Blick Bassy : "La singularité, c'est trouver son couloir"
Originaire du Cameroun, Blick Bassy est chanteur, musicien, écrivain, entrepreneur culturel. Pleinement engagé dans toutes ces voies, l'artiste partage son expérience auprès de jeunes de quartiers prioritaires dans le cadre du projet Singü (2017-2019), avec lequel il sillonne plusieurs villes de Nouvelle-Aquitaine. Ce projet est porté par l’association Musiques de nuit diffusion, installée au Rocher de Palmer.
Blick Bassy : J'ai rencontré Patrick Duval à Angoulême, dans le cadre des Musiques métisses, dont il dirige la programmation. Il m'a parlé d'un projet qu'il menait avec Le Rocher de Palmer1 à Cenon, structure dont il est directeur artistique. Ce projet était d'associer des artistes et plusieurs villes de la région pour intervenir dans des quartiers qualifiés de difficiles. J'ai proposé Singü avec l'ambition de déclencher un désir de singularité chez ceux que je rencontrerais dans ces quartiers. La singularité, c'est ce qui nous caractérise. Chacun d'entre nous est une personne unique. La singularité, c'est trouver son couloir, l'exploiter. La singularité, c'est aussi ce qui m'a sauvé.
Votre couloir, votre sauvetage ? Expliquez-nous...
B.B : Malheureusement, notre monde est celui du standard, de la norme, de la masse conquérante, victorieuse. Et en permanence, les images, les messages, les injonctions, nous poussent vers cet état de fait, vers ce carcan. Il est très compliqué d'être qui nous sommes en tant qu'individu singulier. C'est un travail quotidien pour inventer ce fameux couloir et s'y lancer. Cela fait sept ans que j'ai entrepris ce travail. Cela m'a sauvé parce que j'ai compris la nécessité d'être moi-même et trouvé la solution pour entreprendre cette démarche naturelle. Bien sûr, nous sommes alors pointés du doigt, jugés bizarres parce que nous empruntons l'autre chemin. Mais au moins, nous sommes nous-même. Enfin cohérents avec ce que nous sommes au plus profond.
Vous êtes d'origine camerounaise. Est-ce que cette qualité africaine est une difficulté supplémentaire à l'effet de standardisation dont vous parlez ?
B.B : Vous savez, que l'on soit aujourd'hui en Afrique, en Europe ou ailleurs, nous vivons tous selon un même modèle occidental. La structure est partout la même. L'écosystème, lui, demeure, bien sûr. Il impose d'autres réalités. Mais la structure, la superstructure même, domine tout. Et c'est bien cela qu'il faut affronter.
Comment travaillez-vous dans ces quartiers où vous intervenez ?
B.B : Dans chaque ville concernée, le Rocher de Palmer a l'habitude de travailler avec les différentes équipes sur le terrain. Ce sont d'excellents interlocuteurs avec lesquels je suis tout de suite entré en contact. Le thème de mes interventions, c'est le développement de soi, c'est l'émancipation de chacun. L'idée, c'est de déconstruire les barrières virtuelles qui nous entourent, nous contraignent, nous réduisent. L'idée, c'est d'aller vers une éclosion. Mais pour cela, il faut régler un problème avec soi-même.
"Et très vite, sûr de vouloir réaliser mes rêves, je me suis donné les moyens de les mettre en œuvre."
B.B: Quand on habite dans une banlieue ou dans un quartier réputé difficile, quand on intègre cette donnée comme si elle était vérité intangible, définitive, sans pouvoir la surpasser, on assimile tout ce qui est négatif dans son environnement, on finit par se convaincre qu'il n'y a pas d'issue et on organise sa vie sans imaginer une seconde qu'elle peut être embrassée d'un autre point de vue.
