Pierre Christin : "Le monde d'aujourd'hui est indéchiffrable"
Du grand Ouest américain aux territoires les plus reculés du bloc communiste, le scénariste Pierre Christin raconte ses voyages des deux côtés du rideau de fer, évoque ses rencontres avec d'éminents auteurs de la BD comme Jean-Claude Mézières, Enki Bilal, Jean Giraud, Annie Goetzinger. Entre "Flower Power" et catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le scénariste de Valérian et Laureline se dévoile dans Est-Ouest, paru chez Dupuis, au fil d'une histoire subjective de la seconde moitié du XXe siècle, mise en images par Philippe Aymond.
Dans le texte que vous signez en ouverture de l'album vous exprimez votre méfiance "de tous les appareils de célébration" dans lesquels vous rangez l'exercice autobiographique. Pourquoi cette prudence ?
Pierre Christin : En tant que lecteur, je ne suis pas vraiment amateur d'autobiographies et pas beaucoup plus de biographies. En tant qu'auteur, je me suis interrogé. J'ai traîné mes guêtres un peu partout, j'ai connu beaucoup de choses mais le récit de ma vie n'est pas forcément palpitant au point de lui consacrer un récit autre que ce que j'ai déjà mis dans mes albums, mes livres illustrés, mes romans. En vieillissant, toutefois, mon inclinaison vers ce genre-là évolue. L'an prochain, je publierai ainsi une biographie de mon vieux maître George Orwell. Ce sera l'un de mes derniers livres.
Quant à cet album qui paraît, il n'est pas franchement autobiographique avec l'exhaustivité et la complétude que cela suppose. Ce qui m'a intéressé avec Philippe Aymond, c'est de confronter son dessin réaliste à mon monologue intérieur. C'est de savoir comment l'œil et la main de l'un peuvent relayer les souvenirs et les mots de l'autre.
Comment le choix de Philippe Aymond s'est-il fait ?
P.C. : Pour livrer mes souvenirs, mes mots afin qu'ils deviennent dessins, il fallait que le dessinateur soit un proche. Il fallait une empathie. D'autant que cette BD est atypique. Philippe Aymond s'est tout naturellement imposé. Je crois bien, aussi, qu'il avait envie de changer un peu de style. Pour Est-Ouest, cela a été le cas avec des pastels, du noir et blanc, des pleines pages...Et je crois qu'il a eu du plaisir. J'ajoute que je connais son sérieux depuis longtemps mais je savais qu'il n'avait jamais connu les pays de l'Est. Pourtant, il a su recréer le climat de l'époque tel qu'il était, tel qu'il se vivait, se respirait. Et cela m'a beaucoup ému.
C'était quoi exactement ce climat ?
P.C. : On dispose finalement de peu de représentations des pays de l'Est de ce temps, sinon de vagues récits et, en revanche, à foison, des images de propagande, dans un sens ou dans l'autre. A l'Est, des tracteurs dans des champs de blés pour affirmer absolument un « avenir radieux ». A l'Ouest, la représentation d'usines grises et pouilleuses ressemblant à des camps de concentration d'où sortent des flots de pauvres bougres, tête baissée.
Aujourd'hui, tout a bien changé, évidemment. Et l'exercice intellectuel était considérable pour Philippe Aymond malgré les grandes quantités de documents, de photographies, d'informations que je lui ai confiées.
Pierre Christin : En tant que lecteur, je ne suis pas vraiment amateur d'autobiographies et pas beaucoup plus de biographies. En tant qu'auteur, je me suis interrogé. J'ai traîné mes guêtres un peu partout, j'ai connu beaucoup de choses mais le récit de ma vie n'est pas forcément palpitant au point de lui consacrer un récit autre que ce que j'ai déjà mis dans mes albums, mes livres illustrés, mes romans. En vieillissant, toutefois, mon inclinaison vers ce genre-là évolue. L'an prochain, je publierai ainsi une biographie de mon vieux maître George Orwell. Ce sera l'un de mes derniers livres.
Quant à cet album qui paraît, il n'est pas franchement autobiographique avec l'exhaustivité et la complétude que cela suppose. Ce qui m'a intéressé avec Philippe Aymond, c'est de confronter son dessin réaliste à mon monologue intérieur. C'est de savoir comment l'œil et la main de l'un peuvent relayer les souvenirs et les mots de l'autre.
Comment le choix de Philippe Aymond s'est-il fait ?
P.C. : Pour livrer mes souvenirs, mes mots afin qu'ils deviennent dessins, il fallait que le dessinateur soit un proche. Il fallait une empathie. D'autant que cette BD est atypique. Philippe Aymond s'est tout naturellement imposé. Je crois bien, aussi, qu'il avait envie de changer un peu de style. Pour Est-Ouest, cela a été le cas avec des pastels, du noir et blanc, des pleines pages...Et je crois qu'il a eu du plaisir. J'ajoute que je connais son sérieux depuis longtemps mais je savais qu'il n'avait jamais connu les pays de l'Est. Pourtant, il a su recréer le climat de l'époque tel qu'il était, tel qu'il se vivait, se respirait. Et cela m'a beaucoup ému.
