Dominique Marchais : "Mon éveil à l'écologie vient de mes films"
Lauréat du prix Jean-Vigo avec La Rivière, son dernier long métrage, Dominique Marchais a tissé, au fil de son œuvre, une attention patiente et singulière aux paysages, dont il raconte la transformation sous la main de l’Homme, dont les effets sont trop souvent néfastes sur la nature. Il revient avec nous sur ce qui le nourrit pour modeler ses films qui, assemblés, construisent un propos faisant particulièrement sens.
L’aménagement du territoire – et plus précisément, ce que l’exploitation humaine produit sur le paysage – est au cœur de vos quatre longs métrages. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à cette question ?
Je me suis lancé dans la réalisation du Temps des grâces parce que j’avais vraiment besoin de travailler sur les questions agricoles et paysagères. Je viens d’un milieu rural : mon père travaillait avec ses frères comme négociant en céréales et mes grands-parents maternels étaient de petits agriculteurs. Dans ce milieu, après-guerre, les gens qui travaillaient la terre ne voulaient plus être nommés "paysans". Je n’ai jamais entendu ce mot à la maison. J’ai moi-même mis beaucoup de temps avant de pouvoir l’employer...
"Le processus d'éloignement du sol, de la terre du métier se voit aussi dans les mots qu'on utilise pour se définir."
Il a en effet été essentiel pour beaucoup de sortir de la paysannerie pour devenir exploitants agricoles. Aujourd’hui, les plus performants d’entre eux, les plus riches, ne veulent même plus être nommés agriculteurs : ils se définissent comme agro-managers. Le processus d’éloignement du sol, de la terre et du métier se voit aussi dans les mots qu’on utilise pour se définir.
Vous employez un terme très fort en parlant de besoin de filmer le paysage. D’où vous vient cette nécessité de faire film autour d’une telle thématique ?
Cela vient du sentiment d’avoir vu les derniers feux d’une certaine ruralité, d’avoir grandi dans un monde qui s’efface. Alors que je vivais à 80 kilomètres de Paris, j’ai vu, enfant, se construire les premiers pavillons à la fin des années 1970, puis la route nationale qu’on élargit à quatre voies : une mise aux normes urbaines progressive. Mais quand on est sur place, on ne prend pas conscience de ces changements, ni de ce que cela implique.
En outre, dans l’Eure-et-Loir où j’ai grandi, les champs se déployaient sous forme d’open field. Aussi, je n’ai pas tout de suite eu l’impression de voir le paysage changer, contrairement, par exemple, à la Bretagne, où l’on détruisait les bocages. Mais ce paysage, en réalité, se modifiait profondément : il y avait de moins en moins de fermes et celles-ci étaient de plus en plus importantes. Les parcelles, malgré tout, s’agrandissaient, on faisait sauter des chemins, etc.
Ce changement se fait à bas bruit, de façon insidieuse. Il y a quelque chose qui se met à manquer de plus en plus. Et c’est difficile de savoir si c’est tout simplement l’effet de vieillir ou si les choses ont réellement évolué. Est-ce que ce monde ne s’éloigne pas à jamais, sous l’effet de la révolution industrielle, de l’urbanisation, etc. ?
Le Temps des grâces, d’une certaine manière, ne travaille que cette question-là : c’est un film sur la transformation des paysages pour questionner la nature de notre nostalgie, pour essayer de mieux comprendre ce monde dont je suis issu et qui s’éloigne avec netteté, en quelque sorte, dans le rétroviseur de la voiture.
Vos films s’attachent aussi à documenter les paysages d’aujourd’hui…
Dans La Ligne de partage des eaux, je reviens en effet sur les mêmes territoires, quasi ment sur les mêmes lieux, pour ne plus filmer le paysage qui s’éloigne, mais celui dans lequel on pénètre. C’est un documentaire sur les forces qui concourent à produire le paysage réel dans lequel on vit et qu’on a du mal à voir tant les représentations sont plus puissantes que le réel.
C’est pour cela que ce film s’ouvre avec un puzzle de ma propre enfance, que j’ai fait refaire par ma fille. On nous a dit que la France était comme ça, avec des enfants qui jouent au bord de la rivière, des bergers et des paysans. Mais nous devons actualiser cette image, produire les images justes, sans lesquelles on ne peut agir sur le monde. Ma caméra montre que l’on s’est fait une idée du paysage qui nous a empêchés de regarder les choses telles qu’elles sont. Beaucoup de gens m’ont dit qu’après avoir vu Le Temps des grâces et La Ligne de partage des eaux, ils ne regardaient plus le paysage de la même manière : maintenant, en traversant la France, ils voient les plateformes logistiques, les champs de maïs, etc. Les images des livres et les souvenirs d’enfance font écran à la représentation de la réalité.
