Muriel Douru et la chasse aux autres
Muriel Douru, laureate 2024 de la residence Nouvelle-Aquitaine/Land Hesse dessinatrice, écrivaine, libre et sensible a séjourné en résidence à Wiesbaden pour son projet de roman graphique. Elle y évoque la question du rejet, de la violence et de la cohérence de la pensée.
Traducteur du français vers le russe, en exil en Allemagne, il me tenait à cœur d’interwiever Muriel Douru. On ne rencontre pas des Français tous les jours dans une petite ville allemande. Muriel y était en résidence à la villa Clémentine à Wiesbaden. Autrice engagée, Muriel Douru traite de sujets sociétaux dans chacun de ses textes. Pour ce qui me concerne, je suis devenu engagé. Et dans ma langue maternelle, le russe, ce mot sous-entend qu'on est engagé par quelqu'un, et le plus souvent, par des pouvoirs. Quels pouvoirs avaient engagé cette écrivaine et dessinatrice ? Eh ben, il n'y en avait pas. Comment était-ce possible ?
Muriel travaillait dans cette villa depuis un mois déjà. C'était un projet qui me touchait profondément, il me parlait de ma propre personne et du pays que j'ai quitté, des extrémistes.
Devant moi, il y avait cette bâtisse construite à la fin du XIXe siècle dans le style pompéien. Qui verrai-je dans ce décor éblouissant ? Sûrement pas une femme en crinoline... Alors, une femme sérieuse qui me parlera des problèmes dès que j'entre dans le bureau ? Je n'étais pas effrayé, plutôt ému. À cause de cette émotion, je suppose, l'ascenseur était du coup bloqué. Enfin, je croyais ça en voyant une porte qui ne s'ouvrait pas. Pourtant, Muriel me parlait déjà.
— Bonjour, je suis là, il vous faut juste monter quelques marches.
Stupéfait, je regardais de tous les côtés. Eh ben, cet ascenseur avait deux portes, et au dernier étage, c'était la porte de l'autre côté qui s'ouvrait, pas celle d'en-face. Et finalement, c'était la scène-clé pour comprendre Muriel. Car c'est une personne qui brise les clichés, qui ne fait pas ce qu'on attend, et si elle est engagée, ce n'est que par elle-même.
J'ai vu une belle femme, souriante, simple et bien accueillante. Et ce n'était pas moi qui ai fait d'abord une interview, c'était elle qui m'a questionné sur tout ce chemin qui m'a conduit de la Russie vers l'Allemagne, à cause de la guerre en Ukraine.
Et déjà, nous avions la même idée : et si on faisait un livre ensemble ? Mais ce n'était pas encore dit.
Hésitant à aborder la question qui m'intéressait (pourquoi, finalement, tous ses livres se consacraient aux problèmes de société ? et à chaque fois, un problème différent ?), j'ai commencé par des choses plus simples. J'étais enchanté par le nom de cet endroit où vivait mon héroïne : Plaines et Vallées.
— C'est tellement beau comme nom de lieu... Est-ce que c'est aussi beau dans la vie réelle ?
— Ah oui ! C'est un endroit entre Nantes et la Nouvelle-Aquitaine. Avant, j'ai vécu pendant vingt ans à Paris où j'ai rencontré ma campagne et où nous nous sommes mariées, mais du coup, on a eu l'envie d'aller plus loin et de s'approcher de la nature. On a cherché très longtemps un endroit qui ne soit pas loin de Nantes où notre fille allait à l'époque à l'école. On a trouvé cette sorte de ferme. Le prix n'était pas trop élevé, car dans la maison, il n'y avait pas de cuisine, pas d'eau, mais nous voulions déjà y rester. On vit au milieu des forêts, on a un hectare de terrain où habitent les chevaux de course qui sont à la retraite. Ils ne sont pas à nous, mais on leur permet d'être sur ce terrain-là. Car nous avons une chance inouïe. Mais nous n'y restons que 6 mois en évitant la saison de la chasse. Ça s'appelle la chasse de loisir. Pendant cette période-là, on entend le bruit des fusils de tous les côtés.
C'est ainsi que " les problèmes " surgissent dans notre conversation. Les chiffres sonnent, par exemple : sur la planète, il ne reste que 4 % d'animaux sauvages. Tout le reste répond aux besoins de l'homme. La même histoire avec des oiseaux, des insectes.
— Et que font-ils, ces gens-là, des animaux tués pendant la chasse ? Ils les mangent ?
— J'espère qu'au moins, ils les mangent. Mais c'est la chasse de loisirs, tu comprends ? Parfois, ils ne les tuent pas, ils les blessent. Personne ne parle de ces animaux qui ont réussi à se sauver mais qui agonisent des heures et des heures... Moi je suis végétarienne depuis très longtemps. C'était ma décision pour ne pas participer à ce genre de choses.
