Carlos Mayor : traduire dans l'échange
Carlos Mayor, qui vit à Barcelone, est traducteur de l’anglais, du catalan, du français et de l’italien. Lauréat de la résidence Traduction, il a travaillé cet été au Chalet Mauriac de Saint-Symphorien à sa traduction en espagnol du roman Après la guerre, d’Hervé Le Corre, paru aux éditions Rivages en 2014 et dont l’action se déroule pour partie dans le Bordeaux des années 50. Peu de temps avant la fin de sa résidence, et se préparant à passer quelques jours dans la capitale girondine où il n’était encore jamais venu, concentré sur son travail, d’ailleurs pas encore terminé, Carlos Mayor a accepté de répondre, dans une période estivale post-confinement (avec une certaine distance, au moins 1 mètre 50, mais avec beaucoup de précisions néanmoins), aux questions de Prologue.
Avant de connaître un peu mieux votre parcours, j’aimerais que vous me disiez ce qui a motivé votre désir d’être en résidence, de vous installer dans un lieu que vous ne connaissez pas, et donc sans doute de quitter une routine, que j’imagine parfois bienfaisante, rassurante, nécessaire, dans le cas d’une activité comme la vôtre ? Que vous apporte ce moment, tout au moins qu’avez-vous attendu qu’il vous apporte ?
Carlos Mayor : Les résidences sont toujours pour moi un moment pour réfléchir, pour s’isoler et pour être en contact avec d’autres collègues, parfois traducteurs, parfois qui travaillent dans le domaine littéraire, ou pas, comme ici, où il y a une pluridisciplinarité. En même temps que moi, au Chalet Mauriac, il y a Heli Alik, une traductrice estonienne, avec laquelle j’ai beaucoup discuté, et aussi une écrivaine et un musicien qui sont sur un projet commun. C’est toujours un apprentissage de voir des collègues qui sont sur des combinaisons de langues qui n’ont rien à voir avec la tienne, et qui ont soit des problèmes identiques, soit très différents, mais pour lesquels les solutions sont similaires aux tiennes.
J’ai déjà fait plusieurs résidences, la première fois au Banff Centre, au Canada, où il y avait quinze traducteurs — la moitié venue d’Amérique du Nord, la moitié du reste du monde — avec chaque jour des tables rondes, des présentations de notre travail, et cela a été une expérience qui a beaucoup changé ma perspective. J’ai alors décidé que la résidence était aussi quelque chose à quoi je voulais participer — et il ne manque pas de lieux dans le monde !
ALCA propose aussi, par exemple, une résidence plus solitaire (la résidence de la Prévôté, à Bordeaux), cela vous intéressait-il moins ?
C.M. : Je pouvais choisir, mais venir ici pour être tout seul dans un appartement me tentait moins, j’avais envie de partager avec d’autres. Même si être isolé te donne beaucoup de temps pour travailler, pour connaître le lieu, etc.
Dans le cas de cette résidence, justement, à l’occasion de laquelle vous traduisez un roman d’Hervé Le Corre qui se déroule à Bordeaux, cela a-t-il eu une incidence sur votre candidature — une envie de travailler à proximité, avec la possibilité peut-être de mieux appréhender la ville ? Faut-il d’ailleurs selon vous tenter si possible d’en passer par là ?
C.M. : Je ne crois pas que cela soit nécessaire — hier, il fallait parfois se déplacer pour vérifier certains détails, aujourd’hui Internet permet de le faire sans bouger, si tu as besoin de voir le lieu, tu peux aller en quelques clics à Los Angeles avec Googlemaps ! — mais s’agissant de cette résidence, il y a eu une série de coïncidences magnifiques, tout s’est mis parfaitement en place. J’avais vu l’appel pour le Chalet Mauriac et j’en avais parlé avec mes éditeurs, qui très vite m’ont proposé ce roman d’Hervé Le Corre, qui justement se passe à Bordeaux et où habite aussi l’auteur. Mais la candidature est assez difficile, car elle demande d’avoir, plus d’un an à l’avance, un contrat signé, ce qui est plutôt inhabituel en Espagne, où sans doute nous travaillons trop rapidement et où les contrats ne sont pas établis aussi longtemps à l’avance. Le plus souvent, les projets sur lesquels je travaille sont des commandes — pour moi cela a presque toujours été le cas, je ne suis pas un traducteur qui fait ou a besoin de faire des propositions, même si cela arrive en Espagne pour des traducteurs de langues et de pays pour lesquels les éditeurs ont l’impression de ne pas pouvoir connaître ce que proposent leurs littératures. Mais pour les langues avec lesquelles je travaille, ils pensent devoir et pouvoir construire eux-mêmes leur catalogue.
