Silène Edgar amplifie le bruissement : "j’écris comme d’autres manifestent"


Silène Edgar, lauréate de la résidence d’écriture francophone Nouvelle-Aquitaine/Québec 2024 a une capacité hors pair d’être à l’écoute du monde et le monde lui parle. Elle raconte comme ce séjour à Québec a été pour elle un moment de réinvention de soi et le temps de la redécouverte de ses processus et pratique artistiques : elle a fait avec la vie, expérimenté tout ce qu’elle a pu. Elle en revient avec de la matière plein les mains et le cœur et un projet ambitieux d’un reportage littéraire destiné aux adolescents.
Ta résidence, en quelques mots ?
Un cocon au cœur d’un tourbillon culturel.
Ton projet de résidence, en quelques phrases ?
C’est l’histoire de Youssef, mon cousin par alliance, né à Montréal de parents marocains. Adolescent, il se retrouve confronté à un racisme et à des différences sociales qu’il n’avait pas imaginés. Je veux raconter l’adolescent qu’il était, et ce pays. Il fallait aller sur place pour recueillir sa parole et comprendre le contexte.
Qu’est-ce que cette résidence t’a apporté en cinq points ?
- La découverte d’un pays et d’une culture différents.
- La légitimité de mon statut : j’ai été accueillie pour réfléchir et chercher.
- Le confort de la maison, de la structure.
- La frustration de ne pas pouvoir en profiter davantage, de devoir faire des choix !
- Le sentiment d’appartenir à une communauté littéraire avant, pendant et après la résidence — tous ces gens que j’ai écoutés sur la scène de la Maison de la littérature !
Trois images que tu gardes de cette résidence ?
Le bâtiment : cette cathédrale de la littérature tout en blanc.
Les glaces qui se défont au printemps sur le Saint-Laurent.
Le sourire de Juliette.
Comment a été ton projet de départ, comment a-t-il évolué ?
Souvent, je laisse mûrir mes projets pendant des années. Cette fois-ci, tout s’est fait dans l’urgence. En découvrant cette histoire, j’ai senti qu’il y avait quelque chose. La seule façon d’en savoir plus, c’était d’y aller. Mon projet n’était qu’une intention quand j’ai vu l’annonce de la résidence. Je suis revenue avec un projet plus abouti, mais aussi avec la sensation que je ne pourrai pas en faire une simple fiction. J’ai pressenti une autre forme, entre journalisme et écriture littéraire, entre documentaire et fiction. C’est un reportage littéraire, dont la matière première est la parole des gens, et j’ai envie qu’il s’adresse aux adolescents.
Ce que tu dis sur cette possibilité du genre entre fiction et réel m’intrigue.
Je n’aime pas aborder le réel de façon frontale. Je cherche une métaphore, un moyen de prendre de la distance. Souvent, j’ai une idée, un propos que je veux porter, puis je me documente. J’ai une scène, j’ajoute de la matière documentaire pour que les lecteurs comprennent. C’est comme dans un tableau : j’ai besoin du jaune pour faire ressortir le bleu. Je donne des éléments qui permettent de saisir le reste. Je pense à Rancière, à ce qu’il propose dans Le Maître ignorant : je ne suis pas celle qui sait, je propose de la matière au lecteur, dont le vécu est différent du mien, pour qu’il fasse son propre cheminement.
Tout à l’heure tu parlais de l’urgence, de quelque chose que l’on pourrait appeler l’intuition. Peux-tu en dire un peu plus ?
Parfois, je ressens qu’il faut y aller, qu’il y a un sujet dont il faut parler. C’est comme un bruissement que je dois amplifier. Il y a toujours cet effet d’effervescence, que je nourris. Finalement, j’écris comme d’autres manifestent. L’écriture est ma manière d’être dans un groupe social, d’appartenir. Il faut que le livre sorte au bon moment, qu’il provoque des débats et des discussions. À chaque fois, ce sont des questions qui m’habitent profondément. Il y a une urgence dans mon écriture. Souvent, je sens que je porte ce projet depuis longtemps, et je me dis : c’est le moment. C’est comme un ressort qu’on serre, qu’on retient, puis qu’on relâche. Quand il faut y aller — on y va.
