Approfondir la relation avec un lieu pour mieux approfondir la relation avec un texte
Déjà résidente en 2016 afin de travailler à sa traduction en estonien de Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline, Heli Allik est revenue au printemps à Saint-Symphorien, à l’invitation cette fois du Chalet Mauriac. Une volonté originale de maintenir les liens établis avec les résidents. Mais ils sont déjà nombreux à avoir été accueillis et il faut faire un choix. Lequel, cette année, s’est porté sur la traductrice, qui n’a pas mis longtemps à accepter de retourner dans ce lieu qu’elle affectionne particulièrement et où, tandis qu’au-dehors la roseraie de Claire Mauriac a retrouvé sa place au pied du chalet, elle poursuivra son travail en cours sur Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, paru en 2006 aux éditions Gallimard. Pour passer de la brutalité du mal à la beauté d’une rose, il faut faire plusieurs pas sur des chemins que la traductrice connaît bien désormais.
Heli Allik : C’est un texte qui s’intéresse à quelque chose de très important. Dans le récit d’une guerre ou d’un conflit, le point de vue, d’habitude, est celui de la victime. Mais Jonathan Littell se met dans la tête d’un officier nazi, SS-Obersturmbannführer Max Aue. Dans ses entretiens, il cite souvent ces phrases de Georges Bataille : "Nous ne sommes pas seulement les victimes possibles des bourreaux : les bourreaux sont nos semblables. Il faut encore nous interroger : n’y a-t-il rien dans notre nature qui rende tant d’horreur impossible ? Et nous devons bien nous répondre : en effet, rien." Les bourreaux continuent d’apparaître dans chaque coin du monde, les victimes continuent de remplir les livres, mais cela ne résout pas vraiment la question du mal. Parce que, comme dit encore Bataille dans ce même texte : "Il y a, dans une forme donnée de condamnation morale, une façon fuyante de nier. On dit en somme : cette abjection n’aurait pas été s’il n’y avait eu là des monstres. Dans ce violent jugement, on retranche les monstres du possible. On les accuse implicitement d’excéder les limites du possible au lieu de voir que leur excès, justement, définit cette limite. Et il se peut sans doute, dans la mesure où ce langage s’adresse aux foules, que cette enfantine négation semble efficace, mais elle ne change rien au fond."
Littell a travaillé en Bosnie-Herzégovine, en Tchétchénie, au Congo, au Rwanda, et des bourreaux, il en a côtoyé souvent. Mais il laisse pourtant son protagoniste dire : "Si vous êtes né dans un pays ou à une époque où non seulement personne ne vient tuer votre femme, vos enfants, mais où personne ne vient vous demander de tuer les femmes et les enfants des autres, bénissez Dieu et allez en paix. Mais gardez toujours cette pensée à l'esprit : vous avez peut-être eu plus de chance que moi, mais vous n'êtes pas meilleur. Car si vous avez l'arrogance de penser l'être, là commence le danger." C’est une question éminemment sensible et difficile, mais je pense que pour éviter ce "danger", pour éviter les malheurs à venir, il est peut-être bien de regarder l’être humain en face et se regarder en face soi-même, avec ce livre. Le style très particulier de Littell donne une force à tout ce qu’il écrit. Comme il le dit dans sa lettre pour ses traducteurs, ce qu’il faut rechercher c’est "une sorte de transparence au réel, un effacement derrière ce qui est dit ou décrit, ce que Blanchot, peut-être, appelait le neutre." Parce que : "Les bourreaux n'ont pas de parole, ou alors, s'ils parlent, c'est avec la parole de l'État. "
"Je crois fermement que pour les lecteurs qui ne les connaissent pas et ne veulent pas les déchiffrer, ils fonctionnent néanmoins comme des éléments musicaux précieux, qui donnent toute sa tonalité obsessive et presque métallique au texte."
Quels livres, en dehors certainement des dictionnaires, sont sur votre étagère et vous accompagnent en ce moment dans ce travail ?
H.A. : Quelqu’un qui s’intéresse beaucoup à la Seconde Guerre mondiale, et qui a su que je travaillais sur ce livre, m’a donné deux vieux journaux manuscrits de soldats estoniens du côté allemand. Ils me permettent de me familiariser avec la terminologie militaire, mais surtout de mieux comprendre et sentir, même à travers leur vieux papier et leur écriture unique, ce que pouvait penser un soldat sur le front. Une possibilité extraordinaire d’entrer dans sa conscience.
J’ai aussi découvert, dans une traduction estonienne réalisée par un amateur apparemment plutôt proche de ses idées, le livre La Campagne de Russie de Léon Degrelle1, dont Littell s’est beaucoup inspiré pour son personnage. Et même si ce texte ne m’apparaît pas comme un chef-d’œuvre, il m’aide lui aussi à mieux comprendre la perception possible du monde d’un haut responsable nazi. À cela s’ajoute aussi le livre de Littell lui-même sur Degrelle, une sorte d’analyse philosophique du langage de celui-ci. Il y a également des textes de Maurice Blanchot et Georges Bataille sur les relations de l’être humain avec le mal et la littérature – une sorte de fond pour le roman. Toutes sortes de livres et documents concernant la guerre. Et puis je regarde les enregistrements, surtout du procès de Nuremberg, mais il y en a bien d’autres où l’on voit apparaître Adolf Eichmann, Hans Frank, Hermann Göring, Ernst Kaltenbrunner, Albert Speer et beaucoup d’autres. Ces hommes sont tous dans le livre. Et les voir gesticuler, les entendre parler, observer leur mimique, tout cela, dans l’ensemble, rend cette machine infernale plus compréhensible (et peut-être, à la fin, aussi la traduction plus fidèle).
"Il y a des endroits où je n’ai pas envie de revenir, parce que je n’y vois pas davantage d’intérêt. Or ici j’ai l’impression d’approfondir la relation avec ce lieu."
H.A. : Quand je suis venue pour la première fois, malgré mes recherches préalables, j’arrivais dans l’inconnu, avec un peu d’appréhension. Comme toujours quand tu vas à l’étranger, tu ne sais pas si tu vas te plaire dans le lieu, avec les autres, etc. Pourtant, avant même d’arriver ici, quand j’ai été accueilli à Bordeaux, j’ai su immédiatement que tout allait bien se passer… Et puis, ensuite, le cadre m’a sidérée. Idéal pour moi. La forêt, une vieille maison… Mais la question est : qu’est-ce que cela change ?
Certes il y a la familiarité, mais parfois elle peut être ennuyeuse. Il y a des endroits où je n’ai pas envie de revenir, parce que je n’y vois pas davantage d’intérêt. Or ici j’ai l’impression d’approfondir la relation avec ce lieu. Je me sens plus calme, et je me concentre encore mieux. Je fais tous les soirs une longue balade dans la forêt et, comme je connais tous les sentiers, j’arrive à m’oublier dans cette monotonie. À être dans une profonde méditation. J’en ai besoin et, bien sûr, c’est bon pour le travail aussi.
1 (1906-1994) Homme politique belge, fondateur du « Front populaire Rex », de tendance nationaliste et fasciste, il crée la légion Wallonie en 1941, qui collabore avec l’Allemagne. Après la guerre, il gagne l’Espagne où il publie de nombreux livres de souvenirs et de politique, notamment La Campagne de Russie.