"Hervé Le Corre m’a raconté des histoires qui ont à voir avec le roman, m’a parlé des décisions qu’il a prises du point de vue de la langue, et aussi de ses influences, des livres et des films qu’ils aiment, des changements qui ont transformé Bordeaux."
Pour poursuivre un peu autour d’Hervé Le Corre, avez-vous pu le rencontrer, aviez-vous déjà échangé avec lui, y avait-il une nécessité pour vous de le faire ?
C.M. : C’est une expérience un peu singulière pour moi parce que j’ai eu une année pour me préparer. Je pensais faire une grande partie de la traduction avant de venir et la finir ici, mais pas mal de choses ont changé entre-temps et je n’ai presque pas eu la possibilité d’y travailler, je n’ai pu commencer que quelques semaines avant ma venue. Mais, autre coïncidence, une traduction d’un autre roman d’Hervé Le Corre est parue en Espagne en janvier, il a été invité à Barcelone pour une table ronde, et j’ai pu le rencontrer un court moment. Il est ensuite venu me voir au Chalet Mauriac et puis nous avons dîné ensemble. Il m’a raconté des histoires qui ont à voir avec le roman, m’a parlé des décisions qu’il a prises du point de vue de la langue, et aussi de ses influences, des livres et des films qu’ils aiment, des changements qui ont transformé Bordeaux. Même s’il avait eu bien sûr des contacts avec plusieurs d’entre eux, il rencontrait pour la première fois un de ses traducteurs !
Entrez-vous souvent en contact, quand cela est possible, avec les auteurs, ou bien cela est-il rare ?
C.M. : C’est rare, même si cela est devenu plus facile, avec les divers réseaux, de prendre contact avec ou de rencontrer les auteurs, mais je ne crois pas que ce soit toujours nécessaire. Parfois le problème est du côté de la langue espagnole et ils ne peuvent pas t’aider, parfois du côté de la langue originale et tu peux trouver quelqu’un à Barcelone pour te permettre de le résoudre. L’aide peut surtout porter sur des situations que tu ne comprends pas.
Bien sûr, si tu as la possibilité de rencontrer l’auteur, discuter avec lui est toujours intéressant. Je traduis aussi du catalan vers l’espagnol, et l’année dernière et cette année j’ai eu la chance de traduire trois auteurs que je connaissais, et dans deux cas j’ai rencontré les auteurs avant de lire leur livre. L’une, écrivaine, traductrice également, m’a dit on va prendre un verre et je te raconte le livre. Et cela a été formidable. L’année dernière, je suis allé en résidence au collège de traducteurs Looren, à Zurich, et j’y ai croisé un écrivain catalan qui terminait son séjour. Quelque temps plus tard, il a reçu le prix San Jordi pour un roman qui se déroulait en partie là-bas, et il a demandé que j’en sois le traducteur en espagnol : je connaissais le lieu et certaines personnes que j’avais rencontrées étaient même, sous des noms différents, personnages de cette fiction. Dans ce cas aussi, j’ai rencontré l’auteur avant de traduire son livre, il m’a expliqué un certain nombre de ses choix, et cela a été très utile à mon travail ensuite. Avec les auteurs catalans, les rencontrer est donc très intéressant parce qu’ils ou elles ont beaucoup à dire sur la traduction (en espagnol), ce qui n’arrive pas tout le temps.