Comment ça a été pour toi à Québec une fois arrivée ?
Intense ! À Québec, ils m’ont dit qu’ils n’avaient jamais vu une résidente profiter autant. Je sentais qu’il fallait que je prenne tout ce que je pouvais. Pour que les histoires naissent, il faut que je me nourrisse de tout ce qui est là, même sans savoir comment je vais m’en servir. Pendant deux semaines, je suis allée partout. J’ai assisté à toutes les rencontres, vu tous les spectacles de la Maison de la littérature. J’ai beaucoup marché. Au bout de deux semaines je suis allée à Montréal pour parler à Youssef. Les quinze jours suivants, j’ai retranscrit les entretiens et fait de l’art plastique. Créer avec les mains me permet de concrétiser ce que j’ai dans la tête. Je fabrique des objets, je me laisse porter par ce qui vient. Je dessine, c’est ma méditation. Je fais de la linogravure, c’est très concret. Je sais que si je continue à tirer le fil, je vais être épuisée, alors je laisse les choses s’installer. Au bout de ces quinze jours, je me suis sentie enfermée, je suis retournée parler à Youssef. J’ai recommencé à voir des choses, mais cette fois, je choisissais plus consciemment ce que je voyais. Je faisais attention à mon espace mental, je le respectais. Je suis allée au Musée de la civilisation à Québec plusieurs fois, je sortais quand je sentais que c’était trop, je marchais à pied, ne prenais pas le bus pour ne pas trop charger. Je quittais le théâtre au milieu d’une pièce quand je comprenais que quelque chose s’était débloqué en moi et que je pouvais rentrer écrire. J’ai enquêté aussi.
Enquêté ?
Oui, je me posais des questions très concrètes. Comment c’est — être étudiant à l’université ? Alors j’y allais, je passais du temps à la cafétéria, dans les couloirs. J’enquêtais le quotidien. Je voyais comment la vie me donnait des occasions de faire l’expérience, comme si j’étais québécoise. Pour cuisiner, j’avais besoin d’un batteur, je suis allée à Emmaüs à Québec, et j’en ai profité pour observer : les gens qui se déplacent à pied ne sont pas les Québécois installés. C’est impossible de survivre dehors si tu es seul. J’ai parlé aux personnes venues comme moi à Emmaüs, dont beaucoup étaient là justement pour discuter. J’ai passé du temps avec Youssef et sa femme Aïda, ma cousine, pris le bus avec eux, fait les courses, cuisiné, allée acheter des cadeaux pour leur fils chez One Dollar. J’ai lu uniquement des livres québécois, le journal de la ville, tout ce que j’ai pu trouver sur les autochtones aussi. J’ai commencé à appeler la glace "crème molle" !
Comment tu t’es sentie dans cette langue justement — la tienne et pas la tienne ? Qu’est-ce que ça a fait dans ton écriture ?
C’est curieux : j’arrive dans un pays où l’on parle français, je me sens chez moi, et très vite ce sentiment de familiarité s’efface pour laisser place à une étrangeté. On ne nomme pas les choses de la même façon, on ne range pas les idées de la même manière. Je suis curieuse de voir comment cela réorganise les pensées dans ma tête. J’aime chercher comment l’apporter dans mon écriture, travailler le vocabulaire pour que cela déstabilise le lecteur — et qu’ensuite ça lui devienne familier, comme s’il avait fait le séjour. À la fin, le lecteur dira aussi : "c’est le fun".
Est-ce que le lieu influence ton écriture ? Quel a été ton rapport au lieu de résidence ?
