Cyril Herry et Antonin Varenne, le roman pour éclairer notre réalité
À travers leurs histoires, des romans tendus, à la limite, ils éclairent notre réalité, la fragilité des hommes. Ils vivent en Limousin, se connaissent depuis 2008 et publient chacun un nouveau roman, Tempête Yonna aux éditions In8 pour Cyril Herry et Dernier Tour lancé aux éditions La Manufacture de livres pour Antonin Varenne. L’occasion pour Prologue d’un entretien croisé avec ces deux auteurs qui explorent à leur manière la littérature.
Écrire après mille voyages au cœur de l’action. Antonin Varenne, après une maîtrise de philosophie, une vie de travail en Islande, au Mexique, aux États-Unis, vit dans la Creuse et consacre désormais son temps à l’écriture.
"Écrire n’était pas prévu au début, ensuite ce n’était pas sérieux, puis l’idée est devenue amusante, plus tard la question se posa de savoir s’il est raisonnable de faire ça toute sa vie..."
Écrire, être en retrait, au cœur de la nature, à distance, mais au cœur de l’humain. Cyril Herry, écrivain, photographe, cinéaste, éditeur un temps, amoureux de la nature, observateur des hommes : l’œil du photographe.
"Ce qui m’intéresse dans la photographie, ce n’est pas ce qu’elle montre, mais sa faculté à refléter ce que j’ai pu ressentir en me trouvant dans la nature à un moment particulier".
Vous publiez chacun en ce début d’année un nouveau roman : pouvez-vous nous en parler et évoquer aussi vos travaux en cours ?
Antonin Varenne : Mon dernier roman, Dernier Tour lancé, est une chronique familiale, l’histoire d’un petit garçon de cinq ans, Julien, à qui son père offre une moto pour le consoler de la disparition de sa mère. Cet enfant devient un champion de la compétition moto mais sa carrière internationale l’éloigne de son père... Après un accident dramatique sur un circuit, la carrière de Julien s’arrête brutalement et il revient vivre avec son père. Le père et le fils doivent alors réapprendre à vivre ensemble, avec leur amour bancal, ce qu’ils n’arrivent pas à se dire et leurs fantômes. Et peut-être, pour Julien, envers et contre tous, un retour à la compétition…
Sous le couvert d’une histoire familiale, de pistons, ou de courses, c’est un vrai roman noir avec un final bouleversant. Vous nous parlez de cette volonté de dépassement, aller au bout de sa passion, mais aussi de la gangrène qui ronge les sports de haut niveau, l’argent, les compromissions, la drogue et la presse people : un mélange des genres ?
A.V. : Je continue l’exploration des genres et, pour varier les plaisirs, après Dernier Tour lancé, roman terrien, au détail intime, j’ai commencé à écrire un roman de science-fiction… Une épopée politique et amoureuse, presque un roman d’espionnage, au XXVIe siècle, dans le contexte d’une guerre politique et religieuse entre la Terre et Mars !
Cyril Herry : Je suis parti d’un lieu pour écrire Tempête Yonna : un hameau situé en Creuse, où j’ai vécu pendant quelques années. J’ai modifié sa configuration pour les besoins de l’histoire que j’avais en tête, puis je l’ai peuplé, exactement comme on met des comédiens en scène au théâtre. Ce hameau est un microcosme. Cette approche est le sujet de mon roman. Une grève générale des transports paralyse le pays depuis plusieurs jours lorsqu’une tempête baptisée Yonna vient commettre d’importants dégâts, en particulier en milieu rural. Mon petit hameau se trouve coupé du monde pour une durée indéterminée. Quinze personnes sont coincées là, dont une jeune femme qui porte le même prénom que la tempête. Quinze spécimens humains ("trop humains" a dit Nietzsche) sont placés sous l’objectif d’un microscope, en période de catastrophe naturelle.