Parfois cela peut créer davantage de problèmes que d’en résoudre !
C.M. : Dans ces cas, je crois que non, parce que ce sont des traducteurs qui écrivent aussi et qui connaissent bien le métier, et aussi l’autre langue, parce qu’ils sont bilingues. Si c’est un auteur étranger qui parle ta langue par contre… J’ai un collègue traducteur anglais qui me disait que cela lui arrivait tout le temps, parce que tout le monde parle anglais, bien ou mal, croit qu’il peut t’aider, et a quelque chose à dire !
Venons-en maintenant à votre début, à votre entrée en traduction, qui, dites-vous sur votre site Internet (très bien fait, on y reviendra), s’est faite par une nouvelle de E.M. Forster, "grâce à une merveilleuse professeure qui m’a encouragé à entrer dans ce monde". Je ne sais pas à quel moment de votre vie cela a eu lieu, mais qu’avez-vous trouvé dans cet exercice qui vous a donné l’envie de poursuivre dans cette voie ?
C.M. : C’était un récit, traduit donc de l’anglais vers l’espagnol, j’avais 17 ans, au lycée, et j’ai dit à l’enseignante (je suppose que je n’étais pas encore bien éduqué !) que je trouvais que le cours était trop facile. Je croyais alors qu’elle m’avait dit : tiens traduit ça, et apparemment elle m’avait dit : tiens, lis ça, et après on en parle. J’ai alors passé des heures et des heures sur la machine à écrire de ma mère, à une époque où ma seule référence était le latin, que j’adorais — l’apprentissage d’une langue par le changement d’ordre des pièces.
Ensuite ma professeure m’a donné d’autres textes à lire et à traduire — ce que je faisais chez moi d’abord, et puis ensuite aussi en classe, dans un coin, pendant les deux dernières années du lycée. Ensuite elle m’a dit qu’il existait des études de traduction et m’a aidé dans mon orientation. J’ai ainsi pu continuer dans un domaine où j’avais commencé très jeune ! L’anglais était enseigné au lycée, je parlais espagnol et catalan, l’italien est venu à l’université, avec mon idée un peu obsessionnelle de vouloir apprendre une autre langue. J’avais choisi l’allemand… or j’ai très vite vu que je n’aimais pas cette langue, alors j’ai commencé aussi l’italien, à l’Institut italien de Barcelone, en parallèle. J’ai malgré tout fini les études d’allemand, mais ce n’était pas pour moi !
Parmi vos nombreuses activités, il y a aussi l’enseignement de la traduction. Comment présentez-vous cet exercice si particulier à vos élèves, quels mots utilisez-vous pour leur faire appréhender ce que vous faites et ce qu’ils pourraient faire ?
C.M. : Ce n’est pas facile du tout mais je crois que ce qu’ils aiment avec un professeur comme moi est que je leur parle de la vie réelle, professionnelle, ce que peut-être ils ne voient pas avec d’autres enseignants. J’essaie d’être toujours optimiste — même si parfois le marché et le monde éditorial en général n’incitent pas trop à cela — parce que non seulement pour moi c’est un métier, mais c’est aussi quelque chose que j’adore. Alors je leur dis : si tu as la curiosité de connaître le monde, ce métier est fait pour toi. Comme celui de journaliste, de documentaliste. Si tu as la curiosité de connaître de nombreux domaines, c’est pour toi parce que tu vas faire plusieurs voyages. Avec chaque livre, chaque film, chaque série, même si tu traduis des choses que tu n’aimes pas trop — et cela arrive souvent parce que c’est un métier — tu vas toujours traverser des mondes, apprendre beaucoup et ensuite avoir un résultat. Ce voyage, cette aventure, continuent à me faire aimer la traduction, et c’est ce que je peux transmettre aux étudiants.