La Ligne de partage des eaux est un film sur l’aménagement du territoire, sous tous ses aspects possibles…
En effet. Le vrai moteur dans La Ligne de partage des eaux, c’est la curiosité. J’avais envie d’aller partout : savoir à quoi ressemble un conseil communautaire, une commission locale de l’eau, un chantier d’archéologie préventive sur le tracé de la future LGV Tours-Bordeaux... Or, ce film m’a amené à comprendre que les bonnes volontés sont dispersées, peu conscientes d’elles-mêmes, alors qu’il y a une adversité extrêmement organisée, économique et administrative, qui fait fi de l’intérêt général et qui continue pour tant à parler au nom de la République et de la démocratie libérale.
Et qu’en est-il de la conscience écologique qui irrigue votre œuvre ?
Mon éveil à l’écologie vient de mes films grâce auxquels je me forme très profondément, très sérieusement aux questions environnementales. Il s’est forgé à plein d’endroits, au fil de mes rencontres, pas forcément avec des écologistes. Quand j’ai commencé le cinéma, je n’étais pas ce qu’on appelle un "écolo". Ce n’était pas du tout dans mon éducation.
Dans Nul homme n’est une île, vous allez à la rencontre, en Italie, en Autriche et en Suisse de citoyens qui s’essaient à de nouvelles formes, respectueuses, de culture, d’exploitation, de construction, etc. Pourquoi avez-vous eu envie de quitter le territoire français pour ce troisième long métrage ?
Tandis que je lisais beaucoup de choses autour de l’architecture et de l’urbanisme, je suis tombé sur une phrase de Françoise Choay : "Le Local est le dernier territoire de l’utopie." Or, en effet, en France, sur le plateau de Millevaches ou dans tel coin de l’estuaire de la Loire, j’ai vu des gens qui s’efforcent de mettre en pratique des projets. Mais ce sont des isolats de coopération dans un océan de compétition, jalonné d’obstacles administratifs. J’ai rencontré dans d’autres pays des acteurs du territoire qui ne comprennent pas du tout cette histoire d’organisation institutionnelle typiquement française. Eux me disent : "Si on a un problème, on conçoit un projet et on le fait avec ceux que cela concerne." Nul homme n’est une île est ainsi un regard de Français porté sur des gens qui font autrement, parce qu’ils sont dans une certaine culture de l’horizontalité, alors que la France est le pays de la verticalité.
Dans votre dernier film, La Rivière, vous revenez aux cours d’eau, en choisissant de vous concentrer sur les gaves du Béarn et à ceux qui, isolément, agissent pour les protéger…
Je sentais qu’il y avait quelque chose encore à approfondir autour des rivières, très présentes dans mes précédents films, en particulier dans La Ligne de partage des eaux. Mes deux premiers documentaires m’ont beaucoup sensibilisé à la question de l’effondrement du vivant, avec cette grande peur que ce soit irréversible. Là, le film est du côté des amoureux, des défenseurs de la nature. On ne connaît pas la passion de tous ces gens de bonne volonté, leur intelligence et leur abnégation. Je voulais leur rendre justice, et aussi leur rendre hommage. Aucune de ces personnes ne s’étaient rencontrées avant mon film. Ce n’est pas seulement la rivière qui est fragmentée, c’est aussi le milieu humain associatif. Filmer la rivière me permettait d’attraper les gens par la beauté, pour leur dire qu’il y a quelque chose à défendre, plutôt que d’être dans la déploration de la destruction. Lorsqu’on reste à la surface, on a le sentiment que tout va bien. Mais quand on commence à scruter un peu, à secouer le fond vaseux, l’eau devient moins lim pide. Appauvrissement de la biodiversité, politiques agricoles et énergétiques, réchauffement climatique…, les gaves du Béarn racontent tous ces effets désastreux, de manière exemplaire. Et si on veut agir, il faut le faire sur nos politiques, dont les conséquences, complètement matérialisées par les trajectoires de ces gaves, sont plus que jamais visibles.