La tempête semble un prétexte, vous nous parlez de la fragilité des hommes et du désordre du monde : une équipée sauvage mais immobile, dans l’œil du cyclone. Là encore un mélange des genres : roman noir et humaniste…
C.H. : Je travaille aussi depuis plusieurs mois sur un projet de bande dessinée, en collaboration avec Aude Samama aux pinceaux et aux couleurs. C’est mon premier scénario de BD. L’album s’intitule Praeda. Il sortira chez Futuropolis à une date encore indéterminée. J’ai également écrit un court roman à partir de seize photographies choisies de Chrystèle Lerisse. Il devrait voir le jour en fin d’année à La Manufacture de livres.
Vous citez La Manufacture de livres, un même éditeur pour vous deux. Quel est votre lien avec cette maison d’édition ?
C.H. : J’ai créé les éditions Écorce en 2009. Quelques années plus tard, une des collections de cette modeste maison a été repérée par Pierre Fourniaud, qui dirige La Manufacture de livres, à Paris. Elle s’appelait Territori. Pierre m’a proposé de déplacer la collection au sein de sa structure, de sorte à lui donner une véritable visibilité et à lui accorder une diffusion digne de ce nom. Dix romans ont vu le jour, presque tous signés d’auteurs que j’avais publiés aux éditions Écorce, notamment Séverine Chevalier, Eric Maneval, Fred Gévart, Franck Bouysse, Laurence Biberfeld… Seulement voilà, je n’avais pas cessé d’écrire au cours de ces années consacrées à défendre les romans de mes auteurs. Et porter les deux casquettes, d’auteur et d’éditeur, devenait très compliqué pour moi. Alors j’ai dû choisir. J’ai arrêté l’édition. Cette décision a coïncidé avec ma signature chez Seuil, pour le roman Scalp qui est sorti en 2018 [lauréat de la 10e édition du prix La Voix des lecteurs]. Je n’ai jamais regretté ce choix.
"L’alchimie est complexe, entre les personnalités, entre les romans d’un auteur et la ligne éditoriale d’une maison d’édition."
A.V. : La Manufacture de livres est le quatrième éditeur avec qui je travaille dans ma carrière. Il faut du temps pour savoir ce dont on a envie et quelles sont les qualités que l’on attend d’un éditeur. Avec cette maison, j’ai enfin l’impression d’être au bon endroit au bon moment. L’alchimie est complexe, entre les personnalités, entre les romans d’un auteur et la ligne éditoriale d’une maison d’édition.
Nous pouvons parler aussi d’un autre lien que vous avez. Vous vous connaissez depuis 2008, à l’occasion du festival des Nuits à Aubusson, en Creuse. Vous participez à cet événement depuis plus de dix ans, et vous Cyril, vous avez eu le plaisir d’éditer un roman d’Antonin dans la collection Territori (Battues), puis une novela, toujours à la Manufacture de livres, intitulée Cat 215 – "un remarquable petit ovni à la moiteur indélébile".
Être auteur, éditeur, est-ce parler aussi de soi ? Quelle est la part autobiographique dans vos écrits ?
A.V. : La perméabilité entre ma vie et mes romans varie selon les livres. Dernier Tour lancé, bien que ce roman n’ait rien d’autobiographique, est sans doute le plus personnel de mes dix livres, plus intime encore que mon roman Le Mur, le Kabyle et le marin, qui raconte pourtant l’histoire de mon père pendant la guerre d’Algérie. Piocher dans sa vie ou celle de ses proches pour écrire un roman n’en fait pas forcément quelque chose d’intime, parfois seulement de proche.
C.H. : L’écriture d’un roman résulte d’une complexe recette qui me dépasse complètement. Elle est riche d’ingrédients à l’origine très incertaine, plus ou moins inconsciente. Il y a du réel, c’est certain, ou plutôt des matériaux réels combinés entre eux, méconnaissables au bout du compte, y compris à mes propres yeux. Et une part autobiographique, bien entendu. Mais il y a l’imaginaire et l’inconscient qui opèrent dès le départ et jusqu’au bout du compte. Ce sont eux les alchimistes. Les chefs d’orchestre qui agissent à mon insu. Mon travail à moi consiste à écrire.
