"Fabriquer ensemble un film a une portée presque thérapeutique"
Zoé Liénard, réalisatrice, et Thomas Schmitt, son producteur (La Chambre aux Fresques) reviennent sur Les Échappées, ce documentaire tourné à Montpellier en 2020. Poser sa caméra dans La Boutik, un centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogue réservé uniquement aux femmes, n’a pu être possible que grâce à un fort lien de confiance. Un enjeu commun à tous les films portant sur le soin.
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Quand débute Les Échappées, une poignée de femmes se baignent dans une rivière. De cette bouffée de liberté, nous sommes ensuite emportés dans La Boutik, ce lieu où elles sont accueillies, écoutées, sans jugement ni obligation de soins. Comment est né ce premier film ?
Zoé Liénard : Le point de départ est ma mère, Gaby, infirmière à La Boutik. Depuis longtemps, j’avais ce projet de portraits croisés entre ma mère et celles qu’elle accompagne dans son travail, pour la plupart marginalisées. L’enjeu était important. Non seulement j’ai filmé ma mère, mais aussi là où elle travaille. Je ne devais pas détruire ce qu’elle a bâti et ne pas la trahir. Comme elle est dans le social depuis 2000, je connaissais certaines de ces femmes. Être la fille de ma mère a été un véritable atout, j’étais déjà identifiée. Je n’ai pas fait ce documentaire par hasard, j’étais intriguée par ces femmes, je suis allée passer des journées à La Boutik pour discuter, prendre un café… Cela a permis de créer l’indispensable relation de confiance. C’est un centre où l’on parle de consommation de drogue, de produits illicites. De plus, ces femmes sont stigmatisées et n’ont pas forcément envie de se montrer, de parler d’elles. J’ai dû expliquer ma démarche et pourquoi je voulais faire ce film. Il a fallu prendre du temps, toutes avaient besoin de valider ce que je voulais dire sur elles.
Thomas Schmitt : Même quand il y a un désir de film d’un auteur ou d’une autrice, avoir accès à ces endroits fermés ou ouverts à une population spécifique – dans le cas de documentaire abordant une thématique autour du soin ou de ce que les Américains désignent par le care – ne peut être possible que lorsque ce lien de confiance est tissé. Pour Les Équilibristes de Perrine Michel, sur les soins palliatifs, avant de tourner à l’hôpital des Diaconesses, la cheffe de service était d’accord, à l’unique condition que la réalisatrice convainque tout le monde. Cela lui a pris six mois, car ils avaient été échaudés par des reportages télé. Ce temps préparatoire est primordial.
Vos premiers repérages ont eu lieu en mars 2020, alors que la pandémie débutait. Comment avez-vous organisé le tournage ?
Z. L. : Nous avons réussi à avoir des périodes de tournage car La Boutik, en tant que centre de soins, est restée ouverte. Structure de première ligne, son but est de créer du lien avec ces femmes. Elles sont acceptées comme elles sont. Ce lien passe aussi par le tactile, comme on le voit lors de la scène du massage. Tous les ateliers "soin et bien-être" ont été rapidement annulés, il a fallu réadapter le film. Il y avait les contraintes restreignant le nombre de personnes dans le centre malgré une équipe de tournage composée de quatre personnes. L’équipe de La Boutik avait très envie que le film se fasse et nous a beaucoup aidés. À partir du moment où nous avions commencé, il fallait continuer coûte que coûte. Nous voulions l’inscrire dans une continuité narrative, de l’été à Noël ; il y avait aussi le risque de perdre ces femmes. Le tournage a duré une trentaine de jours sur quatre sessions.
Quand on tourne avec des personnes fragiles et à fleur de peau, il est vraiment important d’être dans un lien de long terme.
Existe-t-il des spécificités en matière de tournage pour ce type de film ?
T. S. : Outre l’accès au lieu, filmer dans un centre de soins et social pose plusieurs questions. Il faut trouver, avec l’encadrement, la bonne mesure afin d’être présent sans être trop impactant sur son travail. Plutôt que de venir un mois complet et d’imposer une présence lourde, il est préférable de faire plusieurs sessions de travail régulières d’une semaine, en prévenant les intervenants des moments où l’on est là. Cela aide à créer le lien tout en permettant à l’équipe de travailler certains points, seule, en autonomie, sans notre intervention. Pour le film de Sandrine Bonnaire, Elle s’appelle Sabine, nous avions mis en place, pour les patients autistes et l’équipe, un rythme régulier de quatre jours de tournage toutes les quinzaines et ce, pendant trois mois. Des photos du tournage étaient affichées et l’équipe du film était très réduite. L’idée était de prendre rendez-vous afin de ne pas générer d’angoisse chez les patients. Quand on tourne avec des personnes fragiles et à fleur de peau, il est vraiment important d’être dans un lien de long terme.
