Les univers funambules de Laurie Agusti
Jeune illustratrice vivant à Paris, Laurie Agusti a été accueillie en ce début d'année à la Prévôté, à Bordeaux, dans le cadre du dispositif "Émergences Bologne". Une résidence d'écriture écourtée à cause du confinement mais lors de laquelle elle a pu travailler à son projet de bande dessinée Le Beau Chat.
Paris, avril 2020. Par ma fenêtre, un ciel bleu et limpide dessine un grand rectangle au-dessus des toits gris. Je fais glisser les images de l'auteure et illustratrice Laurie Agusti sur l'écran de ma tablette. Confinement oblige, je feuillète ses livres virtuellement. Les formes s'y déploient sur des lignes tracées avec la précision d'une plume d'architecte : animaux, humains, rochers, immeubles, végétation... Les couleurs y décrivent des univers funambules, jouant sur les contrastes entre l'organique et l'urbain, l'animal et l'humain.
Je m'arrête sur un dessin représentant des personnages enveloppés d'un drap et qui portent des gants rouges tout en manipulant des bégonias. Laurie me dira plus tard que ce sont des fantômes qui peuplent un immeuble en cours de construction. Ces drôles de personnages me font penser à la période de pandémie du Covid-19 dans laquelle nous sommes entrés depuis plusieurs semaines, à ces hommes et ces femmes en combinaison de protection, qui décontaminent les lieux publics où une personne serait tombée malade.
Il me manque de tenir véritablement entre mes mains ses livres, d'en respirer l'odeur, d'apprécier la souplesse du papier et le velouté des encres imprimées en tons directs. Laurie Agusti a étudié à la Haute École des Arts du Rhin et elle accorde une grande exigence à l'aspect final de ses ouvrages. Elle nettoie les épreuves numériques avec le même souci de précision qu'elle applique à son travail graphique. Elle collabore pour cela autant que possible avec ses éditrices et éditeurs afin que ses dessins, une fois imprimés, conservent la luminosité des originaux qu'elle réalise avec des techniques traditionnelles au rotring et à la gouache. Cela demande parfois de longues heures de retouches sur les fichiers envoyés par les imprimeurs.
Notre entretien avec Laurie est programmé à distance. Elle se connecte à partir de son atelier à Asnières, dans la proche banlieue parisienne. Sa résidence à Bordeaux a été écourtée, et elle me confie que la période actuelle laisse planer beaucoup d'incertitudes sur l'avenir. "Je me demande ce que nous sommes en train de traverser, dit elle. Il y a un tel contraste entre ce beau temps et quelque chose d'inquiétant au dehors. Si ma vie actuelle n'est finalement pas très éloignée de ce que je vis d'habitude - parce que je passe du temps à mon bureau - il y a un décalage entre cette vie quotidienne, assez banale, et le futur, qui m'angoisse déjà pas mal en temps normal."
"Ces lumières, avec des insectes autour, ont toujours été quelque chose d'angoissant pour moi. Mais j'ai finalement voulu dépasser cela, je voulais soulever la question de ce que cela fait d'aller voir ailleurs et de s'y trouver heureux."
Sortie de nuit, l'album jeunesse qui a eu la chance d’être publié début mars aux éditions Biscoto mais sans pouvoir bénéficier alors de sa sortie*, raconte l'échappée nocturne d'un papillon diurne. Ce monarque aux teintes chatoyantes fait d'étranges rencontres dans une ville balayée par les lumières artificielles. Une chauve-souris manque d'avaler l'aventurier qui rejoint ses congénères de la nuit d'une pâleur toute translucide. Ils sont attirés par les lampes aveuglantes, auprès desquelles ils risquent de brûler leurs ailes. Une danse inquiétante que Laurie adoucit par une fin optimiste : "Ces lumières, avec des insectes autour, ont toujours été quelque chose d'angoissant pour moi. Mais j'ai finalement voulu dépasser cela, je voulais soulever la question de ce que cela fait d'aller voir ailleurs et de s'y trouver heureux." L'album est actuellement bloqué chez le diffuseur pour cause de confinement*. Une situation critique pour Laurie, qui survient au pire moment d'une crise professionnelle et économique qui touche la communauté des auteures et auteurs depuis plusieurs mois. Le confinement risque encore d'accentuer cette paupérisation.