En entendant encore les trompes de chasse, je demande à Muriel de raconter comment elle à commencé son chemin.
— J'ai toujours aimé dessiner, même gamine. J'ai une formation de styliste que j'ai suivi dans une grande école à Paris et puis, j'ai travaillé pendant des années comme dessinatrice textile. Au bout d'un moment, mes amies lesbiennes ont commencé à avoir des familles, des enfants... Je me suis dit : mais qu'est-ce qu'elles lisent à leurs enfants ? J'avais beaucoup de livres pour les enfants chez moi, mais ce n'étaient que des livres hétéros. J'ai cherché, très longtemps, mais il n'y avait pas de livres pour les enfants qui grandissent dans les familles gays. Alors, je me suis dit : je vais l'écrire moi-même. Et trouver un éditeur à cette époque pour publier des livres que je commençais à écrire, ce n'était pas facile. J'ai écrit Dis... mamans, puis un conte Cristelle et Crioline, puis un livre qui s'appelle L'arc en ciel des familles qui raconte tous les types de familles d'aujourd'hui aux enfants. Le premier est sorti en 2003.
— Et depuis, tu continues à parler des problèmes de la société...
— Je veux être cohérente. La chose que je déteste, c'est le mensonge. Si je lutte contre l'homophobie ou des violences sexuelles, je ne peux pas en même temps bouffer de la viande faisant mine que tout va bien… Eh ben, non ! Si tu es contre l'homophobie, tu ne peux pas voter la loi contre les immigrés, tout cela revient au même, il s'agit toujours de LA MÊME chose !
Ici, j'interviens pour raconter à Muriel, que dans le pays d'où je viens, tous ses projets seraient constatés comme un crime. Je lui dis mon admiration, mais elle interrompt :
— Je ne suis pas tellement optimiste. La droite et l’extrême-droite considèrent qu’il existe une propagande LGBT+ et que celle-ci tente de s’imposer dans les écoles. Ils souhaitent freiner la lutte contre les discriminations au sein des établissements scolaires or, si leur loi passe un jour, je ne pourrai plus animer mes ateliers pédagogiques et artistiques qui, justement, visent à lutter contre les discriminations dès le plus jeune âge.
— C'est comme ça que cela a commencé en Russie.
— Je ne comprends pas pourquoi les gens assis sur leur canapé m'interdisent de vivre comme je le veux si je ne leur fais aucun mal, aucun !
À ce moment-là, les souvenirs me reviennent et je demande à Muriel de faire une pause, je sors fumer. Dans la rue, tout est calme, mais en moi, il y a une tempête : j'imagine comment tout cela peut survenir ici, en Europe...
Après la pose, nous parlons avec Muriel à propos du projet qu'elle réalise dans la résidence. Elle montre comment elle travaille, les différentes versions de ses dessins; c'est elle qui écrit tous les textes pour ces images finement travaillées. Elle prépare un livre sur les artistes du Drag. Un roman graphique qui raconte des parcours des vies atypiques, la lutte contre les discriminations de genres. Elle veut mettre en valeur cet art aux multiples facettes : le transformisme, la danse, le chant, la mode… Elle parle des Drag Queens et des Drag Kings. Et de la discrimination dans la communauté LGBT+. Finalement, la discrimination, est-elle inévitable ? Il y a quelques jours, Muriel est allée à Hambourg pour rencontrer une Drag Queen, elle me montre sa photo. Sur cette photo, je vois une très belle personne au corps musclé et presque nu. Du coup, je demande:
— Mais, normalement, les Drag Queens...
En fait, je voulais dire que cette personne sur la photo n'a ni une robe ni une perruque, ce qui me semble un peu inhabituel...
Muriel m'interrompt tout de suite :
— Mais "normalement", c'est quoi ?? Vois-tu, il y des Drag Queens habillées en robe et celles qui ne le sont pas, celle-ci est nue, au corps musclé, elle porte un grand chapeau rose, et puis c'est tout. Mais c'est une Drag Queen, c'est elle qui décide.
Et moi, je suis stupéfait. Parce que je sais que Muriel a raison. Et que ce mot est sorti de ma bouche malgré moi. Et puis, du coup, il est évident que moi, tellement tolérant, tellement engagé, je suis moi aussi contaminé par cette peste de la normalité.
Nous avons parlé encore très longtemps. En sortant, je suis allé au musée de Wiesbaden pour voir une exposition d'art moderne, je me suis dit que je devais me changer des idées, enfin, respirer un peu après cette découverte en moi que Muriel a diagnostiqué momentanément.
Mais dans le musée, et puis pendant que je marchais vers la gare, j'entendais le bruit de la chasse, des trompes et de l'aboi.