“Anatomie d’une chute”, triomphe cannois d’une défaite de couple
Dans Anatomie d’une chute, soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et tout juste auréolé d’une Palme d’or à Cannes, Justine Triet explore la complexité de la recherche de la vérité et des zones grises du couple, dans un drame conjugal et familial. Entretien avec la réalisatrice et ses deux producteurs, Marie-Ange Luciani pour Les Films de Pierre et David Thion, pour les Films Pelléas, alors que le film était présenté la semaine dernière au festival Fema La Rochelle.
Anatomie d’une chute raconte le procès aux assises de Sandra, accusée du meurtre de son mari, Samuel, retrouvé mort suite à une chute du balcon de leur chalet familial. Après Victoria en 2016, c’est la deuxième fois que vous écrivez un film de procès. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce genre et pourquoi ?
Justine Triet : Le milieu judiciaire m’a toujours fascinée parce que c’est l’endroit où on déforme les récits et où on se les approprie, où l’intime est récupéré par la société. C’est un matériau pour parler de plein de choses, ici à la fois d’une affaire de meurtre assez banale, mais aussi de la vie de cette femme accusée, de la dissection de son couple et de ses fonctionnements. Par rapport à Victoria qui est une comédie, il y avait l’idée de montrer un procès d’une manière plus exhaustive, avec davantage de prises de paroles, de plaidoiries et de temps long dans son déroulement.
Au-delà du procès qui doit déterminer si Sandra est coupable ou non, le film interroge plus largement sur le rapport entre une culpabilité formelle et la possibilité d’une responsabilité plus abstraite dans ce drame. Peut-on être responsable sans être coupable ?
J.T. : Sans dévoiler le dénouement, oui, elle peut être responsable d’avoir rendu dingue le personnage de Samuel, l’inverse étant aussi possible. L’accroche du film est ce procès pour meurtre, mais cette première couche narrative est moins importante que la suite. Plus on avance dans le procès, plus on se rend compte que le couple est une chose complexe et que, derrière, il y a dix mille façons de détruire quelqu’un. C’est cette complexité là que j’ai voulu raconter.
Daniel, le jeune fils du couple, témoin au quotidien de cette relation, va jouer un rôle déterminant dans le procès. C’est la première fois qu’un enfant occupe une place aussi centrale dans l’un de vos films.
J.T. : J’ai vu beaucoup de films de procès, mais rarement un enfant était aussi présent dans l’enceinte du tribunal. Une des idées du film était justement que cet enfant soit mis dans une situation infernale, avec la potentialité d’influer sur le verdict final. C’était un élément central du scénario, donc on était très exigeants sur le casting. On a mis du temps pour trouver Milo Machado Graner dans le rôle de Daniel. Comme il s’agit d’un enfant malvoyant dans le film, on a casté en ce sens pendant quatre mois sans trouver d’acteurs pouvant correspondre au rôle, avant d’élargir aux voyants et de rencontrer Milo, au bout de 9 mois supplémentaires de recherche.
Il y a un autre personnage très présent dans le film, c’est le chien du couple. Il est le premier protagoniste à apparaître à l’écran, c’est lui qui découvre le corps…il est présent jusque dans la scène finale, parfois même en caméra subjective. Pourquoi ce choix ?
J.T. : Je voulais que le chien soit une sorte de fantôme du père, Samuel, mais aussi le regard, les yeux de Daniel qui ne voit pas bien. Le chien a lui aussi un rôle à jouer au procès. Sans trop dévoiler l’intrigue, il incarne un passage de relais entre l’enfant et le père. Et puis j’étais intéressée par l’idée de le filmer comme un personnage à part entière, pas uniquement comme un faire-valoir de l’homme. J’ai été très influencée par White Dog (1982) de Samuel Fuller, avec des plans à hauteur de l’animal.
Le film bénéficie du soutien des régions Auvergne Rhône Alpes et Nouvelle-Aquitaine ainsi que du Bureau des tournages de la Charente Maritime. Quelle est l’importance des soutiens régionaux pour un film comme Anatomie d’une chute ?