C'était quoi exactement ce climat ?
P.C. : On dispose finalement de peu de représentations des pays de l'Est de ce temps, sinon de vagues récits et, en revanche, à foison, des images de propagande, dans un sens ou dans l'autre. A l'Est, des tracteurs dans des champs de blés pour affirmer absolument un « avenir radieux ». A l'Ouest, la représentation d'usines grises et pouilleuses ressemblant à des camps de concentration d'où sortent des flots de pauvres bougres, tête baissée.
Aujourd'hui, tout a bien changé, évidemment. Et l'exercice intellectuel était considérable pour Philippe Aymond malgré les grandes quantités de documents, de photographies, d'informations que je lui ai confiées.
"Aujourd'hui, le monde est indéchiffrable. Hier, j'ai tendance à dire qu'il était plus clair."
Parlons du choix même de l'histoire que vous avez voulu dire, partagée entre l'Est et l'Ouest, alors même que vous avez voyagé dans ces deux blocs, bien sûr, mais aussi partout ailleurs dans le monde…
P.C. : Mon intention n'était pas de tout raconter de tous mes voyages. Ce qui m'est apparu nécessaire, en revanche, c'est de revenir sur tout ce qui a terriblement structuré ma génération.
Les deux blocs, la guerre froide...
P.C. : Bien sûr. Ces deux camps l'un en face de l'autre. Cet antagonisme clair qui impliquait de se déterminer. Aujourd'hui, le monde est indéchiffrable. Hier, j'ai tendance à dire qu'il était plus clair.
On était dans un camp, contre l'autre…
P.C. : Oui, même si, bien sûr, la nuance n'était pas exclue... Quand j'étais jeune, je n'ai jamais appartenu au parti communiste mais je n'étais pas anti-communiste. J'appartenais à la gauche qui portait une critique de gauche sur le communisme. Nous savions que la propagande qui venait de l'Est se moquait de nous. Nous savions que ce système-là se mentait. Nous entendions Georges Marchais nous expliquer que le bilan était « globalement positif ». Mais il y avait aussi, par exemple, la revue Socialisme et Barbarie qui accueillait souvent d'anciens responsables des démocraties populaires d'où ils avaient été chassés, lesquels portaient une autre parole, une autre analyse. J'en ai beaucoup rencontrés et j'ai aussi beaucoup circulé derrière le rideau de fer...
Pour revenir à l'album, comprenez qu'il n'était pas question de dresser je ne sais quel bilan mais plutôt d'articuler cette opposition entre deux mondes, qui structurait tellement de pays.
Dans Est-Ouest, vous évoquez quelques dessinateurs avec lesquels vous avez produit plusieurs très grands albums parmi tous ceux que vous avez signés dans votre carrière: Mézières bien sûr, un ami d'enfance et que l'on découvre cow-boy dans l'Ouest américain; Bilan, évidemment, et les inoubliables Phalanges de l'Ordre noir ou bien Partie de chasse. Tous les autres n'y sont pas. Par exemple Annie Goetzinger, disparue l'automne dernier...
P.C. : Ce que je souhaitais exprimer dans cet album m'a conduit inévitablement à faire des choix. Et de ce fait, à privilégier quelques dessinateurs plutôt que d'autres. Cela a été un crève-cœur
Annie, oui... Bien sûr...
Et tous les autres qui ne sont même pas cités et avec lesquels j'ai fait des livres, que j'ai beaucoup aimés. Mais c'est ainsi. Seuls ont été mis en avant les deux dessinateurs principaux qui traversent Est-Ouest: Bilal et Mézières. Et Jean Giraud aussi, qui m'a fait découvrir les possibilités de la BD quand j'avais quinze ou seize ans.
P.C. : Mon intention n'était pas de tout raconter de tous mes voyages. Ce qui m'est apparu nécessaire, en revanche, c'est de revenir sur tout ce qui a terriblement structuré ma génération.
Les deux blocs, la guerre froide...
P.C. : Bien sûr. Ces deux camps l'un en face de l'autre. Cet antagonisme clair qui impliquait de se déterminer. Aujourd'hui, le monde est indéchiffrable. Hier, j'ai tendance à dire qu'il était plus clair.
On était dans un camp, contre l'autre…
P.C. : Oui, même si, bien sûr, la nuance n'était pas exclue... Quand j'étais jeune, je n'ai jamais appartenu au parti communiste mais je n'étais pas anti-communiste. J'appartenais à la gauche qui portait une critique de gauche sur le communisme. Nous savions que la propagande qui venait de l'Est se moquait de nous. Nous savions que ce système-là se mentait. Nous entendions Georges Marchais nous expliquer que le bilan était « globalement positif ». Mais il y avait aussi, par exemple, la revue Socialisme et Barbarie qui accueillait souvent d'anciens responsables des démocraties populaires d'où ils avaient été chassés, lesquels portaient une autre parole, une autre analyse. J'en ai beaucoup rencontrés et j'ai aussi beaucoup circulé derrière le rideau de fer...
