Démocratie : la création continue
Aujourd’hui, la question du gouvernement des vivants bouleverse toutes les catégories politiques. Que fait-on face au risque climatique, aux bactéries, aux risques chimiques, aux perturbateurs endocriniens, etc. ? Des questions qui replacent au centre des débats les rapports entre la politique et la vie et celle de la démocratie sanitaire. Barbara Stiegler1, professeure de philosophie politique à l’Université de Bordeaux Montaigne et membre du comité d’éthique du CHU de Bordeaux, revient pour Éclairages sur cette notion malmenée selon elle pendant l’épidémie de Covid-19 et présente le projet de pièce de théâtre qu’elle crée avec l’historien Christophe Pébarthe2 : Démocratie ! Un spectacle dont vous pourriez être les héros, coproduit par l'OARA. Une façon pour elle de replacer dans un contexte nouveau les questions qui lui sont chères sous une forme beaucoup plus libre.
La démocratie en santé, thème phare de vos recherches, est un projet politique historiquement jeune. Pouvez-vous nous rappeler le contexte de son apparition ?
Barbara Stiegler : La démocratie sanitaire est née de la crise épidémique du sida, épidémie la plus grave que notre époque ait connue avant le Covid-19. Au début, la maladie a été appréhendée comme dans "le rêve politique de la peste" que Michel Foucault décrit dans son cours au Collège de France sur la gestion politique des épidémies, Les Anormaux. Il s’agissait de mettre les porteurs de la maladie à distance. Alors que le nombre de morts était passé sous silence, certains souhaitaient même enfermer les malades du sida dans des sidatoriums. Ne supportant pas d’être traités comme des "anormaux", les malades se sont finalement révoltés. Leur demande d’être inclus dans la société s’accompagnait d’une volonté d’être acteurs de leur propre santé, de prendre des décisions. De fait, ils se sont aussi retrouvés à produire du savoir. Par ce mouvement, s’est imposée quelque chose comme une insurrection, une prise de pouvoir inimaginable jusqu’alors en santé : le pouvoir des patients. Dans cette histoire, ce n’est pas le législateur qui est venu donner le pouvoir aux patients. C’est un peuple invisible, un nouveau dèmos qui s’est levé et qui a dit : nous sommes le pouvoir !
Ce mouvement d’autonomisation du patient a été incarné par la loi Kouchner du 4 mars 20023 et la mise en place de dispositifs institutionnels. Comment se porte la démocratie sanitaire aujourd’hui ?
B.S. : Sa situation est très contradictoire. Si l’on regarde le XXe siècle, les marqueurs censés incarner la démocratie sont de plus en plus nombreux. II y a plus de droits et d’acteurs nouveaux avec un réel pouvoir de décision. Aux grandes associations nées avec le sida, se sont ajoutées toutes celles des patients atteints de maladie chronique. Il y a vingt ans, la loi Kouchner a consacré le "consentement libre et éclairé" pour tous les actes de santé et la mise en place d’une "démocratie sanitaire" : des instances de délibération où les patients exercent un pouvoir à la fois individuel et collectif. D’un autre côté, quand on regarde des épisodes comme l’épidémie de Covid-19, la question de la vaccination ou la manière dont on traite les soignants jugés récalcitrants, des postures de plus en plus autoritaires apparaissent.
Il peut y avoir un piège à revendiquer l’autonomie en politique. Si elle est un marqueur de la démocratie, elle peut être aussi celui du libéralisme autoritaire.
Cette ambivalence illustre la situation historique de la démocratie en général, objet poignant dont on ne sait pas très bien ce qu’il adviendra. Est-elle malade, va-t-elle disparaître ? A-t-elle jamais existé réellement et est-elle seulement possible ? Va-t-elle finalement s’imposer ? À la fin du XXe siècle, la démocratie n’était pas une question, elle était brandie comme une valeur absolue dont nous, les Occidentaux, étions les maîtres et possesseurs. Aujourd’hui, elle est l’objet de doutes, de critiques, d’aspirations de toutes sortes. Elle est une espèce d’énigme, de point aveugle de nos systèmes politiques. On croyait parfaitement la connaître et on découvre qu’elle nous échappe.
A-t-on raison d’entrer dans la question de la démocratie par celle de l’autonomie ?