Une autre de vos spécificités, me semble-t-il, est de travailler dans des domaines très variés — fictions littéraires, essais, romans graphiques, livres pour la jeunesse, textes sur l’art, etc. De quelles manières abordez-vous une traduction, changent-elles selon le genre des textes ? Traduire une bande dessinée n’est sans doute pas la même chose qu’un album jeunesse, ou qu’un prix Nobel de littérature… Et aussi, lisez-vous le texte préalablement ou bien, comme certains, préférez-vous découvrir le texte en le traduisant ?
C.M. : Je trouve très important de se documenter, alors lire d’abord le texte est la façon la plus évidente de le faire. Je trouverais très difficile — pour un livre par exemple comme celui d’Hervé Le Corre — de le traduire sans l’avoir lu avant. Le travail serait plus compliqué, je crois. Bien sûr, tu peux toujours revenir sur ton travail, mais c’est mieux d’avoir une version déjà très précise.
"Dans la littérature, tu ne sais jamais ce qui va arriver, tu connais plus ou moins le monde dans lequel cela se déroule, mais tu peux avoir un chapitre où les personnages font de la plongée, alors tu dois connaître les termes précis…"
Ensuite, quand on parle de genre, cela change surtout si tu dois traduire un essai ou de la fiction — le roman, la bande dessinée, sont la plupart du temps dans le domaine de la fiction, alors seules les contraintes changent, mais pas la manière de l’appréhender. Par contre, pour une traduction portant sur un catalogue d’une exposition très spécifique, tu devras faire un travail de documentation sur la terminologie plus important, plus vaste. Dans la littérature, tu ne sais jamais ce qui va arriver, tu connais plus ou moins le monde dans lequel cela se déroule, mais tu peux avoir un chapitre où les personnages font de la plongée, alors tu dois connaître les termes précis… Cela peut arriver à tout moment dans la fiction. Tu as davantage de surprises que dans un domaine plus technique, plus limité, plus circonscrit dès le départ.
Vous traduisez vers l’espagnol depuis plusieurs langues (français, catalan, anglais, italien) : là aussi, la position du traducteur change-t-elle selon les langues ?
C.M. : Quand je traduis entre l’espagnol et le catalan, dans un sens ou dans l’autre, cela change complètement parce que — même s’il y a parfois des mots que je dois chercher — je comprends parfaitement l’original, et je suis dans un monde davantage de création, où tout se passe à l’intérieur. Parce que les langues sont très proches, je perçois un processus plus intime. Avec l’anglais et l’italien, que je traduis depuis des années, je suis très à l’aise ; avec le français, que j’ai appris plus récemment et n’ai pas étudié — je le parle parce que je me suis marié avec un Français —, j’y trouve un défi nouveau, gratifiant.
Diriez-vous que pour un traducteur le plus important est surtout de maîtriser parfaitement les subtilités de sa propre langue, celle dans laquelle il traduit ?
C.M. : Oui, bien sûr, parce que tu écris. Je ne suis pas exactement un écrivain, dans le processus, mais je fais un métier d’écriture. Il est nécessaire de très bien lire la langue étrangère, de bien en connaître la culture, et de savoir où tu peux rencontrer des problèmes. Vis-à-vis du français, je sais, parce que j’ai une certaine expérience, percevoir le moment où il y a de petites alarmes. Alors soit je cherche moi-même la solution, soit je parle avec mon mari — traducteur lui aussi, vers le français. Je ne sais pas si je serais arrivé à traduire cette langue sans lui, car à chaque fin d’un travail, je passe le temps nécessaire pour lui poser des questions précises — et il fait la même chose avec moi par rapport à l’espagnol et au catalan.
Même si parfois je pense connaître la solution, le fait de pouvoir échanger avec lui me tranquillise. J’ai traduit depuis le français pour des musées, le Louvre et le Jeu de paume, et aussi des bandes dessinées, mais ce n’est pas ma langue principale de traduction.
Quatre choses m’ont particulièrement étonné à la lecture de votre site Internet. La première, je l’ai déjà mentionnée, est l’incroyable diversité des traductions que vous avez réalisées, que l’on trouve moins en France je crois, où un traducteur multiplie moins les projets, dans des domaines aussi variés : l’obligation de travailler beaucoup, quels que soient les projets, est-elle la seule explication ?
