Christian, Jean, Blake et Mortimer
Cette année devait réunir les deux auteurs néo-aquitains autour d’une actualité : la sortie d’un livre dans l’univers de Blake et Mortimer, la série culte de bande dessinée, aux éditions Dargaud. Pour Jean Harambat, la publication de La Fiancée du Dr Septimus est reportée en 2021, à l'occasion des 75 ans de la série. Pour Christian Cailleaux, Le Cri du Moloch, tome 27 de Blake et Mortimer, vient de sortir. Rencontre.
Quand vous êtes-vous rencontrés ?
Jean Harambat : Pour Les Invisibles, j’étais invité à Saint-Malo et j’y ai rencontré Christian dont je connaissais les livres. Nous avons discuté autour de nos points communs : voyages, littérature. Je me souviens avoir parlé de Schoendoerffer. Cette rencontre avec un personnage sympathique et cultivé m’a marqué.
Christian Cailleaux : Jean fait partie de mes frustrations. En effet, nos atomes crochus nous ont sauté aux yeux. C’est une frustration parce qu’on ne se voit pas assez ! D’ailleurs c’est troublant que nous nous retrouvions aujourd’hui, au même moment, associés à Blake et Mortimer. J’ignorais l’existence de ce projet, qui plus est avec François Rivière, parmi mes auteurs appréciés, avec Floc’h.
Comment ces projets sont-ils venus à vous : pour votre côté british, vos passages dans l’univers policier ou d’espionnage, vos aventures de voyage ?
C. C. : La première fois, la question m’est posée par José-Louis Bocquet, auteur et mon éditeur, et Jean-Luc Fromental, scénariste, écrivain, directeur de collection, tous deux spécialistes de la ligne claire, aux liens forts avec François Rivière et Floc’h. Face à ma réaction d’incrédulité, José-Luis Bocquet m’a convaincu : "C’est ton ADN, tu viens de là, de la ligne claire. Tu amèneras ce qu’attendent les lecteurs, une vraie démarche d’auteur tout en restant dans les clous." Il avait raison, c’est la ligne claire qui m’a amené à la BD et plus que Hergé ou Jacobs, le renouveau des années 80 par Floc’h, donc, Yves Chaland, Serge Clerc, François Avril, qui ont puisé dans le classique pour l’amener vers la modernité.
J. H. : Je comprends tout à fait pourquoi ils sont allés chercher Christian ! Son dessin a une forme d’élégance et de retenue qui est appréciée. Je n’aurai jamais pu accepter un tel challenge. Me concernant, c’est mystérieux aussi. Quand les éditions Dargaud, à Bruxelles, ont fait appel à moi, j’étais surpris et honoré. C’était plus facile à accepter, moins exténuant qu’un album entier : illustrer une nouvelle, avec une certaine liberté. Mes livres sont différents, mon dessin est moins maîtrisé.
Je pense que c’est Opération Copperhead, une version pop à la Blake et Mortimer et un hommage au cinéma, qui les a menés vers moi. Cette histoire de François Rivière était dans les tiroirs de Dargaud depuis 5 ans et est très liée au cinéma, celui qu’aime Rivière et qui a influencé Jacobs. C’est La Guerre des mondes, dessiné au fusain par Jacobs dans les années 40, qui m’a guidé. Il a déclaré que quel que soit son goût pour la ligne claire, il aurait préféré déconstruire le trait et faire du fusain en bande dessinée. Ce n’était pas possible, à l’époque, pour des contraintes d’imprimerie.
Le "cahier des charges" était-il précis, précisé ? Quel était votre espace de liberté ?
J. H. : J’ai travaillé en totale liberté. Par rapport au titre de Christian, La Fiancée du Dr Septimus est un livre répondant à un moindre enjeu dans l'histoire de la série. L’ouverture graphique était permise. Dans Opération Copperhead et Detection club, j’avais un dessin de type Panthère rose, inspiré par des illustrateurs des années 50. Les éditeurs m’ont laissé avancer, sans contrainte, assez vite j’ai pensé à Isabelle Merlet pour les couleurs. Libéré d’un cahier des charges trop impérieux, j’ai finalement proposé une cohérence avec l’atmosphère de cette nouvelle entre l’histoire de Rivière et l’univers de Jacobs.
