"Série discrète", l’art d’émerveiller en poésie
Vincent Lafaille et Xavier Evstigneeff fondent la maison d’édition artisanale série discrète dans le quartier Saint‑Michel à Bordeaux, en 2015. Passionnés des mots, magiciens du temps, leur imagination combinatoire nous offre sans conteste la révélation de notre propre émerveillement.
Votre engagement vous conduit à fabriquer de A à Z vos livres. Pouvez-vous nous décrire les différentes étapes de réalisation ?
Difficile de parler strictement de fabrication sans aborder le texte. Parce que la première étape est celle qui nous fait choisir un texte, la lecture que l’on en fait et qui motive le désir de fabriquer un livre dont la forme sera particulière à son sujet. Si nous fabriquons nos livres, c’est que nous avions dans l’idée que le livre est un objet relativement simple, composé de feuilles imprimées, pliées, cousues puis collées, et que c’était à notre portée d’en fabriquer même sans compétences techniques particulières. Nous avons voulu utiliser des procédés d’impression un peu complexes pour les couvertures, c’est aussi l’occasion de rencontrer d’autres personnes qui fabriquent des livres et qui ont un vrai savoir-faire. Ainsi les couvertures en typo sont réalisées à Rochefort dans l’imprimerie des éditions Les Petites Allées. Michel Bon nous apprend patiemment la composition au plomb et manie à merveille sa presse à platine. Pour les couvertures en sérigraphie, c’est T’off, de l’atelier L’Insoleuse, à Bordeaux, qui officie.
Xavier Evstigneeff, vous signez Ce presque là, en 2015. Racontez-nous votre occupation de la "trace". Comment considérez-vous l’oubli au quotidien ?
Ce presque là a été l’occasion de commencer à travailler avec Vincent et d’ouvrir le catalogue, dont on ne savait pas alors qu’il en deviendrait un. Ce livre a en effet à voir avec la trace, celle qui se fait, celle qui s’efface. L’occupation de la trace — mon écriture tient plutôt de la réécriture ; il me faut beaucoup pratiquer la suppression, l’ajout, noircir de pleines pages, pour ne conserver parfois que quelques mots dans l’espace quasi vide de la page. L’oubli au quotidien – cela doit être une conséquence (une expression) particulière du ressassement, qui est le motif central de mon désir d’écriture. Ce qui est quotidien, c’est le jeu combinatoire entre le connu et l’à-venir et, pour que du ressassement quelque chose advienne, le connu doit un peu s’oublier.
Vient de paraître Gravitations autour d’un double soleil de Nicolas Tardy, illustration de la page de couverture par Alfred. Quelle en est la trame ? Comme définiriez‑vous le style du livre ?
Pour ce livre Nicolas Tardy a pris appui sur la vie du musicien de free‑jazz Sun Ra, qui a traversé presque tout le XXe siècle, puisqu’il est né en 1914 et mort en 1993. Chaque page du livre correspond donc à une année de sa vie, mais on est loin de la biographie poétique. Nicolas s’est plutôt servi de la figure de Sun Ra, de ce qu’il représente en tant que musicien de jazz, afro‑américain, fasciné par le cosmos, et de sa manière de s’auto‑représenter, pour écrire une sorte de contre-histoire du XXe siècle, à partir de champs parfois mis de côté comme la science-fiction, la pop culture, la bande dessinée. D’un point de vue formel, Nicolas a choisi, en écho à la musique répétitive de Sun Ra, de désigner les événements et les figures historiques par des périphrases qui reviennent régulièrement et qui font de ce livre un véritable jeu de piste pour le lecteur.
Cécile Mainardi est l’unique poétesse de votre catalogue. Vous vous êtes chargés de publier L’Homme de pluie, en 2017. Existe-t-il des clés qui vous ont convaincus de le faire ?
Nous connaissions le travail de Cécile, un travail que nous aimons, même si l’on est là dans une écriture fulgurante, facétieuse parfois, un peu éloignée de nos standards, mais très précise et exigeante. Nos premières parutions, avec cette dimension « miniature », lui ont suffisamment plu pour qu’elle ait eu envie de nous confier un texte. Elle travaillait depuis quelque temps sur une série d’"hommes de", ce fut L’Homme de pluie.