Je suis né au Cameroun. Je suis arrivé ici il y a douze ans. J'ai observé. J'ai essayé de comprendre mon nouveau biotope. Et très vite, sûr de vouloir réaliser mes rêves, je me suis donné les moyens de les mettre en œuvre. Et c'est arrivé... À l'inverse, j'aurais pu me dire que tout était compliqué, que cette société n'était pas faite pour moi et alors, bien sûr, j'aurais eu toutes les raisons de voir les choses de façon négative et d'inventer moi-même, de façon méthodique, un horizon bouché, sans perspective. La vérité, c'est qu'il faut éviter ces pièges-là...
Parlez-nous de votre cheminement artistique. La musique d'abord…
B.B : Tout est lié à ce que je viens de vous expliquer. Très vite, j'ai essayé de faire un état des lieux, de comprendre la "cartographie". Où suis-je en ma qualité de musicien ? Où veux-je aller ? Comment identifier les acteurs du milieu dans lequel j'évolue ? Les problèmes ? Les atouts ? Comment trouver le bon moyen pour dépasser les barrages ? En général, les chanteurs chantent et les musiciens jouent, laissant à leur environnement le soin de s'occuper de tout. Moi, j'ai souhaité procéder différemment et prendre tout en compte pour être sûr du chemin. Je me suis toujours considéré comme un entrepreneur. C'est, ni plus ni moins, ce que j'essaie de transmettre aux personnes que je rencontre dans les différents ateliers: prendre son destin en main.
"Moi, avec le bassa, je vais partout dans le monde."
B.B : Le bassa est l'une des 260 langues du Cameroun. Elle disparaît peu à peu. Or, elle constitue une partie de mon identité. Elle est liée à tout ce que je suis. Le chanteur français le plus connu qui chante en français ne va pas faire la même carrière en Allemagne, en Italie ou ailleurs. Il chante en France. Point. Moi, avec le bassa, je vais partout dans le monde.
C'est la revanche de la langue minoritaire...
B.B : Exactement ! La langue minoritaire devient soudain une opportunité. Au-delà de cet aspect, j'ai tâché d'en faire un point d'appui, un point d'accroche pour établir une relation avec autrui. Ce qui compte, c'est la sensibilité, l'émotion. La vibration. L'authenticité. Et ça marche.
Et l'écriture ?
B.B : L'écriture de mon roman2 est la suite logique de l'écriture de mes chansons. J'écris depuis quinze ans. Des bouts de choses. Des textes plus longs. J'aime observer. Tout est inspirant.
"Chaque lieu est un livre", écrit le poète Andrea Zanzotto...
B.B : C'est exactement ce que je ressens. Nous vivons happés par les problèmes et, à force, nous oublions qu'en regardant bien autour de nous, les raisons de nous élever et de comprendre existent. Que chaque lieu est un livre, oui, et même que chaque geste, chaque détail d'un lieu est lui-même un livre.
Quelle est la chose la plus forte que vous avez entendue dans le cadre du projet Singü ?
B.B : Un jour, c'était à Dax, un jeune m'a dit qu'il appartenait à son quartier et qu'il ne se voyait pas vivre ailleurs. "Ce quartier, c'est ma mère", m'a-t-il dit. Cela m'a permis d'enchaîner : "Si ce quartier est ta maman et si tu veux que les choses changent dans le bon sens pour lui, donc pour elle, toi seul peut faire en sorte d'être l'artisan de ce changement pour le meilleur. À toi donc de jouer".
1Créée en 1984 dans le but de promouvoir les cultures et musiques du monde et le jazz, l’association Musiques de nuit diffusion a pris ses quartiers musicaux au Rocher de Palmer en 2010, dont elle assure la direction artistique. Son champ d’action a depuis considérablement évolué : se démarquant du strict champ de la diffusion, les actions s'orientent depuis le début des années 90 vers un travail de proximité autour de la sensibilisation aux pratiques artistiques.
2Le Moabi Cinéma, Gallimard, collection "Continent noir", 2016 (Grand Prix d'Afrique noire de l'ADELF 2017).
Après deux premiers albums avec son groupe Macase, qui lui ont valu de nombreuses distinctions internationales, Blick Bassy est par ailleurs l'auteur de trois albums solo dont le dernier, Akö. Il prépare actuellement l'enregistrement d'un quatrième opus.