Frédéric Aranzueque-Arrieta : "Écrire est un exercice périlleux, je ne le conçois pas autrement"
Après Tristan & Paul, Frédéric Aranzueque-Arrieta publie Camille aux éditions Moires. Un roman panique cher au genre porté par Fernando Arrabal, grande source d’inspiration de l’auteur.
Après Tristan & Paul, vous revenez avec Camille, pour un nouveau roman panique. Quel lien entretenez-vous avec ce genre littéraire ?
Frédéric Aranzueque-Arrieta : J’ai découvert le Panique et Arrabal lorsque j’étais à la fac, j’avais une vingtaine d’années. Le Panique naît en février 1962 au Café de la Paix à Paris où Arrabal, Jodorowsky et Topor avaient pris l’habitude de se réunir. Ils ont voulu se démarquer des principaux mouvements artistiques de l’époque et notamment du Surréalisme qui était devenu dogmatique, autoritaire et politisé, groupe qu'Arrabal a fréquenté pendant trois ans. Les trois artistes, rapidement rejoints par d’autres, ont imaginé un espace de rencontres libre et pluriel, sans hiérarchie. Tous les modes d’expressions artistiques étaient représentés. Toutefois, celui qui a eu le plus de répercussion, c’est le cinéma ; les premiers films d’Arrabal, Viva la muerte, J’irai comme un cheval fou et L’arbre de Guernica en sont les meilleurs exemples. Le Panique est davantage une esthétique plutôt qu’un mouvement : l’artiste panique, à la façon d’un alchimiste, expérimente différents types de langages pour parvenir à la quintessence de l’expression artistique en suivant les principes du hasard et de la confusion. Le Panique revendique une liberté absolue sans concession, une nécessité de profaner le sacré et de sacraliser le profane, un refus catégorique de toute morale dans la création artistique. Arrabal proclame: "Le Panique dévore, transgresse, désobéit et viole".
Une volonté créatrice syncrétique relie les différents modes d’expression : la peinture, le cinéma, la littérature, le théâtre, le roman, la poésie... Le créateur panique a une conscience guerrière de son œuvre : il livre un combat contre lui-même et le mène jusqu’au bout. "Il ouvre en grand la douleur pour en extirper son essence et toucher du bout des doigts le vrai", dit Arrabal. Lorsque j’ai découvert son œuvre, j’ai été bouleversé par la puissance de son verbe, de son imaginaire et par sa liberté absolue. D’une certaine façon, le Panique et Arrabal m’ont permis de poursuivre mon travail d’écriture sans me sentir coupable d’écrire ce que j’écrivais déjà à l’époque, de me détacher d’un inconscient judéo-chrétien qui agissait sur moi comme une camisole de force morale.
Dans Camille, il est encore question de thèmes terribles où l'humain finit toujours par se fracasser...
F.A.-A. : Écrire est un exercice périlleux, je ne le conçois pas autrement. Dans chacun de mes livres, que je ne parviens pas à concevoir comme des fictions, je me mets à nu, conscient de jouer avec le feu, mais il s’agit de mon feu intérieur : c’est comme si je me laissais submerger par les remous de ma propre source magmatique ; l’élaboration de chacune de mes créations est une incursion, souvent violente, au plus profond de moi. Camille, comme tous mes personnages, est né(e) de l’intime. Je pars toujours de mon expérience personnelle, de mes failles. Il/elle s’est imposé(e) à moi spontanément et il/elle a dû sortir à un moment donné parce que la place qu’il/elle occupait devenait oppressante. Il s’agit d’une mise en écriture ou d’une mise au monde qui peut être douloureuse. Celle de Camille a été, jusqu’à présent, la plus éprouvante et perturbante que j’ai vécue, mais l’écriture et la relation intime, intellectuelle et spirituelle que j’ai pu partager avec Camille m’a aussi procuré des moments de joie, d’extase, de jouissance.
On retrouve souvent les mêmes thèmes ou les mêmes obsessions dans mes romans, mais la thématique essentielle, c’est bien celle du corps : le corps en tant qu’espace et territoire identitaire (corps subi, revendiqué, exalté, maltraité) ; en tant qu’entité politique et culturelle subversive ; en tant que matériau constructible et destructible ; en tant qu’objet de représentation profane et sacré. J’envisage le corps comme un « lieu de fonction » pour reprendre la définition que donne Anne Ubersfeld du personnage théâtral, c’est-à-dire qu’il est un espace de représentation modulable à souhait. On retrouve ce principe aussi bien dans Paul & Tristan que dans Camille. Ce n’est pas pour rien que mon écriture à quelque chose d’organique.
Quel est l’apport de Fernando Arrabal ?
F.A.-A. : Il est un artiste polymorphe, ou absolu ; en tant que créateur panique, il a touché à tous les genres, il a mis au monde une "oeuvre-vie". Catégoriser l’œuvre d’Arrabal est impossible, car tous les types d’expression se croisent et s’alimentent les uns des autres. Comme il est inclassable, on ne peut pas dire qu’il soit un artiste populaire ou connu du grand public. En outre, son œuvre est assez hermétique, il faut bien le reconnaître. Je reste cependant convaincu qu’elle sera mieux comprise par les futures générations. D’ailleurs beaucoup de jeunes la redécouvrent notamment grâce à son cinéma.
"L’œuvre panarrabalienne est aujourd’hui, plus que jamais, reconnue pour sa singularité, pour son message libertaire."
L’œuvre panarrabalienne est aujourd’hui, plus que jamais, reconnue pour sa singularité, pour son message libertaire (sans connotation politique) revendiquant une liberté sans concession, pour son humanisme criant aussi, pour sa capacité à casser les moules, à créer des ponts entre tous les arts, pour la remise en question permanente de sa propre esthétique. Son cinéma a apporté une poésie de l’image novatrice qui fascine encore, ses films sont devenus cultes ; son théâtre a révolutionné l’utilisation du corps comme objet théâtral vivant, effaçant les frontières entre sa réalité et sa vérité artistique ; ses pièces (dans les années 60-70) ont proposé des expériences scéniques uniques notamment les « éphémères paniques », sortes de happenings scénarisés. Il a écrit un essai de référence sur la vie de Cervantès, son texte a remis en question le mythe du "Manchot de Lepante". Les magnifiques lettres (des pamphlets poétiques) qu’il a écrites à Franco ou Castro sont malheureusement, plus que jamais, d’actualité car les totalitarismes de tous bords ont la capacité de se renouveler.
Le grand auteur Juan Goytisolo disait que si Arrabal n’existait pas, il faudrait l’inventer !