C.M. : Il y a bien entendu des raisons économiques, parce que tu dois beaucoup travailler en Espagne si tu veux vivre de cette activité, mais c’est aussi, comme je l’ai dit précédemment, la curiosité. Il y a des projets que je fais parce qu’ils m’intéressent beaucoup… et avec lesquels je ne devrais pas m’engager, car cela me contraint parfois à ne pas prendre de vacances pour les mener au bout ! On voit comment une bourse de résidence comme celle du Chalet Mauriac aide beaucoup, car elle permet de dédier davantage de temps à un projet spécifique.
Travaillez-vous sur plusieurs projets en même temps ? Depuis différentes langues ?
C.M. : Oui, mais j’essaie de ne pas faire deux choses différentes dans la même journée. J’ai toujours des projets de traduction de romans, et si je dois faire quelque chose de plus court, pour un catalogue, une bande dessinée, je laisse le roman, ce qui lui permet de devenir un travail moins lourd. Parce qu’être seul avec un texte unique pendant plusieurs mois peut se révéler très difficile et cela oblige à être très discipliné. Et comme en Espagne les délais accordés par les éditeurs sont souvent assez serrés…
La deuxième chose qui m’a surpris est la présentation de vos activités sous trois rubriques : traducir, escribir, hablar, soit donc vos fonctions de traducteur, journaliste et enseignant. Je me demandais comment chacune nourrissait l’autre, et l’importance pour vous de les mener de front, autant que faire se peut ?
C.M. : Mon métier est celui de traducteur. J’ai fait aussi des études de journalisme, et ces deux domaines ont beaucoup à voir : la curiosité, je l’ai dit, et cette idée d’entrer dans un monde, de s’y investir pendant un temps, et d’en sortir, avec la possibilité également de connaître plusieurs mondes. Désormais, quand j’écris, ce sont presque toujours des articles sur la traduction, et comme enseignant, il s’agit aussi de mon expérience de traducteur que je peux apporter aux étudiants. À l’université, pendant mes études, une enseignante m’avait donné l’opportunité d’aller en Jamaïque donner des cours de traduction. Ce fut bien sûr une expérience personnelle fantastique, mais aussi une occasion de réfléchir sur le métier — même si à l’époque je n’avais pas beaucoup d’expérience. Quelques années après, j’ai su que je voulais poursuivre dans cette voie, et l’université m’a permis de le faire à nouveau. Je suis un traducteur qui fait des cours.
"Cette idée de la solitude du traducteur, je ne la partage pas. Il y a plus de vingt ans, j’ai commencé à travailler avec d’autres dans un bureau et cela a changé complètement ma perspective."
Vous écrivez : "Traduire est une tâche passionnante qui répond à de nombreuses préoccupations, mais ce que j’aime peut-être le plus dans cette profession c’est…" — et parmi une liste de six raisons, il y a celle de "Travailler en équipe", et c’est la troisième chose qui m’a intrigué. Cela demande quelques éclairages, s’agissant d’une activité que l’on imagine plutôt solitaire…
C.M. : Cette idée de la solitude du traducteur, je ne la partage pas. Il y a plus de vingt ans, j’ai commencé à travailler avec d’autres dans un bureau et cela a changé complètement ma perspective. À l’époque je trouvais peut-être l’activité trop solitaire… J’ai rencontré un copain qui partageait un local, à Barcelone, et on s’est mis ensemble : il y avait des Anglais, des Catalans, des Français, presque une quinzaine de personnes. Si j’avais des problèmes d’anglais, je pouvais échanger avec eux, qui pouvaient nous interroger sur l’espagnol et le catalan. Ce fut pour moi une nouvelle école, que j’ai découverte en même temps que les associations de traducteurs. J’ai appris alors à mieux me débrouiller avec les clients éditeurs, j’ai donné des cours dans des associations… Je travaillais déjà avec des musées, une de mes collègues aussi, et on a eu l’idée de créer un collectif spécialisé dans le monde de l’art, Barcelona Kontext. Nous étions sept — cinq maintenant — et on a commencé à travailler en équipe : nous faisions parfois le même catalogue vers l’espagnol, le catalan et l’anglais, ou bien le catalogue avait des textes en espagnol, en anglais et en italien, sur lesquels plusieurs d’entre nous travaillaient, et nous partagions les glossaires, les commentaires, puis nous faisions les épreuves [état provisoire du travail, qui sera soumis à correction avant le tirage définitif, ndlr] ensemble. Le collectif existe depuis seize ans, les collègues ont changé, le lieu plusieurs fois également, mais on fait encore beaucoup de projets ensemble. Ce travail en équipe nous a beaucoup aidés, nous permettant d’accéder à des projets qu’un musée ou un centre d’art n’aurait pas confiés à une seule personne.
