Décalée, la langue
Lauréat de la résidence d’écriture francophone Afriques-Haïti créée en 2017 par ALCA et l’Institut des Afriques, Jacques Houégbè, écrivain béninois, a passé six semaines cet hiver à la Prévôté, pour travailler sur son projet polar, Dernières confessions d’un tueur.
Je rencontre Jacques dans l’appartement de la Prévôté, une dizaine de jours après son arrivée à Bordeaux. Assis dans un coin du salon, nos échanges ce jour-là, puis quelques semaines plus tard, me le confirment : à cet endroit-là, quelque chose de décisif se passe pour l’auteur qu’il est.
Six semaines de pleine plongée dans le processus d’écriture : je retrouve chez lui l’émotion ténue qu’insuffle ce hors-temps spécifique, que j’ai moi-même expérimenté quelques mois auparavant. Il me raconte, avec son élan contagieux, son appétence à s’extraire ici du rythme très cadencé de ses semaines à Cotonou, où son métier de greffier au tribunal occupe la plus grande partie de ses journées. Il marche souvent tôt le matin dans les rues de Bordeaux, puis s’installe derrière son ordinateur pour avancer sur son texte.
Géographie déplacée, temporalité inversée ?
Dans son quotidien à Cotonou, c’est seulement le soir que Jacques peut délaisser l’habit de l’homme de loi, pour se déposer dans cette autre enveloppe que fournissent les mots.
Chaque soir.
Assidûment.
Véritable entêtement.
Il ne déroge que rarement à ce rituel.
Quand je lui demande comment la littérature est venue s’insinuer dans sa vie, je comprends que les histoires permettaient pour lui de border l’espace de sa chambre d’enfant, entre les murs desquels les journées semblaient souvent trop longues. Il vivait alors à Bohicon, ville de taille moyenne située au Nord de la capitale, où il est né et a passé ses vingt premières années. Sa mère, très protectrice, le laissait peu sortir. Souvent partie à l’étranger pour le travail, à son retour elle lui ramenait des livres de ses voyages. Seul dans cette chambre, la lecture était alors cette fenêtre vers le monde extérieur. La possibilité, peut-être aussi, de rejoindre un peu sa mère aux endroits où elle s’absentait ?
La pudeur m’empêche de poser cette question. On dit souvent que l’accès à la langue est entremêlé à la question de la séparation. Mais dans le lieu de ce premier entretien, je n’ose m’autoriser une incursion trop poussée dans l’intime de Jacques. Je laisse mes pensées seules divaguer à cet endroit.
Pour Jacques, la littérature permettait un temps de repousser plus loin les murs de la chambre. Mais bien sûr, il faudra à un moment donné les sortir de la chambre ces mots.
"Il veut pouvoir dé-ranger : ne pas donner à ses contemporains ce qu’ils veulent entendre pour continuer à dormir tranquilles sur leurs deux oreilles. Dire le réel, tel qu’il l’observe."
Après des études juridiques dans la ville de Parakou, il s’installe à Cotonou et y exerce le métier de greffier au tribunal. La littérature continue à le passionner, l’écriture à l’habiter. Le passage à une écriture publique se concrétisera en 2018, à 35 ans, avec la publication du recueil La danse des spectres (éd. Plurielles). Ces neuf nouvelles viennent sortir les mots de l’espace intime, et les faire advenir au-dehors. L’auteur y scrute le pas-beau : ce qui pourrit derrière les façades, ce qui grouille sous les tables, ce qui déborde des vases bien polis. Travers intimes, dérives politiciennes, corps malmenés, espoirs déchus… L’écriture y est crue. La lecture, parfois gênante, malodorante, légèrement effractante. Il dit le réel et ses vérités sales, à l’image de ce fou posté au coin d’un carrefour qui, dans la nouvelle À moitié plein, débite d’insolents propos sur les vivants et les morts, avec une justesse dont on ne sait s’il faut en rire ou en avoir froid dans le dos.
C’est sucré-salé.
Acide même.
Lors de nos échanges, Jacques insiste sur sa volonté de s’émanciper des tabous. Il veut pouvoir dé-ranger : ne pas donner à ses contemporains ce qu’ils veulent entendre pour continuer à dormir tranquilles sur leurs deux oreilles. Dire le réel, tel qu’il l’observe.
Il poursuit ce projet avec Les dernières confessions d’un tueur, polar sur lequel il travaille durant sa résidence à la Prévôté. Le roman se déroule sur toute l’étendue du territoire béninois. La scène inaugurale s’ouvre sur le Tribunal de Première Instance de Cotonou.
Lundi matin. 7h45. Cérémonie de levée d’un drapeau blafard, devant les fonctionnaires de la communauté judiciaire. "Des gens déjà fatigués au début de cette semaine, la mine grisonnante. Zombies encore sous les effluves de la fermentation des bières ingurgitées dans le week-end au gré des Ago1. Des nostalgiques de repos qui auraient souhaité que ce lundi soit férié.
Raté.
[…]
Le personnel, sapé jusqu’aux dents, attend qu’on en finisse pour vaquer à d’autres occupations".
La cérémonie est interrompue par un ballet de mouches s’affairant au-dessus d’une poubelle. Dépêché par le président du tribunal, un jardinier zélé y découvre, "disposée au milieu de ses deux légendaires compagnons de fortune, une fierté membranaire sectionnée : un sexe masculin grandeur nature".
