Chalet Mauriac, la petite porte
Ce sont "mes expériences" du Chalet qu’il faut dire. Et dire de la répétition qu’elle construit. Et dire ce qu’elle construit. À convoquer les souvenirs, je les découvre nombreux, trop nombreux, désordonnés, sans chronologie, il va falloir choisir, j’en souffre déjà.
Petites phrases, sensations, beauté des arbres et de la rivière minuscule tant qu’on doute d’avoir vu la rivière, les noms et les prénoms, ce dimanche où tout le monde est parti (à Bordeaux, au lac, ailleurs), on a été seule au Chalet, seule comme jamais, dans l’incroyable amitié qui s’est mise un moment en retrait, comme pour mieux se dire "l’amitié", parfois l’amitié n’a qu’une saison, ce sera donc l’amitié d’une saison, l’automne au chalet, avec couleurs roussies et les ciels et ces troncs coupés et ces troncs embrassés et les cimes dans le cœur du nuage, le seul ; ici, je veux dire les scènes, les forces et marées, les rires et la solitude qu’on cherchait, celle-là exactement, celle qu’on n’avait jamais trouvée, les pins et ce que d’eux j’aimais déjà, il y avait eu un avant, on ne le connaissait pas, c’est comme ces rêves qui reviennent : on connaissait ce lieu, on connaissait ce lieu qui paraît, on le connaissait sans savoir qu’on le connaissait, et ce jour des moucherons, c’était donc l’automne alors que l’été, le bel été, finissait chez moi, pas si loin géographiquement mais un monde nous séparait, imaginairement un monde nous séparait, il y avait cette difficulté à laisser aller l’été à cause de l’enfance et des bouleversements, celui du temps revenu des classes où on pleurait la qualité du temps ou de la durée perdus, la tristesse était immense, je disais "on ne touchera jamais à mes étés", ils devaient être longs, lents, stables, trop longs, trop tenus, sable et soleil, chaque fois systématiquement ils se retrouvaient coupés par la rentrée et par l’automne, par les couleurs, la lumière de biais, cette fois la rentrée serait au Chalet et la tristesse s’en trouvait chassée, la bibliothèque devenait le lieu où écrire, c’était parmi les contes réunis par Félix Arnaudin et parmi les livres d’amitié, après une journée de travail c’est le moment de la promenade au parc ou plus loin si jamais ; j’ai promis des scènes alors en voici une : aujourd’hui est un jour spécial, le jour de l’enterrement d’une parente de parente des Mauriac, enfermés dans les chambres nous regardons la procession, c’était sa dernière volonté, faire, morte, un tour du parc merveilleux qui entoure le chalet qu’elle a connu enfant, nous sommes nous-mêmes comme les enfants, cachés dans les chambres pour un peu nous ferions les imbéciles sur les lits, nous sauterions, sauterions, comme lors de vacances avec cousins et cousines, pendant que les adultes en bas promènent en calèche alors qu’ils nous ont obligés à la sieste ; en soirée et réguliers ce sont les rendez-vous du Cercle, Thomas, Laetitia, Dominique, Vincent, Liuna et les repas en commun, la source et les sources, Chantal dit que si c’est peut-être le jour des moucherons, c’est surtout celui des chasseurs, dans la forêt de Saint-Léger-de-Balson tu verras les palombières, cette fois je m’étais écartée des sentiers, plus longtemps et plus loin que d’habitude, c’était au temps de la chambre piquetée de post-it de toutes les couleurs, au temps d’écrire Épopée, j’ai marché jusqu’à la source, en cachette j’allais y boire l’eau miraculeuse puisque je croyais aux miracles autant que je les attendais, mais il était trop tard pour la cachette : il y avait du monde, une femme remplissait des bidons, elle raconta connaître quelqu’un qui volait, par un système souterrain de circuits, l’eau miraculeuse. Voler l’eau des miracles ne l’étonnait pas, elle était tellement désirable, cette eau de la source, délinquance versus sainteté, la dame disait aussi que l’eau guérissait les yeux, et qu’après en avoir bu elle avait retrouvé la madone qui était devenue sous ses yeux rien d’autre que l’homme qu’elle s’était mise tout de suite à aimer.
C’était lors du dernier séjour, c’est encore l’automne : avec Ali, alors que j'ai mal à la tête, faire dans le parc au milieu des pins des exercices de respiration, des exercices de patience ou de méditation et soudain, tout naturel, parce qu’il nous faut remercier ce qui nous entoure et qu’il nous faut ouvrir la bouche pour faire entrer l’air, inspirer expirer, s’entendre dans les pins dire ou clamer, heureux, "Allah Akbar, Allah Akbar", en faisant les mouvements des bras et du bassin.
Mauriac, pour moi, c’est un retour. Le Chalet, oui, mais Mauriac lui-même : son engagement en Algérie, contre la torture et contre l’enlisement de la France qui ne veut rien lâcher, qu’est-ce qui fait que, alors qu’on appartient à un groupe (les écrivains catholiques), on pense par soi-même, et on rage, enrage, n’abandonne jamais ? Je choie autant la fidélité à soi-même et aux siens que cette capacité à bifurquer.
Ici, l’intelligence œuvre : les petits pas, les petits souffles, les compréhensions à demi, les entières confiances, Aimée et Chantal, les fées du Chalet, ancrent et déplacent, font les liens et les lieux.
Il y a eu ce jour de l’exposition, au Cercle, des outils de la lande d’autrefois. Mon grand-père était résinier, si ma grand-mère était, dans la haute lande, placée chez les autres. Voilà pour le retour.
C’est au Cercle, à cause du temps ce n’est pas sur la scène-terrasse du Chalet avec le ciel immense et torturé, c’est au Cercle et c’est avec le musicien Vincent Houdin, c’est le retour du spectacle, on dirait presque qu’on a chanté.
Toute l’enfance, ça a été la route, entre les pins aussi mais pas les mêmes. Plus à l’ouest, plus au sud. Chaque été (été qui devait, malgré la monotonie, tenir, durer), il fallait attendre sur cette route, quelque chose. Quelque chose devait arriver.
Ici, les journées ne sont pas longues, on ne les voit pas passer. Elles plongent pourtant au cœur du temps et de cette enfance-là, où on le savait : le merveilleux aura lieu. Ici aussi, il va avoir lieu, à moins qu’il n’ait déjà eu lieu.
Je fais un rêve, souvent. C’est une maison. Il y a du monde. Des installations pour enfants. De l’ouvrage à faire. On y est bien et déplacés. Il y a de grandes portes et il y a une petite porte. La petite porte nous rappelle infiniment à nous. C’est indescriptible. À nous et à tout ce passé qui s’est accumulé, qu’on ne saurait raconter. Il est là, au bois de la porte, où attendent Chantal, et Aimée.