C'est grand comme un immeuble
C’est grand comme un immeuble et intime comme un placard,
C’est toujours rouge il semble, rouge bleu blanc noir,
Sur du papier bien luxe, reliure deux agrafes,
C’est un livre à ras-bord de Laurent Lolmède
Qui vous feuillette les vues d’un quartier HLM
Par ses rues, par leurs noms, par leurs gens dans l’Histoire,
C’est une fraîche parution chez Ouïe/Dire éditions,
Portraits de rues fait mouche comme toute chose modeste
Que l’on traite en amie,
Regarde, et transmet.
ROUGE, comme ce bon cœur du bonhomme Lolmède. Cette pensée collective, cette attention pour l’ordinaire aussi idiot qu’attachant, c’est bien sûr le levain d’un artiste qui puise on the ground ses idées, et pense underground, toujours, son catalogue de crudités. L’homme de BD dessine depuis les lieux, tiers souvent, bars, concerts, depuis le quotidien – le sien, avant tout, parmi les autres, dans la proximité. Toujours, rapprocher.
On se souvient par exemple d’une de ses dernières publications : Pétages de plombs et autres faits très divers du confinement réunissait les copains dessinateurs convoqués pour une drolatique mission : dans la morosité confinée de 2020, ils s’emparèrent de titres de faits divers, tombés comme cheveux sur la soupe à la grimace d’un quotidien en panne de vitalité. À plus de cinquante crayons, ils illustrèrent une série de délires de décompression et autres extraversions relayés par les journaux d’alors, rubrique chiens écrasés. C’est le collectionneur-collagiste Musta Fior qui avait lancé la blague, et, avec le soutien de Pollen (la résidence d’artistes en milieu rural de Monflanquin), on auto-publierait cet inventaire parfaitement incongru, dans la collection sans lendemain des Gestes Barrières.
Lolmède vit un peu comme ça aussi, en réunion, notamment en résidence récidiviste dans une ville de la banlieue de Périgueux : ici point de colossale cathédrale romano-byzantine pour se mirer les coupoles dans l’Isle qui traverse. De l’autre côté de la rivière-frontière, ce sont les barres HLM et logements sociaux de la Cité Jacqueline-Auriol, à Chamiers. Un quartier qui n’a, vu comme ça, pas grand-chose, hormis qu’il brille de l’intérieur et fourmille d’histoires créées ensemble : Marc Pichelin, fondateur de la maison d’édition des Requins Marteaux et de la compagnie Ouïe/Dire, a investi le quatrième étage d’un immeuble pour créer une résidence de musiciens, poètes, artistes de toute sorte nommée Vagabondage 932 – 932 comme le numéro de leur premier appartement, avant destruction de la barre et relogement. Une confrérie peut-être, ramifiant au cœur du territoire, avec l’épicerie marocaine pour Q.G. (concerts, vernissages, expositions), avec ses habitants qui vous font l’hospitalité d’être voisins comme copains, et l’honneur de lire votre journal de quartier version tabloïd illustré, de découvrir les œuvres dans la cabane-galerie du jardin, de monter quelques heures à l’improviste pour dessiner en famille.
D’un coup de Paris-Bordeaux-Périgueux, Lolmède passe une semaine presque tous les mois depuis quatre ans à Chamiers. On vit à plusieurs dans le même appartement, travaille sur place, chacun son projet, bohème rock’n roll et liens d’amitié. Apprendre des autres aussi. Rigoler. Dessiner, pas tout seul chez soi, "On se voit en slip, ça change !".
Esprit fanzine, toujours. L’artiste vient de la BD alternative, qui veut qu’on fasse tout soi-même, dessin, photocopies, édition, vente, hors des circuits, toujours un peu à côté. À Chamiers, la maison qui l’édite respire encore l’esprit débrouille et le vent de liberté. Pot commun et idées folles : avec pour colocs des Troubs, Guillaume Guerse, SGLV, Louise Collet, Placid et B-Gnet, Lolmède partage l’habitude du sketchbook, de l’aquarelle, du crayonné – et l’attention aux vies minuscules ; avec pour compagnons de route ou influences des Robert Crumb, Julie Doucet et autre Stéphane Blanquet, Lolmède commet son œuvre sur la vie ordinaire, croquée sur le vif comme on dit.
"J’ai toujours aimé dessiner ce qui n’a a priori pas trop d’intérêt… Pour lui en donner !
Comme un coin de rue, avec une plaque de rue, dans un coin paumé."
Parti découvrir qui se cache derrière les noms propres dont places, allées et squares sont affublés, Lolmède poursuit son objectif dans Portraits de rues : repérage cartographique, recherches Internet, sélection des personnages puis reconnaissance par les pieds. Dehors, trouver l’angle, s’installer devant le panneau et dessiner. Il n’est pas dans l’hors-du-monde de l’atelier mais le nez au vent, à arpenter, questionner. Point de fiction, et même une représentation autobiographique à l’ouverture du livre, pour situer l’artiste dans l’espace-temps du comix : première planche, dernier strip, Lolmède pensif marche vers l’aventure qui vient, le carton à dessin sous le bras : "J’me cultive grâce au quartier ! Dingue !"
Le sujet, pour le dessinateur, c’est souvent "une idée à la con" qui éveille sa curiosité, "une envie d’apprendre des trucs et de les apprendre aux autres ensuite". Ici, focale sur la toponymie d’une banlieue, et en filigrane, celle de toutes les zones habitées : derrière les noms qui s’affichent, il y a des histoires cachées ; derrière les baptêmes municipaux, des choix symboliques ; et dans le paysage quotidien, des figures de tutelle, qui observent nos allées-venues. Combien de plaques passons-nous sans les lire, hommage aux illustres connus de nom, aux inconnus qui sur place se sont illustrés ? Cette trace dans le paysage est omniprésente et mystérieuse, répétitive et imprévisible : dans le livre de Lolmède, Gérard Mouty, 1er président du pétanque-club de Chamiers (photo not available, décédé en 1972), côtoie des célébrités plus internationales comme Coluche, Mandela, Jesse Owens ou Gustave Eiffel.
Page de gauche, la vue de la rue désormais bicolore, née du crayon télévision du dessinateur. C’est son double embout de travail depuis quelques années – depuis l’affaire du scooter carbonisé par les jeunes au pied de l’immeuble de Chamiers : il l’a dessiné, agrandi, passé à la couleur. Suivrait une série de carcasses de bagnoles et tracteurs brûlés du Lot à la Dordogne avec "un aspect dinosaure rock, monstre cramé" du plus bel effet. Et puis, c’est resté. Le rouge, et le bleu.
Page de droite, le portrait du personnage en noir et blanc auréolé d’éléments biographiques et de citations à main levée qui se juxtaposent en bulles, cases, cartouches et typographie sauvage. Albert Camus, par exemple. En regard de sa plaque qui émerge d’une haie, il dit, la clope au bec : "La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité." Ailleurs, Romain Rolland échange un millier de lettres avec Stefan Zweig et confie à son journal : "Il est horrible de vivre au milieu de cette humanité démente, et d’assister impuissant à la faillite de la civilisation." Une sélection d’humanistes qui confirme le regard de l’artiste en collecte, et ce qu’il choisit de transmettre puisqu’il l’a regardé.
BLEU comme ce regard du bonhomme Lolmède, et ROUGE comme le bon cœur qui dit communauté, Portraits de rues indique les couleurs du ciel par-delà les immeubles, l’image derrière le nom, l’histoire derrière l’image. Laurent Lolmède cherche, trouve et complète, dans le présent du trottoir, le texte à trous de la cité.
(Photo : Günther Vicente)