"Je trouve ça génial d’avoir cet héritage, ces codes graphiques qui sont rassurants. Il n’y a pas de cahier des charges, mais les albums qui servent de référence sont La Marque jaune et Le Mystère de la grande pyramide."
C. C. : À partir du moment où j’accepte de me lancer dans une telle entreprise, j’en accepte les contraintes. Cela dit, je trouve ça génial d’avoir cet héritage, ces codes graphiques qui sont rassurants. Il n’y a pas de cahier des charges, mais les albums qui servent de référence sont La Marque jaune et Le Mystère de la grande pyramide. Le trait de Jacobs a évolué au fil des albums mais on s’est arrêté aux années 1950.
Dans les deux cas, vous avez travaillé en collaboration avec un scénariste, une coloriste, un co-dessinateur, comment décrire ce travail à plusieurs mains ?
J. H. : D’ordinaire, j’écris mes scénarios. Cela me permet de tout maîtriser. Le rôle de l’illustrateur n’allait pas de soi pour moi. Le texte de François Rivière était comme une direction artistique. Il est souple et m’a autorisé à donner une inflexion au récit. J’ai trouvé ma "cuisine de dessin" et je savais que la couleur serait prépondérante. Dans son histoire, Rivière fait référence au cinéma d’épouvante des années 50, avec certaines teintes de couleur. Isabelle Merlet, grande coloriste, est donc partie de mes orientations, il fallait un reflet vert sur les visages par exemple, j’ai toujours travaillé en totale confiance avec elle.
C. C. : J’ai partagé le dessin avec Étienne Schréder. Si c’est bien Fromental qui m’a contacté pour travailler sur Blake et Mortimer, c’est sur la suite de L’Onde Septimus, scénarisé par Jean Dufaux, que j’ai travaillé. Étienne Schréder travaille depuis plusieurs années sur Blake et Mortimer auprès des dessinateurs, on dit de lui qu’il "maitrise la grammaire jacobsienne.". La rencontre a été des plus agréables. J’ai dessiné le "mou", c’est-à-dire les personnages et Étienne le "dur", les décors. C’est avec lui que j’ai échangé, y compris sur les ajustements au scénario, révélés par les croquis, le découpage. Pour la couleur, c’était sensible. Depuis toujours, quand je dessine, je vois la couleur, c’est un tout, je fais mes propres couleurs. Je me suis préparé à le laisser faire. Laurence Croix avait travaillé sur Blake et Mortimer en tant que coloriste, son travail est beau et en phase avec ce que j’avais exprimé.
Par quel processus technique ou mental passe-t-on de son style personnel au style de quelqu’un d’autre, ici celui de Jacobs ?
C. C. : J’ai accepté ce travail après avoir essayé seul, pour moi et pour voir. Ça a été une belle surprise en fait : j’y ai vraiment pris du plaisir. Après 25 ans d’albums personnels, avec une réflexion, un chemin de création, seul ou en collaboration, il fallait être dans le dessin pur. J’ai une bible graphique à ma disposition, les albums de Jacobs. Donc mes préoccupations seules étaient quel geste, quelle plume, quelle encre. C’est une expérience physique et graphique, un exercice zen, sans préoccupation intellectuelle. J’avoue, j’ai a-do-ré. J’ai ressenti un sentiment d’accomplissement. Cela m’a permis de regarder derrière moi et, à 50 ans, d’apprécier le chemin parcouru.
"La ligne claire impose une justesse permanente, quand mon dessin est bouillonnant. J’ai cherché une petite musique avec un trait plus mouvant, des coups de fusain."
J. H. : Je suis incapable de me mettre dans une telle situation de zenitude. J’avais en tête quand même que les attentes des lecteurs de Blake et Mortimer. J’ai pensé à L’Aventure immobile, dans lequel André Julliard avait dessiné à sa manière. Il fallait un dessin dans mes moyens techniques, cohérent avec l’histoire et l’atmosphère. J’ai mis du temps à identifier ce que j’allais proposer. Bien sûr ces dessins de Jacobs de La Guerre des mondes ont été inspirants. Mais la ligne claire impose une justesse permanente, quand mon dessin est bouillonnant. J’ai cherché une petite musique avec un trait plus mouvant, des coups de fusain. Les fusains de Gus Bofa, les dessins de Tardi, plus stylisés, plus ronds, m’ont inspiré. J’espère que tout cela fait un joli objet, cohérent et élégant, dans l’univers de Blake et Mortimer. Avec le recul, j’ai aimé le faire, mais ce n’est pas mon exercice préféré.
