Jean-Paul Michel, l’incandescence du réel
Jean-Paul Michel est poète et essayiste*. Il réside à Bordeaux, où il a fondé la prestigieuse maison d’édition William Blake & Co il y a quarante ans passés. Parmi ses très nombreuses publications, mentionnons : La vérité, jusqu’à la faute (Verticales, 2007), Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre (Flammarion, 2010), Je lis Hölderlin comme on reçoit des coups (William Blake & Co, 2011), Correspondance 1981-2017 avec Pierre Bergounioux (Verdier, 2018).
Jean-Paul Michel : Ces pages ont servi de préface à la réimpression de Soleil arachnide dans la collection Poésie/Gallimard. J’y salue la mémoire du plus intense des amis de ma jeunesse. Lorsque je l’ai rencontré, à Paris, en décembre 1965, j’avais dix-sept ans, lui vingt-quatre. De ce jour à celui de sa mort, nous nous sommes toujours regardés comme des frères.
Le secret d’attachements de cette sorte ? Une même idée du sublime en poésie. À moins du désir violent de répondre à l’inintelligible de ce qui est – avec l’élan, la force, la vérité, la justice que réclame l’énormité de ce devoir, et, bien sûr, "la plus grande beauté plastique possible" (Louis‑René des Forêts), la poésie serait peu de chose. C’étaient là, pour nous, des évidences brûlantes, et nous étions bien décidés à ne pas abandonner la partie sans avoir jeté toutes nos ressources dans la bataille.
À la lecture de Défends-toi, Beauté violente !, vous élevez magistralement la langue comme outil de puissance révélateur de la réalité non seulement qui nous entoure mais aussi qui nous compose. L’on pense également à la formule de Victor Hugo : "La musique, c’est du bruit qui pense". À l’origine, que rêviez-vous d’écrire ?
J-P.M. : Les pages publiées de 1975 à ce jour sont les seules à même de répondre véritablement à votre question. Aucune n’a été publiée sans nécessité et, dans leurs reprises insistantes comme dans leurs discontinuités, chacune s’efforce d’approcher par des voies propres de ce point qui, du premier au dernier jour, sera resté notre étoile : le sublime du vrai, un désir effréné de justesse, la poursuite de beautés éclatantes, capables d’offrir un point d’appui à un autre, plus tard.
En 2011, vous publiez Je lis Hölderlin comme on reçoit des coups. Friedrich Hölderlin a beaucoup médité l’origine. Je pense précisément au début de l’élégie du "Retour". En quoi une telle méditation pouvait-elle avoir une utilité pour vous ?
J-P.M. : Ne vous y trompez pas. Pour Hölderlin, l’"origine" de la poésie est grecque, si ce n’est même plus lointaine encore. Il écrit : "notre mère, l’Asie". Et, dans une célèbre lettre à Böhlendorff, il écrit que ce qui est, "pour nous", "le plus difficile" serait de parvenir (comme y avaient réussi les Grecs) à nous saisir de "ce qui nous est le plus proche" (et donc de "nous-mêmes"). À la différence de la France révolutionnaire qui sanctifie la "Nation" par "La liberté ou la mort !", l’Allemagne n’a pas alors de véritable unité politique. La jeunesse allemande en souffre et, comme les Français l’ont fait, cherche des modèles de citoyenneté désirables dans… la Grèce antique. Ce faisant, Hölderlin ne refondera pas l’Allemagne, mais retrouvera les fondations du poème. Ce sont elles que je cherchais.
"Mon désir a été de poursuivre la prospection d’autres tonalités, modalités, phrasés, formes, figures, objets, pour le poème, et cela jusqu’au dernier vers."
J-P.M. : Pierre Bergounioux est un autre frère pour moi. Un peu comme l’avait été Khaïr‑Eddine. Les mêmes choses nous rapprochent : une idée exigeante de la réponse à quoi nous nous voyons tenus, la plume à la main, sauf à tout perdre, avec alors le sentiment d’avoir démérité gravement ; un même goût de la langue écrite, un fort attachement à notre liberté de jugement ; le même appétit d’amitié chez l’un et chez l’autre. Ajoutons à cela que nous nous connaissons depuis l’adolescence et que, sur de si longues distances, tant d’espérances et de désespoirs partagés ont donné à ces liens une consistance spéciale, une saveur, une fraîcheur, un moelleux que nous n’aurons pas eu à choisir.
La collection Poésie/Gallimard s’apprête à rééditer Défends-toi, Beauté violente !, précédé de Le plus réel est ce hasard, et ce feu. Les premiers poèmes datent de 1976. En relisant vos poèmes, quelle courbe de force votre mémoire a-t-elle tracée ?
J-P.M. : Il fallait que ces deux livres soient réunis, et je suis heureux que cela ait été fait dans la collection qui confronte de la façon la plus large la poésie d’aujourd’hui à la poésie de toujours. Ce volume donne à lire un chemin vivant, dans la poésie et dans la vie, depuis Le Fils apprête, à la mort son chant jusqu’aux derniers poèmes de "Défends-toi, Beauté violente !". On y verra, me semble-t-il, que, certaines trouvailles faites, mon désir n’a jamais été de m’y installer, mais au contraire de poursuivre la prospection d’autres tonalités, modalités, phrasés, formes, figures, objets, pour le poème, et cela jusqu’au dernier vers.
Vous êtes attaché au mot "fatalité". Vos écrits révèlent une ultime profondeur, une générosité qui offre la mesure de votre tendresse parfois livrée à la douleur. Vous sentez-vous d’une fatale tendresse ?
J-P.M. : Comment une poésie sans tendresse serait-elle possible ? À l’évidence, de pures et simples objurgations ne peuvent suffire.
"On ne peut être à la fenêtre et se voir passer dans la rue, vous le savez."
J-P.M. : Nous sommes pétris de la substance de ceux que nous avons aimés, dont nous nous sommes nourris, consciemment et inconsciemment, depuis que nous sommes, et les plus mal placés pour connaître ce qu’il en est en nous, à chaque moment, des effets de ces alchimies. J’ai eu à Yves Bonnefoy, l’homme et le poète, une relation de confiance profonde, de très haute estime, d’admiration, de reconnaissance, d’amitié intense. Ce qu’il a pu en passer, depuis l’année 2000, dans mon langage ou mes travaux, c’est à un analyste placé en tiers qu’il serait possible de la dire. On ne peut être à la fenêtre et se voir passer dans la rue, vous le savez.
Pourriez-vous nous révéler votre projet d’écriture en cours ?
J-P.M. : Je travaille à la relecture de "journaux" de voyage dont une publication serait peut-être envisageable.
* Celui qui a d’abord publié sous le nom de Jean‑Michel Michelena (1975-1992), est indubitablement l’une des voix les plus puissantes et déroutantes de la poésie contemporaine. En 1997, un premier volume rassemblant son travail sous le titre Le plus réel est ce hasard, et ce feu (Flammarion) bouleverse et convainc son lectorat. Outre sa richesse, son dire poétique aussi précis qu’inventif découle sans conteste du corps pensant. L’exigence de l’objectivité est la sienne : si elle est la condition de la vérité, la réalité qu’elle embrasse se nomme le vivable. À paraître dans la collection Poésie/ Gallimard en février 2019 : Défends‑toi, Beauté violente !, précédé de Le plus réel est ce hasard, et ce feu (textes revus pour ce volume).