Sebastian Ibarra Gutiérrez, poète multiculturel en résidence en Nouvelle Aquitaine


Écrivain polymorphe et multiculturel, le Chilien-Québécois Sebastián Ibarra Gutiérrez était en résidence en Nouvelle-Aquitaine dans le cadre d’une résidence croisée proposée par l’ALCA entre cette région et le Québec. Poète, ingénieur, critique de cinéma, Sebastian est un personnage aux multiples facettes. Je l’ai rencontré un après-midi ensoleillé sur la terrasse de la Villa Valmont, où il a effectué la première partie de sa résidence.
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Sebastián, vous êtes un écrivain chilien qui habite au Québec, vous publiez des recueils bilingues, incluez des mots en langues natives dans vos textes et vous avez déjà publié un livre traduit en quatre langues. Comment et pourquoi la multiplicité des cultures est devenue tellement importante dans votre vie ? Il y a aussi une quête d’identité dans ces projets ?
Cette multiplicité de racines a toujours été présente pour moi. Je m’intéresse depuis longtemps à ce qu’on peut appeler le grand continent latino-américain qui inclut le Brésil et la lusophonie. Je m’intéressais à la littérature brésilienne, j'essayais de lire en version originale ce qui m’a permis d’avoir un certain niveau en portugais. Pour les langues quechua, l’aymara et d’autres langues autochtones d’Amérique du Sud, je les utilise car le plateau andin est l’un des endroits qui m’a beaucoup marqué. J’ai eu la chance de voyager et les plus beaux paysages que j’ai vu de ma vie sont l’Altiplano, le Pérou, la Bolivie et le nord du Chili. Cette région est très inspirante pour moi car extrêmement riche en histoire. C’est pourquoi j’ai mis des mots en langues originaires de ces endroits. Je trouvais que cela pouvait aussi éveiller la curiosité des lecteurs et des lectrices. J’ai fait mes études au Chili et au Canada en sciences et génie des mines. La littérature, le cinéma, la culture ont toujours été présents mais à part, comme quelque chose que je développais en parallèle. C’est pour cela que mon entrée dans le monde littéraire ne passe pas par les maisons d’éditions traditionnelles. Mes deux premiers recueils ont été bilingues, le troisième quadrilingue. J’étais sûr qu’il n’y aurait pas de maison d’édition intéressée compte tenu des coûts et, surtout, des politiques subventionnaires du pays. Mais je me suis quand même lancé dans ce projet et je l’ai auto-édité.
C’est vous qui traduisez vos textes ? Est-ce que le fait de traduire ses propres textes revient aussi à questionner sa propre écriture ?
J’ai fait la traduction de la version originale en français vers l’espagnol. Pour l’anglais et le portugais, j’ai engagé des traductrices. Et oui, je pense que traduire c’est écrire une deuxième fois. Lorsque tu fais affaire avec une traductrice, un traducteur, il ne vit pas le texte de la même manière. Il y a plus de liberté au niveau de la traduction même si c’est contre intuitif. On pourrait penser qu'en tant qu’auteur ou autrice, il est plus facile de faire sa propre traduction mais tu te poses plus de questions.
Je pense que cette quête identitaire est très latino-américaine car ce sont des peuples déracinés avec une culture morcelée. Est-ce que cette quête de langues et la volonté de créer cette Grande Amérique à travers l’écriture viennent de là ?
Quand je voyage au Chili ou que je revisite des endroits qui ont été importants pour moi, j’aime dire que je suis en train d’essayer de retrouver les fragments de moi-même que j’ai laissés. Mais on sait déjà que c’est perdu d’avance parce qu’on cherche le souvenir de choses qu’on a laissées alors que les lieux et les personnes évoluent différemment. Je pense que c’est une quête universelle du grand continent latinoaméricain parce que c’est quelque chose que l’on porte déjà en nous. Si on éveille cette curiosité et cette sensibilité, peut-être qu’on sera motivés à trouver des réponses.
C'est pour cette raison que votre poésie traite aussi d’une quête de l’universel ?
Oui, en effet. Aujourd'hui, on se centre beaucoup sur cette vision microscopique des nations et territoires politiques bien définis. Mais on oublie qu’à l'intérieur du pays même il y a des États, provinces, villes, quartiers. Chacune de ces entités a ses particularités. Et donc moi, j'essaie de voir l’ensemble de façon macroscopique. Je prends les communautés les plus petites, j'inverse et je m'éloigne. Donc je vois d'abord le pays, puis le continent et encore plus loin notre planète. Je vois les particularités comme union et création de liens, non pas comme des différences qui séparent.
Votre poésie est peuplée de symboles comme la terre, la mort, les coups d’État. Est-ce qu’il y a une relation avec vos origines chiliennes ?