Ainsi commence l’enquête que mènera l’inspecteur July à la recherche d’un tueur qui émascule ses victimes. Dans ce texte, on retrouve la plume ironique et acerbe de l’auteur, qui n’épargne aucune des sphères de la société : procédures juridiques ubuesques, stratégies politiques désastreuses, défaillances structurelles, conjugalités intéressées, sexualités sanguinaires… Pour l’écrivain, le choix du polar s’est rapidement imposé pour inscrire ses réflexions sur l’âme humaine, dans une intrigue criminelle qui vient en rythmer le propos. Univers policier que sa pratique de greffier ne lui rend d’ailleurs pas si lointain.
"J’ai un peu honte de ne pas pouvoir écrire dans ma propre langue."
C’est seulement un peu avant de quitter Jacques que je m’autorise à l’interroger sur la langue dans laquelle il coule ses récits : le français.
Le français, langue principale d’écriture au Bénin.
Le français, qui est aussi la langue coloniale.
Quelque chose change alors dans le rythme de notre échange.
Un silence se fait entendre à l’endroit où jusque-là ses réponses fusaient avec rapidité et énergie. Sa voix se fait plus basse, plus lente.
"J’ai un peu honte de ne pas pouvoir écrire dans ma propre langue", finit-il par dire.
Le Fon, sa langue maternelle, il la parle, mais ne l’écrit pas.
Seul le français lui permet de coucher sa pensée sur le papier.
Ce mot honte vient rappeler la violence symbolique de ne pouvoir se dire que dans la langue de l’autre. Langue qui a notamment servi la politique d’assimilation culturelle forcée de l’époque coloniale.
La résidence d’écriture francophone Afriques-Haïti semble intimement traversée par ce questionnement du rapport à la langue. En 2018, l’écrivaine haïtienne Darline Gilles (alias Manzè Da) avait inauguré le dispositif. Elle disait combien le créole, "créé pour permettre aux esclaves de communiquer, en mélangeant les différents dialectes africains et le français", représente la liberté de la première république noire. Elle évoquait aussi l’incapacité pour elle de raconter des choses très intimes en dehors de sa langue maternelle, même si le français, qu’elle utilise pour une partie de ses écrits, permet de toucher un plus large lectorat. L’an dernier, Dominique Celis, auteure belgo-rwandaise qui avait investi la Prévôté, disait la place délicate du français au Rwanda aussi : le pays s’en est progressivement éloigné à la suite du génocide de 1994, alors qu’il en était auparavant une des deux langues officielles aux côtés du kinyarwanda.
La complexité de ce rapport avec la langue – très intriquée à de lourds traumas historiques – continue à agiter.
En 2018, dans une tribune de L’Express titrée "Le français nous appartient", la romancière camerounaise Hemley Boum posait les choses avec aplomb : "Kateb Yacine qualifiait la langue française de 'butin de guerre' aux lendemains de l’indépendance d’Algérie. […] Les générations qui nous précèdent ont payé, rubis sur ongle, le prix fort : le français nous appartient. Je n’ai jamais conscience de parler une langue étrangère en parlant le français, elle est aussi mienne qu’une langue peut appartenir à un individu, elle est mienne au même titre que mes langues maternelles". Elle évoquait notamment les mille nuances et réinterprétations qui imprègnent le français "d’Abidjan à Dakar en passant par Douala et Libreville, accouchant d’un idiome, propre aux populations urbaines africaines2", qu’elle revendiquait avec fierté.
La langue que déploie Jacques dans son écriture est pétrie de cette histoire. Son français, sauce piment, est le sédiment de tous ces paradoxes. Langue reliée à la domination, mais aussi langue qui dit les processus de résistance qui se sont toujours inventés autour, avec de multiples modes de réappropriations, comme lieux possibles de reconquête.
Imposer dans l’espace littéraire ce réel-là, c’est s’attaquer à un enjeu capital aujourd’hui : ne plus invisibiliser ces expériences de la langue, donc du monde. Cesser d’effacer du récit du monde ce qui en constitue pourtant la part majoritaire3. Se réapproprier la narration, pour en renouveler non seulement les contenus, mais aussi le contenant lui-même.
Dans cette perspective, l’écrivain français Édouard Louis4 posait récemment la question : "Qu’est-ce que la littérature exclut pour se constituer comme littérature ? Quelles réalités, quelles vies ?". Il invitait alors à inclure de force dans le champ littéraire ce qui avait été mis au-dehors.
Des murs de la chambre à repousser, au récit du monde à renverser, l’écriture de Jacques contient résolument ce pari-là.
Décalée, la langue.
Décentrée, la narration.
1Argot dans la langue vernaculaire Fon, qui signifie fête, agape, festin ou regroupement récréatif où la danse et les boissons sont à l’honneur.
2Hemley Boum : "Le français nous appartient", L’Express, 14 février 2018.
3Selon les chiffres de l’Organisation Internationale de la Francophonie, la langue française compte 300 millions de locuteurs dans le monde ; 235 millions en font un usage quotidien et seulement 67 millions d’entre eux résident dans l’hexagone. Français dont les variations locutoires au sein même de l’hexagone sont d’ailleurs aussi à penser.
4Édouard Louis : "Ma vie d’écrivain est une vie de honte", Libération, 4 mai 2018.
(Photo : Quitterie de Fommervault)