"Contre toute lumière dansent mes ombres" : un travail collectif
Contre toute lumière dansent mes ombres est un film de Sylvain Beaulieu mais surtout un film collectif, avec un co-réalisateur, une monteuse, un ingénieur du son-monteur son-mixeur, une productrice, un compositeur, et beaucoup d'amis pour accompagner le parcours du réalisateur malvoyant1. Rencontre avec Sylvain Beaulieu lors de la journée d’études organisée autour du film le 3 décembre 2024 à Poitiers.
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Comment l’idée de ce film naît-elle ?
Sylvain Beaulieu : L’envie de ce film est née il y a une douzaine d’années lors d’une discussion avec un ami, Nicolas Contant, chef opérateur et réalisateur. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire, et si cette idée a pu germer, c’est grâce à cette amitié.
Au début, je voulais travailler sur l’image, sur des effets optiques qui simuleraient ma vision, une vision devenue parcellaire depuis ma maladie. L’autre idée, c’était le clown : partir à la rencontre du clown, mettre en scène des maladresses, des quiproquos, et se dire que ce serait l’occasion d’une enquête sur moi, sur mon identité fragmentée par la perte de la vue. Le clown me plaisait parce que c’est une figure subversive, transnorme, il ne peut pas être enfermé dans une case, il déborde. Cela me permettait une forme d’exploration, de dérision aussi.
Le film aujourd’hui, et notamment dans sa dimension intime, ne ressemble pas à ces intentions de départ ?
S.B. : Non, il s’est transformé. Au début, c’est Nicolas qui filmait, et il y avait encore ce désir de travailler à la vision subjective. Mais j’ai eu le sentiment que le film m’échappait, et j’ai eu envie de m’emparer de la production d’images, avec un dispositif simple. J’ai utilisé différents outils, nous avons essayé la GoPro, le dictaphone, puis le téléphone portable mais l’idée du journal filmé n’existait pas encore.
L’autre changement, c’est la place de la dimension politique...
S.B. : Avec Nico, nous étions complètement d’accord sur les aspects politiques que nous voulions défendre, et lui voulait aller plus encore dans cette direction. Nous voulions aborder la question du handicap, de biais, l’exploser même. Par exemple, en disant que la personne handicapée pouvait être vue comme un prototype du futur puisqu’elle reçoit déjà un salaire universel et n’est plus si dépendante du travail par rapport au salaire. Dans le film, c’est discret finalement.
Oui mais c’est marquant, ça apparaît dans deux scènes, l’une où tu t’adresses à Emmanuel Macron, l’autre où tu parles avec ta mère.
À quel moment le film prend-il une direction autobiographique ?
S.B. : En 2015 et 2016, je participe à un atelier à la Maison des étudiants autour du cinéma à la première personne, mené par Odile Mendez Bonito (qui deviendra la productrice du film). Là je réalise un court métrage en quelques mois. Ça m’a permis de bosser avec des amis, Nicolas (Contant), Vincent (Lapize), Colin (Peguillan). C'était également l'occasion d’y mettre tout ce qui me trottait dans la tête : la poésie, le burlesque, la construction des images, l’expérimentation. Mais ça m’effrayait un peu, le documentaire autobiographique. J’avais l’impression qu’en fiction, il y avait beaucoup plus de liberté.
À la suite de ces premiers essais, et de cet atelier, le film entre en production avec Corpus Films, à Poitiers.
S.B. : Cela nous a permis de préciser les rôles, même si réalisateur / co-réalisateur dans la réalité, c’est plus "liquide". Ça m’a aidé à affirmer mon point de vue, à dire "je". Le journal filmé est une base pour d’autres séquences, et ça devient un grand laboratoire pour m’emparer de la création d’images, ça permet d’aller vers plus de spontanéité, et plus d’intime. On se retrouve avec deux types d’images : celles mises en scène et tournées par Nicolas, également préparées avec Benoît Perraud, l’ingénieur du son (puis monteur son et mixeur du film) et celles filmées par mes soins avec mon téléphone portable, dans mon quotidien. On commence de courtes cessions de montage avec Camille Fougère, la monteuse, et là c’est compliqué. Elle nous demande comment fait-on pour avancer ensemble (Nicolas et moi) mais on n’y arrive pas bien...
C’est pendant cette période que j’apprends le diagnostic de sclérose en plaques. Le film est bouleversé. Le présent déboule avec beaucoup de fracas dans cette création mais c’est une évidence pour moi de filmer quand je suis à l’hôpital. Je réfléchis quelques jours et je me dis que je veux continuer. J’ai été très entouré par toute l’équipe et le film a vraiment bifurqué à ce moment-là. Je ne raconte plus une histoire passée (celle de la perte de la vue) mais celle d’aujourd’hui. Je suis dans l’urgence, et je suis assailli par cette maladie qui me terrifie.
Comment se passe le montage, vous arrivez avec quel matériel ?
S.B. : 120 heures de journal filmé, 30 heures de séquences, et 30 heures d’images du passé. C’est Nicolas qui a dérushé car pour moi, c’était trop difficile, j’avais du mal à me mettre à distance, à avoir un avis. Nicolas a fait des essais, et ensuite nous avons alterné des phases de montage avec Camille, qui est allée rechercher d’autres rushes, et petit à petit avec son aide, sa sensibilité, j’accepte que ce type soit un personnage, et je fais la paix avec sa manière de parler, de bafouiller, mes défauts quoi ! Je n’avais pas les idées claires, j’avais la sensation de devoir faire un puzzle de 3000 pièces dans le noir, mais je me suis senti contenu de chaque côté du chemin – sinon je serais parti en zigzag.
Pour revenir au diagnostic de sclérose en plaques, qu’est-ce que ça provoque ?
S.B. : J’ai tout de suite envie de faire quelque chose de ce qui m’arrive, d’abord filmer à l’hôpital, et puis il y a cette idée de conspiration du yoyo, l’idée d’un rituel de guérison, mais j’y pense comme un truc à part, pas pour Contre toute lumière. J’avais envie de vivre quelque chose de fort, de me faire un cadeau, de me servir de la caméra comme vecteur de transformation. Alors je fais ça, à côté, avec Vincent (Lapize), et quand Nicolas voit les images il me dit qu’on pourrait reprendre cette idée, l’intégrer au film.
Et finalement, c’est dans le film ?
S.B. : Oui, c’est ce qui est génial ! J’ai pu accompagner tout ce qui émergeait bien malgré moi. Tout ce que j’ai pu imaginer, voulu, contrôlé m’a échappé, et d’autres choses sont apparues, ont trouvé une place.
Il n’y a plus de clown, pas trop de "discours politique" (même si le film est pour moi très politique dans sa fabrication, et dans son contenu) mais il y a toi, la complexité d’un être. Et ce qui est beau c’est la cohabitation de tellement d’états, de situations, de temporalités qui s’ajoutent, s’accumulent, s’enrichissent. Tu en penses quoi, du film ?
S.B. : Je suis content qu’on ait fini par le faire décoller, ça a été difficile, on a beaucoup bossé, pédalé dans le vide, mais avec le yoyo, le film peut décoller. Je ressens de manière très forte que je peux m’appuyer dessus pour me projeter, et je suis persuadé qu’on a choisi le bon point de vue, avec cette ouverture sur le monde. C’était ça : construire un rapport au monde et ne pas rester englué dans ma condition.
1. Sylvain Beaulieu est atteint d'une neuropathie optique de Léber, découverte quand il avait 26 ans.