Pour revenir à l'album, comprenez qu'il n'était pas question de dresser je ne sais quel bilan mais plutôt d'articuler cette opposition entre deux mondes, qui structurait tellement de pays.
Dans Est-Ouest, vous évoquez quelques dessinateurs avec lesquels vous avez produit plusieurs très grands albums parmi tous ceux que vous avez signés dans votre carrière: Mézières bien sûr, un ami d'enfance et que l'on découvre cow-boy dans l'Ouest américain; Bilan, évidemment, et les inoubliables Phalanges de l'Ordre noir ou bien Partie de chasse. Tous les autres n'y sont pas. Par exemple Annie Goetzinger, disparue l'automne dernier...
P.C. : Ce que je souhaitais exprimer dans cet album m'a conduit inévitablement à faire des choix. Et de ce fait, à privilégier quelques dessinateurs plutôt que d'autres. Cela a été un crève-cœur
Annie, oui... Bien sûr...
Et tous les autres qui ne sont même pas cités et avec lesquels j'ai fait des livres, que j'ai beaucoup aimés. Mais c'est ainsi. Seuls ont été mis en avant les deux dessinateurs principaux qui traversent Est-Ouest: Bilal et Mézières. Et Jean Giraud aussi, qui m'a fait découvrir les possibilités de la BD quand j'avais quinze ou seize ans.
"L'homme qui écrit 1984, évoque sans arrêt les fake news. Il aurait pu créer Trump avant l'heure."
Peut-on envisager une suite à Est-Ouest ?
P.C. : Elle est est déjà écrite...et publiée. C'est un livre que j'ai fait en 1994, chez Dargaud, avec Max Cabanes et, déjà, Philippe Aymond. C'est L'Homme qui fait le tour du monde. En somme, j'ai fait le second livre avant le premier.
Revenons sur le monde indéchiffrable dont vous parliez. Comment essayez-vous de le lire, malgré tout ? Comment ce monde-là fait-il le lien avec ce que vous avez fréquenté dans les textes d'Orwell ?
P.C. : Contrairement aux années soixante et soixante-dix, avec l'effet supplémentaire de Mai 68 où tout était euphorisant, les occasions et les raisons d'être optimiste s'amenuisent. L'homme qui écrit 1984, évoque sans arrêt les fake news. Il aurait pu créer Trump avant l'heure. Désormais, inutile de tuer massivement pour régner, épouvanter, contrôler. Il suffit de mentir, d'abrutir.
Le populisme qui sévit partout, c'est un phénomène typiquement orwellien. Le soi-disant bon sens des abrutis supplante toute tentative de réflexion. Les Erdogan, les grandes gueules de la Ligue du Nord qui sont maintenant aux affaires, les Orban, tous les autres, grimaçant, hurlant, éructant, pullulent. Pendant un temps, nous avons cru que les prédictions d'Orwell étaient erronées, démodées. Hélas non.
Est-Ouest, Choses vues par Pierre Christin et dessinées par Philippe Aymond
Dupuis, collection Aire Libre
Album cartonné, 136 pages en couleurs
26 euros
P.C. : Elle est est déjà écrite...et publiée. C'est un livre que j'ai fait en 1994, chez Dargaud, avec Max Cabanes et, déjà, Philippe Aymond. C'est L'Homme qui fait le tour du monde. En somme, j'ai fait le second livre avant le premier.
Revenons sur le monde indéchiffrable dont vous parliez. Comment essayez-vous de le lire, malgré tout ? Comment ce monde-là fait-il le lien avec ce que vous avez fréquenté dans les textes d'Orwell ?
P.C. : Contrairement aux années soixante et soixante-dix, avec l'effet supplémentaire de Mai 68 où tout était euphorisant, les occasions et les raisons d'être optimiste s'amenuisent. L'homme qui écrit 1984, évoque sans arrêt les fake news. Il aurait pu créer Trump avant l'heure. Désormais, inutile de tuer massivement pour régner, épouvanter, contrôler. Il suffit de mentir, d'abrutir.
Le populisme qui sévit partout, c'est un phénomène typiquement orwellien. Le soi-disant bon sens des abrutis supplante toute tentative de réflexion. Les Erdogan, les grandes gueules de la Ligue du Nord qui sont maintenant aux affaires, les Orban, tous les autres, grimaçant, hurlant, éructant, pullulent. Pendant un temps, nous avons cru que les prédictions d'Orwell étaient erronées, démodées. Hélas non.
Est-Ouest, Choses vues par Pierre Christin et dessinées par Philippe Aymond
Dupuis, collection Aire Libre
Album cartonné, 136 pages en couleurs
26 euros
Journaliste de 1991 à 2008 (France Culture, Le Monde, Sud Ouest), Serge Airoldi dirige depuis 2008 les Rencontres à Lire de Dax. Auteur de nombreux livres, dont Rose Hanoï (Arléa, 2017) et Si maintenant j’oublie mon île (L’Antilope, 2021), il collabore à des revues. Depuis 2017, il dirige la collection Pour dire une photographie aux éditions Les Petites Allées.