C’est curieux d’être seule au milieu de la ville, d’être isolée et à la fois non, d’être chez soi et pas chez soi. Je pense à tous ces gens qui ont occupé cet espace, cet appartement dans la Maison de la littérature, qui vont l’occuper après. Ça a été un chez-eux et là, pour un petit moment, ça va être un chez-moi. On s’installe, on découvre peu à peu l’espace, on apprend comment fonctionne le frigo et la machine à laver. Dans cet appartement, le mélange entre intérieur et extérieur est curieux. Je peux choisir de passer par l’intérieur pour sortir dans la rue et ne croiser personne, ou passer par l’extérieur, par la bibliothèque, et voir tout le monde. Dehors, il fait très froid. On reste à l’intérieur dans le cocon, ou on sort et on est toujours ramenés à l’étrangeté des choses — les boîtes de livres sous la neige, par exemple ! On fait ce qui est familier pour voir comment c’est différent, on retrouve de vieilles habitudes mais ce n’est pas pareil. La douche est étrange, et ensuite cette façon de faire va nous manquer. Tous ces boutons à appuyer, observer ces gestes du quotidien qui ne sont pas les mêmes, c’est aussi un crève-cœur : on ne le reverra jamais. Je pense à toutes ces personnes qui ont pris des habitudes dans cet endroit précis et l’ont quitté ensuite.
Cette résidence a changé ton processus d’écriture ?
Ça a été la première fois depuis si longtemps où je me suis retrouvée seule, éloignée de tous, à l’étranger — et d’une manière joyeuse. Je n’étais pas pressée. Cette résidence a légitimé ce temps dont j’ai besoin pour procéder, et j’ai découvert aussi ma façon d’écrire. J’ai beaucoup cuisiné au sirop d’érable, des plats québécois, et ça faisait partie du processus. C’est mon écriture qui se fait avec : chercher les recettes, les ingrédients, partager le gâteau avec les gens. À la sortie de résidence, j’ai invité les personnes de la Maison de la littérature pour montrer ce que j’avais fait : une exposition des objets d’art, des gâteaux. Pour écrire, j’ai besoin de toute cette matière. Le problème d’un écrivain, c’est que pendant très longtemps, nous ne sommes pas productifs : nous sommes en train de préparer. Je suis quelqu’un de rapide — quand j’avance, j’avance vite — mais avant cela, je prends mon temps. J’envisage l’écriture comme un escalier : il y a des marches et des contre-marches. Pour avancer, tu as besoin des deux — les marches pour y poser ton pied, et les contre-marches pour les soutenir. L’écriture, pour moi, c’est mettre en forme ce qui a déjà été préparé. Je sais qu’il faudra aller vite — c’est comme avec la peinture, il faut avancer avant que ça ne sèche. Quand cette bulle éclate, tu n’as plus de temps.
Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui, je me sens faire partie de la communauté littéraire. L’effervescence continue. J’ai l’idée de créer un lieu de résidence moi-même, où l’on pourrait passer du temps à écrire, mais aussi à faire de la poterie, de la cuisine, de l’art plastique, rencontrer des chercheurs. Cette idée, comme d’autres — comme mon reportage — s’inscrit dans un mouvement plus vaste, elle fait partie de ce bruissement que j’amplifie.

Aliona est née à Minsk (Biélorussie) en 1984 et vit et travaille en France depuis 2013. Elle a fait des études en Théorie d’art à Minsk, en Théorie de cinéma à Saint-Pétersbourg et en Création littéraire à Paris, travaillé comme traductrice, journaliste, enseignante et coordinatrice culturelle à Minsk et à Vilnius. Dans son écriture elle cherche une inclination, un déplacement, un chemin entre-deux — eaux, langues, genres. Elle écrit des romans d’autofiction et des essais, traduit depuis le russe et le biélorusse, participe aux créations collectives (expositions, livres d’artiste, performances). Le film de fiction-documentaire Notre endroit silencieux, inspiré de son premier livre et réalisé par Elitza Gueorguieva (2021), a été projeté dans de nombreux festivals.