Oui, en fait, il y a plusieurs couches. Premièrement, je voulais me servir du vocabulaire de la terre à l’origine scientifique dans l’idée de créer des ponts. Dans le cadre de mes études en génie des mines, je travaille avec des équipes de géologie. La terre est un point de référence et à partir de ce point, je voulais créer de la poésie qui faisait une sorte de grande traversée du continent américain. Enfin, je parle de coups d'État, de revendications qui concernent l’histoire récente du continent latino-américain où les pays ont connu des dictatures atroces. Elles ont laissé des cicatrices encore présentes aujourd'hui. Ainsi, le devoir de mémoire.
Cette histoire est-elle aussi en lien avec le Canada où vous habitez ?
Justement, le Canada actuel est une grande puissance avec plusieurs compagnies minières où l'exploitation est faite dans des conditions relativement bonnes pour les travailleurs et travailleuses. Mais dans les années 60, 50, les ouvriers étaient exploités. Les premiers syndicats québécois, qui ont réussi à imposer des standards de sécurité, se sont inspirés de l’Amérique latine.
Vous utilisez une terminologie minière dans certains poèmes où l’on peut y voir une critique du monde extractif. Est-ce que vos travaux actuels dans le cadre de la résidence sont en relation avec ça ?
Je dirais qu'il y a un lien quand même, peut-être pas nécessairement dans le sens de dénoncer les abus de pouvoir, parce que finalement “À terre ouverte” c'était ça : l'industrie minière et dénoncer les situations de pouvoir absolu. Aujourd'hui, j'explore ce qui découle des sensibilités, du sentiment d’isolement.
Et votre projet actuel, de quoi parle-t-il ?
Avec la résidence que je fais actuellement en Nouvelle-Aquitaine je voulais prendre le temps d’y réfléchir. Après la Villa Valmont, je vais à la Villa Bloch à Poitiers pour une autre résidence. Pour l'instant, je suis en processus de construction. J’étudie, j’approfondis, je prends beaucoup de notes et les retravaille. La résidence crée du lien avec des artistes qui viennent un peu de partout dans le monde, donc cela enrichit nécessairement les échanges et réflexions. J’étais déjà venu en France mais, actuellement c’est mon plus long séjour. En étant loin du continent américain en général, je ressens un effet de distance qui me permet de regarder avec une autre perspective ce qui se passe dans notre monde. C’est de ça que je veux parler, de l’individualisme. Bien que nous vivions avec des quotidiens établis par le système de nos sociétés occidentales, je pense qu'on est en train d'oublier la vision collective du monde. Quand on entend les discours un peu partout dans le monde qui se dirigent vers la droite, vers un nationalisme guidé par la peur de l'autre, les différences servent à séparer. Est-ce qu'on réalise à quel point, même si on vit en collectif, on se dirige sans le vouloir vers un individualisme de plus en plus poussé ?
Je crois qu'entre 1960 et la fin des années1990, il y avait des mouvements de résistance qui étaient basés sur l'idée que c'était à travers la politique qu'on allait changer les choses. Les individus militaient, faisaient des révolutions au nom de leurs idéaux. Aujourd'hui, l'histoire récente prouve que ces moyens ne fonctionnent plus. Donc je pense que ces mouvements de résistance existent encore mais qu’ils sont en train de se réinventer. En revanche, parfois au lieu de s'unir, de chercher des visions communes, ils se battent chacun de façon isolée. C'est une opinion très personnelle, mais je crois qu’il va falloir que le combat soit permanent. On pourra obtenir des petites victoires mais fragiles si les mouvements ne sont pas assez consolidés dans leur ensemble.
Vous parlez aussi des contraintes illogiques imposées par le quotidien occidental. Est-ce qu'il y a une certaine critique décolonialiste dans votre écriture actuelle ?
Oui, c'est sûr. Je pense que notre système ne tient plus de tout. On le voit aussi, tout ce qu'on fait globalement à notre planète comme le dérèglement climatique dont on voit les manifestations. Que font nos politiques ? Peut-être qu'ils ne trouvent pas de solutions. Mais ils nous font croire qu'ils agissent. On est en train de tirer de plus en plus sur la corde. Tristement, je pense que cela va se terminer par des événements de grande violence. Et lorsqu'on dit grande violence, on sait que ce sont les mêmes qui vont en payer le prix.

Péruvien, passionné de littérature, écrivain, animateur radio, éditeur et musicien. Diplômé d’un master en ingénierie de projets culturels à l’Université de Bordeaux Montaigne, il travaille depuis plusieurs années dans le milieu culturel bordelais. Il est , depuis 2019, le coordinateur culturel de l'association bordelaise KLAC et l’éditeur de la collection de poésie Les rives embrassées. Il a publié les livres en espagnol Poesía en ruinas (Lluvia editores 2002) et Cuadernos de Navegación (Estruendomudo editores 2015), et ses poèmes ont été publiés dans plusieurs revues et anthologies.