Dans mon travail de traducteur d’un roman, d’une bande dessinée, d’un livre jeunesse, etc., je vois de plus en plus comment je fais partie d’une chaîne et suis en contact avec les autres maillons. Je viens de recevoir les épreuves d’une BD de Joe Sacco [dessinateur américain, dont les livres ont énormément de textes], je travaille avec l’éditrice, le correcteur, nous faisons de nombreuses modifications. Trois personnes travaillent sur un texte identique, même si nous ne nous voyons pas. C’est très important pour moi. Mais bien sûr, pour un roman comme celui d’Hervé Le Corre, je dois me débrouiller tout seul.
La quatrième chose qui m’a intrigué… c’est votre site Internet lui-même ! Parce que j’ai rarement vu des traductrices ou traducteurs français promouvoir et mettre autant en valeur leur travail (jusqu’à cette rubrique "Prochaines publications : traductions dans les différentes phases de cuisson"), et y mêler même, comme vous le faites, des réflexions sur leur travail ? À quoi cela répond-il chez vous ? Pourquoi cette importance accordée à la mise en valeur de vos activités ?
C.M. : J’ai commencé il y a vingt ans. D’abord en voyant un collègue qui l’avait fait, qui m’a donné l’idée. Récemment je l’ai reconstruit complètement. Cela me sert bien sûr à faire connaître mon travail, mais ensuite aussi à me souvenir, parce que je travaille depuis trente ans, et il y a des choses que j’avais oubliées. C’est bien pour moi de voir tout ce que j’ai fait, comment cela a évolué, la part des langues que je traduis qui change, et cela me permet aussi de réfléchir sur le métier.
Cette étonnante période de confinement que nous avons traversée, comment l’avez-vous vécue, d’un point de vue personnel, et quelles incidences a-t-elle eu, aura-t-elle, sur votre vie professionnelle ?
C.M. : Je ne pouvais pas sortir alors j’avais créé mon bureau chez moi. Comme pour tout le monde, c’était un moment d’incertitude alors j’avais du mal à me concentrer, à lire aussi. J’ai eu la chance d’avoir des projets en cours, que j’ai dû mettre plus longtemps à réaliser. Mais j’ai été occupé tout le temps — j’avais du travail pour une année ! Des collègues, qui avaient fini leur travail, n’ont ensuite pas eu de commandes, évidemment. Cela commence à reprendre. Il y a eu malgré tout un vrai ralentissement, même si pour ma part je n’avais pas besoin immédiatement de nouveaux projets.
Parmi les souvenirs que vous conserverez de cette résidence, y en a-t-il un que vous accepteriez de partager ?
C.M. : Le fait d’avoir rencontré Hervé Le Corre : parce que, même si comme je l’ai dit je ne crois pas qu’il soit nécessaire de rencontrer l’auteur d’un livre que l’on traduit, ce fut une expérience formidable, et utile pour mon travail, de l’entendre raconter l’écriture de son roman, le pourquoi de ses décisions — écrire au présent par exemple —, ses références… Une soirée que je n’oublierai pas !