Dans les coulisses de Regard 9
Lancement des festivités ! Du 19 mai au 1er juin, Regard 9 investit Bordeaux lors d’expositions et rencontres créatives pour nous raconter une certaine Italie, celle de l’auteur de bandes dessinées Alfred. Pour faire suite au précédent entretien avec Éric Audebert, son directeur artistique, nous rencontrons le chef d’orchestre de cette nouvelle édition. Après avoir été primé d’un Fauve d’Or lors du dernier festival d’Angoulême pour Come Prima, Alfred témoigne de ses ultimes impressions à l’ouverture de son exposition à l’espace Saint-Rémi. Buona lettura e buona visita…
Après David Prudhomme et ses sumos de Fukuoka en 2013, le festival t’offre une carte blanche. Tu parles souvent de cet événement comme une extension de ton livre Come Prima.
Alfred : En fait, j’ai surtout accepté cette invitation pour pouvoir continuer de travailler autour de l’Italie. Plus que le livre et son histoire, c’est donc une extension de ce pays. Au moment où Éric Audebert m’a proposé cette édition, j’ai senti que j’avais encore besoin de développer ce thème, parce que Come Prima n’encerclait qu’un morceau de ce que je souhaitais montrer. Je n’y creusais pas toutes les ramifications qui composent l’essence de ce que je suis par rapport à l’Italie et à cette culture. Cette culture surtout.
Dans ton atelier, tu dis chercher "le dessin le plus instinctif possible". Mais sur le terrain d’une création de l’ordre de l’événementiel, es-tu resté aussi instinctif ? Comment appréhendes-tu une telle proposition dans un lieu comme l’église de l’espace Saint-Rémi ?
A. : Cette invitation arrive à un moment où je suis prêt à l’accepter et je m’en suis rendu compte ce matin, donc c’est très frais ! (rires). Il y a trois ans, je l’aurais sans doute refusé. Depuis un moment, j'avais en tête des envies qui ne correspondaient pas nécessairement à de la bande dessinée. Comme de faire des séries d'images, sans chercher une narration précise, mais plutôt en laissant l'instinct décider de l'ordre des images à faire. Techniquement avec cet espace, je ne me suis rien interdit. Comme mêler sept ou huit techniques différentes côte à côte, ce que les livres ne permettent pas toujours, au risque d'être indigeste.
Quand je fais de la bande dessinée, j’essaye toujours de me rendre le plus invisible possible, de faire en sorte que le lecteur entre dans l'histoire et ne s'arrête jamais dans sa lecture, ne s'aperçoive pas de ma présence avant la fin. Une exposition, c'est très différent. C'est proposer aux gens de regarder deux cents dessins avec la possibilité de s'arrêter devant chacun – donc je ne peux pas me diluer dans la narration –. C'est se rendre visible.
C’est donc pour être au service de la narration que ton trait semble plus épuré, il tend vers plus de simplicité, si je le compare à tes premiers livres comme Abraxas chez Delcourt ou Café Panique chez Charrette ?
A. : Oui et de plus en plus, en enlevant toutes les scories pour être plus limpide. Quand je fais un livre, je m’autorise un mouvement dans mon dessin pour suivre les variations de l’histoire, mais avec des limites liées à la cohérence de la lecture. Et j’ai toujours eu besoin de ce carcan-là. Mon intention graphique se doit d’être la plus discrète possible auprès du lecteur, afin qu’il ne puisse pas voir ces variations et ne pas sortir de l’histoire. Ce qui m'intéresse n'est pas de chercher à être un "bon" dessinateur, mais plutôt d'être le plus "juste" possible dans ce que je dois raconter.
Tu as choisi 3 villes italiennes…
A. : Oui, celles qui sont importantes pour moi, avec des raisons assez différentes. Venise d’abord, une ville magique et onirique, dans laquelle j’ai vécu pendant quatre ans et où ma fille est née. Une ville pleine d’énergie spéciale qui m’impressionnait tellement que j’ai été incapable de la dessiner tant que j’y vivais. C’est une frustration accumulée qui va donc ressortir d’un coup pour l’exposition. J'ai essayé de raconter la fascination que j’ai pour cette ville et ce qui s’en dégage, sans vraiment y mettre les grands poncifs comme la place Saint-Marc ou le palais des Doges. C'est une version affective de cette ville, des impressions, des endroits qui dégagent une énergie "onirique" très forte..
Ensuite il y a Cinque Terre, le point d’origine où j’ai en parti grandi enfant et ou je suis souvent revenu. J’ai choisi cet angle pour partir de l’idée de ce que j’étais à six ans, un peu comme des photographies ou des dessins que pourrait faire un enfant : maladroites, sincères et parfois brillantes. Le petit coin d'où je viens s'appelle Chiavari, et une part importante de ce que je suis vient de cet endroit.
Naples enfin, où je suis allé en résidence pendant un mois, il y a quatre ans. Cette ville m’a vidée, elle a failli me tuer d’une certaine façon, avec son énergie chaotique, ininterrompue. J'étais dans un grand chaos personnel à ce moment-là, et cette ville résonnait trop fort pour moi, dans ce sens. Tout ça et en opposition au calme impressionnant de monuments séculaires, apaisants, au milieu de cette hystérie. J’ai une fascination pour cet endroit magnifique dans lequel j'ai laissé un peu de moi, comme une mue. J'ai besoin d'y retourner souvent, et chaque fois que j’y passe, cette ville me donne le trac et me bouscule. C’est cet aspect contradictoire, brutal et beau que j’aborde en dessin pour la dernière ligne droite de l’exposition. Je ne sais pas encore comment tout ça va ressortir, comme pour mon voyage.
En dehors de ton exposition, comment as-tu organisé ce programme avec tous les auteurs invités ?
A. : J’ai voulu inviter des gens avec qui je partage ma vie ou avec qui j’avais envie de partager un morceau de cette aventure, comme Olivier Ka, Jean-Philippe Peyraud, Cyril Pedrosa, Manuele Fior, David Prudhomme et bien d’autres. Dans ma démarche, je souhaitais m’investir le plus possible dans la programmation. Ce genre d’expérience n’a de sens que si on s’y plonge pleinement… pour en ressortir différent.
J’ai appelé les copains en leur proposant ce que j’avais en tête : Jean-Philippe pour son travail autour des écrivains, ou encore mixer nos amours latins avec Cyril pour le fado et David avec le rebetiko. Quant à Adrien, il nous racontera les "légendes urbaines d’horreur" de camps scouts. J’avais proposé des pistes de réflexions, pour qu'ils s'en emparent et qu'ils embarquent ça dans leurs univers. J'ai envie d'être spectateur de ce qu'ils feront !
Je pense aussi à Frank et Rodolphe de la Librairie La Mauvaise Réputation, Nicolas Etienne pour la conception graphique, ou encore l’équipe de N’a qu’un œil. Des gens avec qui partager tout ça a un sens. C’est une photographie de la personne que je suis, à ce moment de ma vie.
Bordelaise depuis 15 ans, elle imagine aujourd’hui un nouveau festival autour du livre et de l’image dans sa ville. Le festival Gribouillis !
(Illustration : Anne-Perrine Couët)