Vos conseils de lecture ?
J. H. : Tintin au Tibet, sans hésitation, et Cul de sac, une série familiale en 3 tomes, de Richard Thompson, auteur américain, disparu. Son univers est inspiré des peanuts, il montre une simplicité et une virtuosité dans son dessin que je trouve merveilleux.
C. C. : Je citerai deux livres, en toute objectivité : La Fiancée du docteur Septimus et Gramercy park, de Timothée de Fombelle et Christian Cailleaux, aux éditions Gallimard, qui n’a pas eu le destin qu’il mérite.
Un mot sur l’actualité : comment vivez-vous cette période, est ce que c’est une période de créativité, d’attente ? Quels sont les travaux en cours ?
J. H. : J’ai un autre projet "anglais" qui nous ramène à François Rivière, et à sa trilogie anglaise. J’ai fait cette comédie d’espionnage Opération Copperhead, puis policière, Detection club. Je prévois une comédie d’aventure, pour ainsi clore ma propre trilogie anglaise.
C. C. : Je viens de sortir Le Matelot Gus, en édition d’art, 24 planches accompagnées d'un texte, dans une édition limitée. La difficulté, c’est de vivre une publication importante dans ce contexte particulier, cette aventure Blake et Mortimer est décidément surprenante depuis le début.
Le Cri du Moloch, tome 27
Jean Dufaux (scénario), Christian Cailleaux et Étienne Schréder (dessin)
Dargaud
novembre 2020
56 pages
15,95 euros
ISBN : 9782870972922
Dans le précédent opus scénarisé par Jean Dufaux, L'Onde Septimus, la menace d'un engin extraterrestre, baptisé Orpheus, avait été déjouée grâce au sacrifice d'Olrik. Depuis, le "colonel" vit reclus dans un asile psychiatrique. Tandis que Philip Mortimer tente de ramener à la raison son vieil adversaire, il apprend qu'il existe un autre Orpheus. À bord d'un cargo transformé en laboratoire secret, le professeur découvre l'étrange pilote de cette machine : un alien à forme humaine, sombre et hiératique, auquel les scientifiques ont donné le nom de "Moloch", la divinité biblique. Mais les réactions de ce Moloch, et les hiéroglyphes qu'il laisse derrière lui comme autant de messages indéchiffrables, font craindre le pire. Cette fois encore, la capitale britannique est en danger. À moins qu'Olrik ne joue de nouveau les héros...
La Fiancée du Dr Septimus
François Rivière (scénario), Jean Harambat (dessin) et Isabelle Merlet (couleurs)
Dargaud
Hors-série
2021
À Londres, Philip Mortimer et le jeune Richard, neveu de Francis Blake, dînent avec James Whale. Le réalisateur de L’Homme invisible prépare un film consacré à la célèbre affaire de la "Marque Jaune". En sortant de l’hôtel, Mortimer et Richard manquent de se faire écraser par une voiture sans conducteur. Dans la nuit, James Whale est réveillé par une voix féminine psalmodiant à la radio une phrase en forme de menace. Intrigué, Mortimer téléphone à Blake. Celui-ci lui apprend que le docteur Septimus avait une collaboratrice : une biologiste nommée Ursula Phelps. Étrange coïncidence, Richard a récemment lu un article signé "Phelps", expliquant que l’électricité organique pouvait déplacer des objets à distance. Bien décidés à éclaircir ce mystère, les trois hommes s’aventurent jusqu’au cottage abandonné du docteur Septimus. Dans le désordre de son laboratoire, ils vont découvrir son œuvre ultime…
Avec cette nouvelle mêlant l’humour au surnaturel, François Rivière, biographe d’Edgar P. Jacobs, et Jean Harambat, auteur des remarqués Opération Copperhead et Detection Club, rendent hommage au cinéma fantastique et à la littérature populaire des années 30. Une histoire savoureuse au ton so british, illustrée par les dessins de Jean Harambat, son trait léger et ses couleurs subtiles.