"Je voulais faire des livres pour enfant depuis que j'étais petite, dit Laurie. J'adorais les pop-up, la série Éloïse de Kay Thompson illustrée par Hilary Knight et qui raconte l'histoire d'une petite fille qui habite dans un grand hôtel à New-York. J'aimais aussi les livres de Richard Scarry et tout ce qui était didactique." On retrouve ce côté didactique dans L'Imagier des disparus publié en 2014 aux éditions Le Baron Perché. "Il s'agissait vraiment de considérer ce qui relève de la bêtise humaine dans la disparition des espèces animales ! L'Imaginer parle d'écologie, c'était une sorte de bilan. Ces disparitions sont absurdes, voire cyniques, elle sont dues aux seuls appétits des humains."
Pour Laurie, l'animal est à mettre sur le même plan que l'humain. Sa présence traverse l'espace urbain qui n'est pas séparé de celui de la campagne. "Je ne vois pas la ville comme quelque chose de froid. En littérature jeunesse, je trouve important de montrer la ville parce que de nombreux enfants y vivent. Or, on ne la voit pas assez. J'ai un rapport de proximité avec la ville, j'aime la faire cohabiter avec la nature, sans violence." Et d'ajouter : "La nature ne nous appartient pas. Parfois on en profite (et c'est merveilleux) mais on ne la possède pas et on ne peut pas lui faire ce que l'on veut."
"Pour moi, l'humanité fait partie de la ville mais nous ne sommes pas les princes de cette ville ! C'est ce que l'on constate en ce moment : la ville continue d'exister, même si les habitants ne sont plus là."
Les silhouettes fantomatiques qui me faisaient tant penser à l'actuelle crise sanitaire sont issues de L'Immeuble d'à côté, un livre jeunesse qui doit sortir à la rentrée 2020 aux éditions Albin Michel Jeunesse dans la collection Trapèze. Les textes et dessins sont terminés, et l'histoire raconte la construction d'un immeuble dont une petite fille observe la progression de sa fenêtre. "Mes voisins, en ce moment, je les regarde encore plus que d'habitude, confesse Laurie. Mais j'espère que mes dessins ne sont pas aussi angoissants que la période actuelle ! Mon personnage aime bien regarder chez ses voisins et l'immeuble qui se construit en face est d'abord habité par des fantômes. Progressivement, on accepte avec l'enfant qu'il se peuple. Les fantômes perdent leur aspect effrayant et sont remplacés par des habitants. Pour moi, l'humanité fait partie de la ville mais nous ne sommes pas les princes de cette ville ! C'est ce que l'on constate en ce moment : la ville continue d'exister, même si les habitants ne sont plus là."
Des êtres se côtoyant sur plusieurs plans sont également le thème de l'histoire de A Haunted House, publié numériquement sur le site Grand Papier. On peut également y lire une adaptation de la Divine Comédie de Dante, une œuvre de plus d'une centaine de pages que Laurie a mis deux ans à réaliser. Publier sur le web est une manière de s'octroyer des pauses plus libres ou expérimentales. Dans A Haunted House, les moments de la vie de différentes personnes se superposent dans un même lieu, un peu comme dans Ici, la bande dessinée de Richard McGuire. "J'aime le dessin de Rutu Modan, sa ligne claire et ses personnages simples. Et bien sûr McGuire et Ici ! J'avais également adoré Asterios Polyp de David Mazzucchelli. Il y a dans cet album un travail sur la psychologie humaine qui est éloigné de ce que je fais, mais que j'aime beaucoup."
"C'est dur à dessiner, les humains. C'est ce qui connote le plus une époque. C'est extrêmement difficile d'avoir une représentation humaine qui dure dans le temps et qui ne s'inscrit pas vraiment dans un courant ou dans un genre. Pour moi, c'est quelque chose qui me demande beaucoup de réflexion et les enfants sont d'autant plus complexes à faire. Cela m'a pris du temps d'introduire les humains dans mon travail." C'est ainsi que l'héroïne de la bande dessinée Le Beau Chat, projet pour lequel Laurie était en résidence à la Prévôté, ne portera sans doute pas de nom. On y retrouve le thème du rapport de l'humain à l'animal, interprété par deux enfants et un chat, animal dont on connaît le caractère indépendant. "Le chat incarne bien la nécessité que les animaux puissent garder leur place parmi les humains !" Un sujet très contemporain, abordé avec légèreté et élégance et qui nous interpelle dans ce printemps étrange.
*L'album a été finalement diffusé et est disponible en librairie depuis le 5 juin.
Retrouvez une chronique de Sortie de nuit sur Prologue.