La part fictionnelle que je m’autorise consiste à proposer, à tracer un lien entre tous ces éléments. À remettre du continu dans le discontinu. L’un des personnages, par exemple, est un peintre paysagiste raté, dont on sait qu’il bâclait son travail de secrétaire au ministère des Affaires étrangères. Mais après les Pyrénées, on le surnomme le "Raphaël de la cartographie". Que s’est-il passé entre temps ? À quoi s’est-il confronté pour devenir un cartographe ? Pour enfin s’épanouir ? On ne saura jamais. Mais je m’en empare pour en faire un "portrait de l’artiste en cartographe", la métamorphose d’un peintre académique en artiste conceptuel. C’est une part de fiction assumée.
"Il y a plus de différences entre un ingénieur versaillais et un berger français qu’entre des bergers français et espagnol…"
G.L. : Beaucoup de scènes sont conditionnées par le fait que les ingénieurs parlent français quand les bergers s’expriment en occitan, basque, etc. Ils voyagent avec des guides qui leur servent d’interprètes, plus ou moins exacts. C’est très intéressant parce que ça montre qu’il y a plus de différences entre un ingénieur versaillais et un berger français qu’entre des bergers français et espagnol…
Le Versant espagnol est un film d’histoire en costumes d’époque ?
G.L. : C’est un film historique, soit, mais plutôt qu’un surcroit de lourdeur, le recours au passé permet une grande économie de moyens. C’est un passé "nu", suggéré… Pour les décors, on est pour l’essentiel dans les Pyrénées, dans des endroits inhabités. Pour les costumes, une fois qu’on a quatre collants et deux paires d’espadrilles… Albert Serra a fait Honor de cavaleria avec pour seul investissement une armure, et cela suffisait à faire apparaître Don Quichotte et son siècle…
À quelle étape de l’écriture êtes-vous ?
G.L. : Au traitement, à l’histoire sans dialogue. Je voudrais construire une continuité solide, un squelette, avant d’écrire le scénario et lui donner de la chair. Le Versant espagnol est plutôt une comédie même si elle sera sèche et économe dans sa mise en scène. J’ai lu beaucoup de récits de voyages dans les Pyrénées, j’ai accumulé des notes et des scènes suggérées par ces carnets, en particulier celui de Ramond de Carbonnières qu’on a surnommé "l’inventeur des Pyrénées".
Je connaissais le savant, mais il m’a vraiment surpris en tant qu’écrivain. C’est un poète à la sensibilité préromantique. Quand il décrit la vie des bergers, c’est l’Arcadie. Les ingénieurs de la commission voyaient comme nous la réalité à travers des schèmes qui dominaient à l’époque - qu’ils idéalisent la montagne ou soient horrifiés par sa sauvagerie. Il peut y avoir un décalage intéressant avec ce que je vais représenter. En ce moment, j’agrège toutes ces notes, ces "paperolles", j’essaie de les ordonner… Dans un scénario, on se pose toujours des questions sur l’articulation narrative, comment et pourquoi on passe d’une scène à l’autre, ce que tel personnage devrait faire après telle action, etc.
"Je me demande d’ailleurs parfois si tout ça n’est pas un prétexte pour errer dans les Pyrénées."
G.L. : Ce sont des lieux que j’adore, que j’ai envie de filmer depuis toujours. Je me demande d’ailleurs parfois si tout ça n’est pas un prétexte pour errer dans les Pyrénées. L’essentiel du film va être tourné dans les Pyrénées occidentales, à partir des Aldudes, puis on débordera un peu sur Gavarnie et le Mont Perdu - qui est un peu le Moby Dick de l’histoire.
Quelles sont vos prochaines étapes ?
G.L. : Quand j’aurai un traitement satisfaisant, je chercherai un producteur et sans doute un co-auteur pour développer le scénario. Le travail de ping-pong entre deux auteurs peut être très riche à ce moment-là. Contrairement à un texte littéraire, le scénario est avant tout un objet transitoire, un outil de travail. J’aime que le collectif y ait déjà sa part, qu’il s’agisse du travail avec un co-auteur ou d’improvisations avec des comédiens… Je m’intéresse à un courant de théâtre qui pratique l’écriture de plateau - une approche qui apporte beaucoup de liberté, de vie, de fantaisie, mais aussi, et ça reste pour moi l’essentiel, une rencontre forte entre ceux qui font un film et, espérons-le, son public.