Julie Delporte : ni cases, ni bulles
Sur la table, quelques fleurs des champs plongées dans un verre d’eau, une branche de pin des Landes, des crayons de couleur et un dessin : une toute petite fille aux cheveux mauves et un basset sont allongés dans l’herbe. Près d’eux, un bol de fraises. Ils dorment paisiblement. Le visage de l’enfant est tourné vers le souffle chaud du chien. Julie Delporte, autrice et illustratrice de BD, est lauréate jeunesse 2023 au Chalet Mauriac. Elle y est accueillie du 28 juin au 5 juillet 2023 pour travailler sur Grandes Oreilles, son deuxième album jeunesse.
Que vous a apporté le séjour en résidence d'écriture au Chalet Mauriac ?
Julie Delporte : J’aime partir de chez moi puis revenir. Changer de lieu favorise l’inspiration. Il m’arrive parfois de faire des résidences plus informelles, dans des endroits qu’on me prête. Grandes Oreilles, pour moi, c’est un retour à la littérature jeunesse : Je suis un raton laveur (éditions La courte échelle, 2013), mon premier album pour enfants, date d’il y a dix ans. J’ai l’impression que l’illustration jeunesse m’impose davantage de contraintes graphiques : ajouter plus de détails, travailler les décors et la continuité des personnages… Dans la bibliothèque du Chalet, j’ai trouvé Cap ! de Lauren Capelli (éditions Courtes et Longues, 2019). C’est un livre magnifique. Il y a des pleines pages colorées qui restent épurées, des ciels, des paysages. Je pourrais peut-être aller vers ça, avec mon style.
Dans mes livres pour adulte, il y a beaucoup de blanc et je ne travaille pas dans l’ordre. J’écris le texte et je fais des dessins en même temps. Puis, je les monte comme pour un film expérimental. Je ne suis pas traditionnelle dans le travail. On me dit souvent que "ce n’est pas de la bande dessinée". Mais je trouve que la bande dessinée évolue et qu’elle n’a pas besoin forcément de cases ni de bulles.
J’ai été en résidence dans une école de bande dessinée aux États-Unis, à White River Junction. Les étudiants apprenaient une méthode : d’abord faire un crayonné, puis l’encrer et le mettre en couleur… Je ne suis pas capable de faire ça. Ça m’ennuierait, je pense.
Dans Corps vivante (éditions Pow Pow, 2023) et Journal (éditions Pow Pow, 2020), je compose avec l’intuition. Ça marche par séries de dessins dont les couleurs vont ensemble, par exemple. C’est parfois par hasard si cette algue se retrouve à côté de ce texte, mais le lecteur crée un nouveau sens grâce à la juxtaposition.
Je ne connais pas la démarche des autres auteurs jeunesse. Ça me donne envie de faire des entrevues, moi aussi. J’ai fait des études de journalisme. Il y a ce livre de Delphine Perret, Les Ateliers de l’illustration et de la création (avec Éric Garault, éditions Les fourmis rouges, 2019). C’est assez magique : elle part visiter les ateliers de Kitty Crowther, Benjamin Chaud, Lauren Capelli… Elle observe leurs pratiques : comment ils commencent, est-ce qu’ils mettent de la musique… J’aimerais trouver un moyen de faire quelque chose de similaire au Québec en posant des questions aux auteurs : pourquoi ils travaillent sur l’enfance et comment ils l’approchent ?
Que trouvez-vous dans les crayons de couleur que vous ne retrouvez pas dans les autres médiums ?
J. D. : Je n’ai pas de formation artistique, je viens de l’écriture. Je voulais trouver mon trait. Quand j’ai commencé à utiliser les crayons, j’ai eu l’impression que ça ne ressemblait à aucun artiste que je connaissais. Les crayons c’est quelque chose qu’on n’apprend pas, et c’est relié à l’enfance. Les couleurs, tu ne les crées pas, tu es limité à ce que tu trouves. Et puis c’est pratique, tu les emmènes dans une trousse, d’un pays à l’autre.
Je pense que je serais capable de faire de belles choses en numérique, mais je n’ai pas envie de passer ma journée devant l’ordinateur, même si ça me démange pour passer moins de temps sur le travail de commande.
Dans votre travail, vous livrez beaucoup de votre intimité. Est-ce difficile de parler de soi ?