B.S. : Il peut y avoir un piège à revendiquer l’autonomie en politique. Si elle est un marqueur de la démocratie, elle peut être aussi celui du libéralisme autoritaire : un libéralisme qui considère le soignant comme un simple prestataire et qui oblige le patient à optimiser son parcours de santé. L’autonomie peut être une forme d’aliénation et de soumission à une vision néolibérale de la santé qui transforme le patient en travailleur de la santé bénévole et aliéné. De manière insidieuse, et sous le nom de l’empowerment, elle tend à devenir le cheval de Troie du néolibéralisme pour détruire les services publics et l’État social. Cela s’est produit jusqu’à la caricature dans la gestion du Covid. On a demandé aux patients d’être autonome : de s’auto-diagnostiquer, de s’auto-administrer des médicaments, de s’auto-confiner… Sous la pression de ces diktats, aucun savoir clinique n’a pu être élaboré librement par les soignants et les patients. Au point que, s’il y avait une nouvelle flambée du Covid, on repartirait comme à l’an zéro, personne ne saurait quoi faire. Même l’Université, qui aurait dû prendre la parole pendant cette crise, n’a pas joué son rôle en France. Face à l’autoritarisme du gouvernement, elle est restée silencieuse et elle a même mis au pas toutes les voix divergentes, jugées dissidentes. Cela montre que la démocratie sanitaire est dans un sale état.
Vous travaillez en ce moment avec l’historien Christophe Pébarthe sur un projet de pièce de théâtre : Démocratie ! Un spectacle dont vous pourriez être les héros. Comment ce projet s’inscrit-il dans le prolongement de vos recherches ?
B.S. : Comme dans les assemblées athéniennes, "Qui veut prendre la parole ?" est la première phrase de notre spectacle. C’est aussi la question récurrente qui traverse toute la pièce, comme une forme de réflexivité sur nous-mêmes. En traversant les milieux de l’Université, de la santé, de l’hôpital, de l’action politique, on appréhende la démocratie à l’œuvre, comme dans un laboratoire, avec ses réussites et ses échecs. Au fil de la pièce, elle apparaît comme à la fois désirable, maltraitée et, presque toujours, incomprise et méconnue. Qu’est-ce que la démocratie ? Qu’est-ce que le dèmos, ce peuple qui exerce le pouvoir ? À quelles conditions peut-il y parvenir et qu’est-ce qui empêche sa constitution? Nous concevons cette pièce de théâtre comme un projet de recherche-action, centré sur l’auto-apparition du dèmos à lui-même.
Le monde de la santé est en proie à un certain nombre de mutations. Que peuvent apporter les projets artistiques dans ce désir de changement ?
B.S. : Notre situation historique nous oblige à sortir des ornières de l’hyper-spécialisation. Les questions écologiques, démocratiques, sociales ont besoin de lieux où l’on peut s’assembler. Personne ne peut les affronter seul, depuis sa spécialité. Pour les philosophes allemands qui ont fondé l’Université moderne, la "culture" (Bildung) est justement ce milieu partagé grâce auquel le savoir s’organise et se réfléchit lui-même. Elle est aussi ce qui permet d’articuler avec la plus grande précision le contour des concepts et la charge des affects, par le travail médiateur des "images" (Bild) et de "l’imagination" (Einbildungskraft).
On peut espérer que la création artistique a cette vertu d’opérer des déplacements et donc de contester des hiérarchies ossifiées.
Dans un hôpital où les patients et les soignants sont en souffrance, tout le monde comprend que la réduction des connaissances à des informations, des données ou des data ne peut qu’aboutir à la destruction du savoir. Pour croître et s’organiser, les connaissances doivent se confronter, s’assembler et s’articuler. Et cette confrontation a tout à apprendre des formes précises et rigoureuses explorées par la création artistique, comme le théâtre, par exemple, hanté par la question du public et de son rôle. Quand on est enfermé dans des lieux de travail toxiques ou des institutions de santé qui vont mal, on a tout intérêt à investir ces nouveaux espaces où chacun est obligé de se déplacer, ce qui suppose de se dessaisir partiellement de son savoir et de son pouvoir. On peut espérer que la création artistique a cette vertu d’opérer des déplacements et donc de contester des hiérarchies ossifiées. C’est ce que fait le théâtre tragique, en rappelant aux Athéniens qu’ils sont tous légitimes pour dire le vrai. En obligeant chacun au déplacement et à la perturbation des places figées de pouvoir, la tragédie rend possible l’expérience démocratique.
1. Barbara Stiegler est notamment l’autrice de "Il faut s’adapter" : sur un nouvel impératif politique, Galimard, 2019, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Gallimard, 2021 et, avec François Alla, Santé publique année zéro, Gallimard, 2022.
2. Christophe Pébarthe est maître de conférences en histoire grecque à l’Université Bordeaux Montaigne. Il est notamment l’auteur de Athènes, l’autre démocratie : Ve siècle avant J.-C., Passés/Composés, 2022.
3. La loi Kouchner du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé est la première loi qui consacre le droit du patient de prendre des décisions concernant sa santé et l’obligation des soignants de créer toutes les conditions pour éclairer ces décisions (Source : Parlons fin de vie )