"Le rêve, ce serait déjà de pouvoir continuer de faire des livres à notre rythme, soit deux titres par an."
Pouvez-vous nous présenter les livres à paraître ? Comment poser un regard neuf sur ces nouvelles expériences ?
D’abord, il y aura un livre de Cécile Sans, son premier. C’est Jean-Marie Gleize qui a attiré notre attention sur son travail, dont il a publié des extraits dans la revue Nioques, comme Justin Delareux l’a fait dans la revue PLI. Difficile d’en parler en détail, puisque nous avons vraiment le nez dedans en ce moment, mais ce qui frappe d’emblée, c’est à la fois la concision et la précision des phrases, se rapportant à plusieurs événements, moments, lieux différents. C’est un texte dont les enjeux nous semblent importants, en particulier par son rapport à la littéralité. Ensuite, nous publierons un texte d’Anne Kawala, que nous avions invitée pour une soirée organisée par le collectif Bêta et l’association Poésie mobile (qui abrite les activités de Série Discrète et qui organise aussi des soirées de lecture et développe une bibliothèque mobile de poésie). À la suite de cette rencontre, Anne nous a proposé un texte que nous avons tout de suite aimé et eu envie de publier.
Vincent Lafaille, vous avez publié S’éloigner du sujet, en 2015 présenté comme un livre où le rapport à l’écriture et celui à la ville s’entremêlent. Établir des enjeux pour unir réel et imaginaire a-t-il été de soi ?
Je ne crois pas que l’imaginaire soit un enjeu pour moi, ou alors à mon insu. Il s’agit plutôt, comme d’autres, de développer une écriture qui s’appuie en grande partie sur des documents et des prélèvements. Dans S’éloigner du sujet par exemple, un certain nombre de phrases sont issues d’un document d’urbanistes expliquant le projet de "requalification urbaine", depuis mené à bien, du quartier Saint-Michel, d’autres d’un document scientifique décrivant le fonctionnement clinique de la marche, d’autres encore de mes lectures de certains poètes (Albiach, Gleize), et enfin certaines sont des transcriptions directes de choses observées dans ce petit espace alors en pleine transformation. La ville, et la manière dont elle est habitée, occupe une place centrale dans mon travail, car elle est à la fois mon espace de vie et le lieu d’enjeux politiques fondamentaux, dans la mesure où elle est un lieu d’exclusion, d’exploitation, de contrôle, mais aussi un espace de luttes sociales, de résistance, de stratégies de contournement, de rencontres.
Avez-vous des rêves éditoriaux ou préférez-vous vous en remettre au fil du hasard où les sens sont autrement en alerte ?
Le rêve, ce serait déjà de pouvoir continuer de faire des livres à notre rythme, soit deux titres par an. Nous avons à un moment été débordés par notre enthousiasme et nous sommes arrivés à des délais entre la décision de publier un texte et sa publication qui ne sont pas raisonnables et surtout inconfortables. Alors, pour l’instant, nous nous en tenons aux deux projets en cours. Mais, s’il y a une satisfaction pour nous, c’est que ce que nous faisons semble clair, pour nous bien sûr, mais aussi pour un certain nombre d’auteurs, de lecteurs attentifs. Le nom de la maison, qui fait directement référence à George Oppen, n’y est certainement pas étranger, puisque, chez la majorité des auteurs que nous avons publiés, il y a ce lien à la poésie américaine. Jack Spicer pour Maxime Actis, l’École de New York pour Hugo Pernet, Charles Reznikoff pour Patrice Luchet et Nicolas Tardy. Outre ce tropisme américain, le fait que nous publions un texte, celui de Cécile Sans, dont des extraits sont parus dans PLI et dans Nioques, ne relève certainement pas du hasard, mais certainement du fait que nous partageons avec ces revues des préoccupations à la fois poétiques et politiques.