Comment fait-on pour garder ses distances en tant que réalisatrice ?
Z. L. : L’enjeu est identique à celui des professionnels du soin. Quand leur journée de travail est terminée, ils rentrent chez eux. Même si c’est très compliqué, pour se protéger, ma mère est obligée de mettre cette barrière, sinon elle peut se faire submerger. J’ai beaucoup discuté avec elle sur ce que je devais faire des paroles fortes que ces femmes m’ont livrées. À un moment, je ne savais plus si elles se confiaient juste à moi, en oubliant la caméra, ou si elles avaient un message qu’elles voulaient porter, en s’affirmant, ou si elles se rendaient compte qu’elles pouvaient aussi être écoutées par des gens de leur entourage. J’ai eu besoin de l’avis de ma mère en tant que professionnelle sur mon propre travail.
Quel a été l’effet des Échappées ?
Z. L. : Pour l’équipe de salariés, ce film a été un véritable outil, dès le tournage. C’est impressionnant comme certaines femmes se sont épanouies, cela a donné aux encadrants un recul sur leur travail. Un événement culturel a eu lieu à la Halle Tropisme, à Montpellier, au cours duquel un prémontage de la version longue a été diffusé. L’une des femmes, Émilie, a pris la parole à cette occasion. Elle a une petite fille, un appartement, elle est stabilisée et elle est dans une démarche constructive. Le regard sur La Boutik a changé et libéré certaines paroles. Elles ont repris du courage. Le soin n’est pas notre cœur de métier, ni notre objectif de base. C’est un des avantages collatéraux. La visée originelle était de rendre la parole à ces femmes marginalisées.
T. S. : Les personnes atteintes de handicap ou en marge font partie de la société et en les rendant visibles, nous réaffirmons qu’elles sont avec nous. Cela valorise aussi le travail des soignants et des aidants. Nous passons dans leur vie et leur quotidien continue. Il est important de leur montrer que nous ne venons pas là, parachutés, pour prendre le temps d’un tournage ce que l’on veut et puis partir. Cela nécessite un accompagnement de sortie différent d’un documentaire à l’autre, car il y a un vrai enjeu pour les personnes que l’on filme. Ce sont des êtres humains à qui l’on a un retour à faire, éthiquement ; il est important que cela ne soit pas à sens unique.
Une version longue des Échappées est en cours de montage pour le cinéma. Était-ce prévu dès le début du projet ?
T. S. : Oui, dès le départ, l’envie a été d’avoir une version longue pour laisser plus de place aux femmes de La Boutik et développer la relation mère-fille.
Z. I. : Cette démarche est aussi une prolongation de notre lien avec ces femmes. Je les tiens au courant de l’avancée de la version longue. Notre relation s’est tissée autour du film que nous avons fait ensemble, ce n’était pas que de l’utilitaire. Le but du long métrage est de mettre à bas les préjugés. L’enjeu du film télé était de les dépasser ; avec la version longue, nous voulons aller plus loin, suivre ces femmes lors de leur escapade hors de la ville, dans la nature, quitter leur quotidien dur et urbain, sortir de La Boutik, s’échapper plus, leur donner le temps de respirer.
Quels seraient les points communs entre les films qui parlent du soin ?
T. S. : Fabriquer ensemble un film a une portée presque thérapeutique. Quand Sabine a vu celui réalisé par sa sœur, ce fut magique. Elle n’avait jamais été aussi sage pendant une heure et demie, puis elle a regardé le DVD en boucle. Cela a aidé à baisser ses doses de médicaments. Quand À mercredi de Natacha Compain a été diffusé dans un multiplexe à Angoulême, les trois enfants atteints de handicap, que la réalisatrice et éducatrice spécialisée a suivi pendant trois ans, ont pris la parole en public. Le petit Léo, dysphasique, a réussi à se faire comprendre – et pour lui, c’est "son film", il en est fier – et le fait d’avoir été filmée a épanoui la petite Léa. Lorsque l’on a affaire à des patients, des malades, des personnes en situation de handicap, il y a une fragilité et il faut être subtil pour montrer leur image. Dans le documentaire, en général, le but est de faire avancer les choses, même si ce sont de petites évolutions. Avec un film sur le soin, on soigne peut-être un peu ceux qui y participent, sans tout maîtriser évidemment.
Les Échappées, documentaire de Zoé Liénard (52 minutes), est coproduit par France 3 Occitanie et France 3 National pour la case L'Heure D. Le film a été soutenu en production par la Région Nouvelle-Aquitaine en partenariat avec le CNC et accompagné par ALCA.