J. D. : Avant de créer, j’ai lu beaucoup d’autobiographies : en littérature, comme Annie Ernaux, et en bande dessinée. Ce sont des livres qui m’ont formée. J’ai trouvé des réponses en m’identifiant, en ne m’identifiant pas… Je ne retrouvais pas la même chose dans les conversations avec les humains. Ça me parait être une démarche à la fois politique et généreuse de parler de soi. Mais de temps en temps, je retrouve ce jugement, cette manière de disqualifier cette littérature : au Québec, j’ai déjà lu le terme "égoportrait". On est vulnérable quand on parle de soi. Mais ce que je raconte, c’est la vie de tout le monde. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir fait le tour de ce que j’avais à dire sur moi. Corps vivante enveloppait vraiment la fin d’une réflexion sur le corps, l’identité, les traumatismes. Je suis à un moment où j’ai besoin d’un peu de légèreté, d’où l’envie de faire de la jeunesse.
De quoi parle Grandes Oreilles ?
J. D. : C’est l’histoire d’une enfant et de son chien. C’est écrit de manière à ce qu’on ne sache pas si le personnage est féminin ou masculin, mais l’enfant dessiné finit par ressembler à une petite fille. Ils sont fusionnels et dorment tout le temps ensemble. Le chien a de très longues oreilles et il a toujours peur qu’on lui marche dessus. Alors, pour les préserver, il les met sur les pieds de l’enfant qui les a toujours froids. Ils ont besoin l’un de l’autre. C’est l’âge où l’on parle de comment l’enfant doit développer un attachement safe pour pouvoir découvrir le monde. Pour la première fois, l’enfant et le chien doivent dormir séparément. Au lieu de suivre l’enfant, on suit le chien. Toute la nuit, il est seul et ne sait pas quoi faire de ses oreilles. Il n’a plus personne à réchauffer.
Léontine, le basset, c’est un peu ma maman. Quand je suis partie de la maison, elle avait mal aux pieds et n’arrivait plus à marcher. En réalité, comme je suis la dernière, c’était peut-être difficile pour elle de me voir quitter le nid. C’est comme ça que je l’interprète. Léontine aussi doit apprendre à être toute seule.
Je pense que je veux écrire des livres qui feraient du bien à l’enfant que je suis.
On dit que l’enfant intérieur doit être consolé, soigné pour que l’adulte puisse être adulte. Je m’adresse à l’enfant qui veut s’amuser, qui est facilement blessé, qui est rebelle… J’ai toujours cru qu’il fallait le faire grandir, cet enfant intérieur, pour s’en débarrasser. Mais il faut juste le prendre par la main, car il va bel et bien rester. Il y a des situations qui provoquent des triggers. Un trigger, c’est quelque chose qui appuie sur la douleur. Quand on est très mature, on peut arrêter de mal réagir, mais l’émotion négative, on ne va pas arrêter de la ressentir. J’aimerais écrire pour les enfants sans les prendre de haut, car on n’est pas mieux qu’eux, nous, les adultes. Certains écrivent pour apprendre des choses aux enfants, mais moi, dans mes livres pour enfants, je veux aussi apprendre des choses aux adultes.
C’est pour ça que, dans Grandes Oreilles, j’ai choisi de suivre le petit chien. Quand le parent doit se séparer de l’enfant, ce n’est pas forcément l’enfant qui est en détresse. Par ce choix de mettre l’adulte dans le chien, je le place aussi à égalité avec l’enfant.
Que se passe-t-il avec l’animal qu’il ne peut pas se passer entre deux êtres humains ?
J. D. : Mes parents ont tous les deux grandi avec des carences émotionnelles, ils étaient dans le soin matériel, mais ils ne savaient pas parler de leurs émotions. Dans Je suis un raton laveur, l’animal vient le soir pour consoler la petite fille parce que ses parents n’y arrivent pas.
J’ai toujours voulu être un animal parce que ça me permettait de ne pas grandir en tant que femme, de rester non binaire. Quand j’étais petite, je sentais déjà le poids du féminin. Je n’ai jamais voulu être un garçon, mais je voulais courir avec les loups comme dans les films de Miyazaki ou, me transformer en phoque comme dans Le Chant de la mer (Tomm Moore, 2014).
Enfant, je voulais vraiment être au contact de l’herbe avec tous les insectes qui me grimpaient dessus. Tout était ressenti de manière plus intense. Dans cette histoire, beaucoup de choses vont se passer à l’intérieur, la nuit. On suit le chien, il ne dort pas, il est dans la maison, je pourrais peut-être le faire sortir…
Propos recueillis par Marion Duclos
(Photo : Quitterie de Fommervault)