J.T. : Cette aide est primordiale. J’ai longtemps fait des films très urbains, parisiens, et je trouve ça plus enrichissant de tourner ailleurs, en région. Le seul fait d’habiter sur place le temps du tournage, cela permet de créer des liens plus profonds, on rencontre véritablement les gens. J’ai adoré ça. Même dans le processus de création, les échanges avec les gens sur place pour les repérages ou avec des greffiers et des avocats exerçant au tribunal de Saintes nourrissent directement le film. On ne peut rien faire sans l’aide et la connaissance des gens sur place de leur environnement. Il y a une porosité très forte que l’on retrouve moins à Paris, où tout est plus compartimenté.
Marie-Ange Luciani : Il y a une dynamique très forte en Nouvelle-Aquitaine sur la création et le cinéma. On a voulu rendre cette énergie, en s’impliquant pleinement dans notre collaboration avec la région. Les figurants au tribunal sont des habitants ou comédiens du cru, on a travaillé avec des équipes techniques locales, à Saintes et à Rochefort. C’était très agréable de créer le film avec des gens qui ont déjà de l’expérience sur place et des outils de travail de qualité. On sait que le cinéma est encore centralisé à Paris avec les écoles, mais aussi une partie importante de la profession, avec les réalisateurs et producteurs qui y vivent. Les collaborations fructueuses comme pour ce film, c’est un encouragement aux cinéastes à aller travailler en région, et les techniciens à y vivre, car il y a de plus en plus de tournages sur place.
David Thion : Le soutien des deux régions, c’est aussi plus de 10 % de l’apport financier du film. C’est extrêmement important, surtout quand on boucle le financement d’un projet. On savait aussi qu’il était difficile de trouver des tribunaux en activité qui acceptent des tournages. On avait ciblé la Nouvelle Aquitaine, parce que c’est une région étendue avec beaucoup de grandes villes et de villes moyennes, ce qui multipliait aussi les chances de trouver un tribunal qui plaise à Justine. Ce fut le cas avec celui de Saintes où on a posé nos valises pendant trois semaines au printemps 2022.
Concernant le lieu du procès justement, il y a une opposition de style avec Victoria, où le procès se déroule dans une salle d’audience très moderne et celle du palais de justice de Saintes dans Anatomie d’une chute, beaucoup plus classique et solennelle. Était-ce une volonté artistique que de changer le cadre esthétique de l’audience ?
J.T. : Oui, parce que les deux films sont extrêmement différents. Pour Victoria, qui est une comédie très fantasque, avec un rapport plus éloigné du réel, on avait reconstitué une salle d’audience en studios. Je voulais inscrire Anatomie d'une chute dans quelque chose de plus réaliste, de très français et d’ancien, en opposition à ce qu’on a l’habitude de voir dans les films de procès américains par exemple.
Vous venez de présenter le film au festival La Rochelle Cinéma, un mois après la Palme d’or. Est-ce que vous sentez une énergie, une attente différente du public quand vous présentez le film du fait de votre récompense cannoise ?
J.T. : C’était une projection extraordinaire, on était très émus. Bien sûr qu'on sent un désir très fort de voir ce film là en particulier, mais indépendamment de ça j’étais très touchée car c’est un public très cinéphile, très joyeux. On revoit aussi des gens qui étaient sur le tournage en tant que figurants. À chaque fois que je ressens cette énergie, je me dis que le désir de la salle de cinéma n’est pas mort.
D.T. : La salle a une capacité de 1000 places et ils ont dû refuser l’entrée à 350 personnes. On sent que le film, lié à cette palme française historique, crée une grande curiosité, une forte attente et les retours sont très enthousiastes. Les gens ont envie de parler et de faire parler du film en sortant de la salle.
M-A.L. : C’est une palme aimée. Parfois, au lendemain de l’annonce du palmarès, on peut constater une division du public ou des commentateurs autour d’un film récompensé. Il y a une unanimité de la critique pour Anatomie d’une chute qui crée une attente très forte, et que l’on ressent à chaque fois que l’on montre le film.
Anatomie d’une chute, en salle le 23 août 2023.