La Cheminante, le local et l’universel
Avec les éditions La Cheminante, créées en 2007, Sylvie Darreau poursuit depuis son lieu d’élection, la Poterie historique de Ciboure, l’élaboration d’une œuvre éditoriale mûrement pensée, fidèle à des principes d’humanisme universaliste et en résonnance avec les réalités du monde contemporain, de ses migrations et des rencontres qu’elles permettent. Lors de son discours de réception du prix Nobel de littérature 2017, Kazuo Ishiguro a déclaré : "Les écrivains de la génération à venir vont inventer toutes sortes de manières nouvelles, parfois déroutantes, de raconter des histoires essentielles et merveilleuses. Nous devons nous montrer ouverts à leur égard, en particulier en ce qui concerne le genre et la forme..." À leur manière, les parti-pris de l’éditrice font écho à ce que Kazuo Ishiguro annonce et défend.
Quel parcours vous a emmenée à créer votre maison d'édition et à vous établir à Ciboure ?
Sylvie Darreau : Amoureuse des livres depuis l’enfance, j’ai travaillé dans les métiers du livre depuis ma vingtième année. Ayant eu l’occasion durant ma carrière professionnelle de beaucoup voyager, en particulier en Afrique, j’ai pu acquérir une foi profonde dans les vertus de l’amitié, de la lecture et de l’art. Devenir éditrice s’est présenté à moi comme une destinée. Même si, parfois, j’aimerais aussi me consacrer plus à ma propre écriture…
La Poterie, qui est devenue le siège de votre maison d’édition à Ciboure et un précieux centre de rencontres culturelles et artistiques, a été le lieu d’une longue histoire de création bien avant même qu'elle devienne celle de Rodolphe et Max Fischer. Que nous en diriez-vous en quelques mots ?
S.D. : J’ai eu la chance extraordinaire de pouvoir installer la maison d’édition dans ce merveilleux lieu de l’entre-deux-guerres, d’où ont rayonné un art décoratif basque et néo-grec, ainsi qu’un style de Ciboure. C’est un lieu historique où soixante-dix ans de création de poteries, jusqu’en 1996, ont précédé l’art et les lettres que j’y promeus à présent depuis juin 2016. La magie de cet endroit tient aussi au lien amical très fort que j’ai eu la chance d’avoir d’emblée avec le propriétaire du lieu, qui n’est autre que Max Fischer, le dernier potier, et sa délicieuse épouse Carmen, tous les deux amoureux de littérature. Il n’y a pas de hasard, seulement des rendez-vous.
"J’aime assez l’idée de promouvoir l’universalité de nos singularités à travers ces deux champs spécifiques…"
Quelles sont les lignes éditoriales de vos collections ?
S.D. : Elles sont au nombre de trois, "Littérature de nos belles singularités", "Harlem Renaissance", et "Cultures & Randonnées". Depuis cette année, les collections de La Cheminante sont alimentées par deux fonds éditoriaux. L’un est axé d’une part sur les littératures contemporaines issues de l’Afrique subsaharienne, du Maghreb, du Moyen Orient et des îles francophones. D’autre part, il comprend les auteurs du mouvement Harlem Renaissance des années 1920 à New York, qui sont présentés dans des traductions de Florence Canicave, avec le soutien du CNL. L’autre fonds est destiné à la publication des Petits guides de La Cheminante, qui permettent d’allier la marche à la découverte culturelle (au sens large) de territoires locaux. L’universel étant le local moins les murs selon un écrivain célèbre, j’aime assez l’idée de promouvoir l’universalité de nos singularités à travers ces deux champs spécifiques…
Pouvez-vous nous parler de quelques-uns de vos auteurs ? Comment définiriez-vous leur démarche littéraire et thématique ?
S.D. : Et ma langue se mit à danser*, nouveauté de janvier 2018, est le premier roman d’Ysiaka Anam. Elle y dépose un intime qui, par la qualité littéraire de son écriture, prend immédiatement une dimension universelle dans son rapport à l’altérité. En même temps, elle nous donne à comprendre avec beaucoup de tact et de lucidité en quoi vivre en France lorsque l’on est d’origine africaine ne va pas toujours de soi. Charline Effah ose décrire une relation mère-fille défectueuse dans son roman N’être, ce qui dans la culture africaine est quasiment tabou ; et dans son dernier roman, La Danse de Pilar* (nouveauté de janvier 2018), second coup de force, elle aborde de nouveau le féminin, mais cette fois sous l’angle de la dictature. Une autre auteure de la maison, Beata Umubyeyi Mairesse, aborde le génocide des Tutsi au Rwanda sous un angle fictionnel, distant de sa propre expérience, pour permettre au lecteur d’entendre. Ces deux premiers recueils de nouvelles, Ejo et Lézardes*, ont remporté quatre prix littéraires.
Beek ou l’art de la boucherie*, de Folly K. (automne 2017), relève d’une fiction portée par une écriture et un style épurés jusqu’au classicisme, pour un récit à la fois très contemporain et étonnamment original, entre conte universaliste ― sans mention d'une géographie particulière ―, réalisme magique, et beaucoup d'autres choses qui prennent à rebours sans qu'il y paraisse bien des conventions romanesques. Comment avez-vous reçu une telle subtilité de conception ?
S.D. : Folly K. m’a déposé son manuscrit en main propre à l’Escale du livre 2017. J’ai commencé à le lire le soir même. Le lendemain à 12 heures, je lui ai téléphoné pour lui annoncer que j’éditais son livre. J’ai adoré l’embarquement dans son univers onirique plein de profondeur, de pentes abruptes, d’art, de musique, d’humour et d’amour, à rebours (comme vous l’avez perçu) de toutes les conventions établies du roman et de la vie en général. Un récit plein de chemins de traverse qui n’empêche pas la fluidité. Cela revient à oser être autre, en dehors du carcan de toutes conventions.
Et ma langue se mit à danser, de Ysiaka Anam
122 pages
ISBN : 9782371270992
Beek ou l’art de la boucherie, de Folly K.
370 pages
ISBN : 9782371270985
La Danse de Pilar, de Charline Effah
196 pages
ISBN : 9782371271036
Lézardes, de Beata Umubyeyi Mairesse
176 pages
ISBN : 9782371270909