Comment lit-on le monde, comment l’écrire lorsque l’on vit au cœur de la nature ou après avoir tellement voyagé ?
A.V. : J’aime bien pouvoir trouver l’endroit où j’habite sur une mappemonde. J’ai beaucoup voyagé et je voyage encore. Je n’ai jamais été un fan de la propriété (posséder protège de certaines peurs, mais en crée d’autres), pourtant je pense de plus en plus qu’il est bon de connaître sa place, je veux dire de savoir d’où l’on parle.... L’endroit où je vis, c’est mon point de vue sur le monde, mon point de départ et, avec les années qui passent, alors que je me moquais avant d’en avoir un, un point de retour.
"J’ignore de quelle façon 'on' lit le monde quand on vit dans une région peuplée de si peu d’habitants. Je sais seulement comment moi je le lis, ou plutôt de quelle façon je l’interprète."
C.H. : Depuis le roman Scalp, j’ai cessé d’indiquer dans quels lieux se déroulent les romans que j’écris. J’invente des noms de villages et de personnages. Je me sens beaucoup plus libre de cette façon. Les lecteurs qui me connaissent savent à peu près où les faits ont lieu, mais je ne souhaite pas les restreindre à une région. Ils ont lieu en France au début du XXIe siècle, c’est tout ce qui importe à mes yeux. J’ignore de quelle façon "on" lit le monde quand on vit dans une région peuplée de si peu d’habitants. Je sais seulement comment moi je le lis, ou plutôt de quelle façon je l’interprète. J’habite dans un village situé sur une commune de moins de 700 habitants, où se trouvent de nombreuses forêts, ainsi que des champs et des pâturages. Ce cadre de vie me convient parfaitement. Il offre une distance vis-à-vis de la marche du monde et de son grondement, ceci en dépit des médias qui font l’impossible pour nous y confronter en permanence ; à nous maintenir à tout prix connecté à ce qu’on appelle "l’actualité".
Vous évoquez l’actualité, quel est votre regard d’auteur ?
A.V. : Pour l’instant, il n’y a que des mots autorisés et des mots interdits pour parler de l’actualité sanitaire et des politiques qui en découlent. Je pense que nos sociétés sont devenues accros aux crises. Pour se sentir exister, pour se faire peur, pour créer des vides et des pleins : des marchés. Il faut se méfier des drames collectifs comme des clichés en littérature.
C.H. : Si par "actualité" vous entendez "menu des infos", je n’ai pas envie d’en parler, ou plutôt je ne suis pas en mesure de le faire, car ce que je pense savoir aujourd’hui de ces infos sera très certainement remis en question demain. De plus, dans ce menu, "sitôt enregistré, l’événement est oublié, chassé par d’autres encore plus spectaculaires" (Gilles Lipovetsky). Je n’ai pas envie d’entrer dans la danse des opinions, qui la plupart du temps mènent à des certitudes, et donc à des conflits.
Que découvre-t-on lorsqu’on se penche sur "l’actualité" ? Des chiffres. Une valse étourdissante de chiffres qui donnent la direction du vent et déterminent des opinions. Je trouve les chiffres très ennuyeux à lire ou à écouter. Mais c’est une très habile façon d’esquiver le cœur des sujets et des faits. Nous en revenons ici au tout début de cet entretien : j’écris des romans, car le réel a tendance à m’ennuyer. Je lui préfère la vie.
Tempête Yonna, de Cyril Herry
Éditions In8
Février 2021
336 pages
19 euros
ISBN : 978-2-36224-109-3
Dernier Tour lancé, d'Antonin Varenne
La Manufacture de livres
Mars 2021
416 pages
21,90 euros
ISBN : 978-2-35887-729-9