La traduction est une négociation permanente
Le traducteur colombien Alexánder Martínez, lauréat 2022 de la résidence de traduction, a été accueilli au Chalet Mauriac du 28 février au 8 avril 2022 avec le projet de traduire en espagnol Les Jeunes France et autres récits humoristiques, un recueil de Théophile Gautier paru en 1833 et sous-titré Romans goguenards. Entretien réalisé à quelques jours de la fin de son séjour.
Vous êtes venu à Saint-Symphorien avec le projet de traduire un recueil de Théophile Gautier, paru en 1833, qui a pour titre Les Jeunes France et autres récits humoristiques, sous-titré Romans goguenards. Six textes qui évoquent la jeunesse extravagante de l’époque, dont Gautier faisait d’ailleurs partie. Pour cet échange, je pensais peut-être me limiter à vous demander de nous expliquer les raisons d’un tel choix… car j’ai le sentiment que votre réponse nous en apprendra déjà beaucoup sur vous et votre parcours !
Alexánder Martínez : Ma réponse permet aussi de comprendre ma relation avec le français : essentiellement le hasard. Je suis venu en France en 2018 travailler comme enseignant d’espagnol dans un lycée de Boulogne-sur-Mer, et non loin de là habite, depuis quinze ans, un professeur colombien, de l’université de Lille, Juan Zapata, chercheur au parcours exceptionnel. Il m’a accueilli chez lui, connaît mon parcours, mon désir de traduire, et il m’a présenté ce livre en me disant qu’il n’existait pas en espagnol, alors que l’œuvre de Théophile Gautier est bien connue dans le monde hispanophone. Un auteur que je connaissais pour l’avoir lu à l’université de Colombie, à Bogotá, où j’ai fait mes études de français. Dans ce recueil, j’ai découvert une ironie, un regard perçant, troublant, alors je me suis dit qu’il me fallait essayer puisque n’existait pas de traduction dans ma langue. Une situation à laquelle je me suis trouvé confronté à plusieurs reprises pendant mes études. Certes je connais le français, alors je peux entrer personnellement en relation avec ces textes, mais permettre leur traduction répond à des raisons liées à la fois à la circulation culturelle et à la recherche. Un hasard donc, mais favorisé par ce professeur qui a eu la gentillesse de me dire : lis ce livre.
Vous ne nous avez cependant pas dit comment le français était entré dans votre vie…
A.M. : Le hasard est ici encore la réponse. En Colombie, dans l’enseignement des langues, nous avons raté une opportunité exceptionnelle avec nos cousins brésiliens. Cinq pays sont frontaliers — le Panama, le Pérou, l’Équateur, le Venezuela et… le Brésil, un des plus grands du monde, de langue portugaise. Or, à l’école, la seule langue étrangère enseignée est l’anglais. Le français l’était encore il y a une trentaine d’années, mais les orientations et les préoccupations ont changé, alors l’intérêt s’est porté exclusivement vers l’anglais, que l’on l’étudie en primaire et en secondaire. Il y a pourtant le voisinage francophone également, de la Guadeloupe et de la Martinique, or nous n’en connaissons là encore, comme avec le Brésil, rien du tout. On a tout misé sur l’anglais mais on a manqué — on manque encore, puisque cela ne change pas — l’opportunité d’aller rencontrer les cousins proches. La situation est encore plus regrettable quand on pense aux langues aborigènes dans le pays.
L’anglais, j’ai fini par en avoir assez, et j’ai découvert dans une anthologie un poème de Paul Éluard, Liberté. Tout sauf grandiloquent. Et puis je suis alors tombé amoureux du c cédille ! Et de l’e dans l’o. Comment cela se prononce-t-il, comme cela est-il même possible ? Chez moi personne ne parlait français, à l’école non plus, seul un professeur m’avait transmis quelques rudiments. Alors j’ai décidé de l’apprendre à l’université, pendant cinq ans, en suivant un cursus de philologie française, qui destine à devenir enseignant de français langue étrangère (FLE), ce que j’ai fait en Colombie et au Mexique avant de venir ici. Mais pendant cette période universitaire, j’ai côtoyé des cours de traduction, et cela aussi a été un coup de foudre.
En Colombie, il est possible de faire plusieurs activités à la fois. Enseigner, traduire… J’ai commencé à faire de la traduction pour mon plaisir, et pour des revues, nombreuses à l’université. Mon premier texte a été pour une revue du département de littérature, dans un numéro consacré à la science-fiction. J’ai découvert— le hasard toujours ! — un auteur du nom de Serge Lehman, avec lequel j’ai eu l’énorme plaisir d’entrer en contact et partager certaines de mes interrogations. Cela a commencé comme ça. J’ai poursuivi par la rencontre avec un professeur d’université à Bogotá, Carlos Villamizar, avec lequel j’ai travaillé en tandem sur la traduction d’articles.
Y a-t-il des études de traduction à l’université en Colombie ?
A.M. : À Medellín, la deuxième ville du pays, il y a une licence, et puis des masters, mais il n’existe pas de formation en traduction littéraire, comme on peut en trouver en France, ou en Belgique, ou même au Mexique avec El Colegio de México. On fait de la traduction au sens large, technique, scientifique, littéraire, mais s’agissant d’un cursus spécifique dans ce domaine, il y a encore du travail à faire.
Comment et à quel moment s’est posée pour vous la question d’un avenir professionnel consacré à la traduction ?
A.M. : Dans le cas de cette résidence, à Saint-Symphorien, il est question d’une aide à la professionnalisation du traducteur. Ce qui est ma démarche. En Colombie, il n’est pas possible de vivre de la traduction littéraire. Il est possible de vivre comme traducteur, mais seulement si vous travaillez par exemple dans une entreprise qui fait de la traduction scientifique.
L’intérêt est que je partage ma résidence avec trois traductrices confirmées, deux Espagnoles et une Polonaise, qui me montrent l’autre côté du miroir : les commandes, les révisions, les contrats, les échanges avec les éditeurs… Diamétralement opposé à ma situation. Moi, pour venir ici, j’ai compté sur le soutien d’un éditeur colombien, avec lequel j’ai publié il y a un an la traduction d’un roman québécois (Le Rire de García, Joanne Rochette, éditions de L’instant même, Montréal, 2021). Il m’a dit que l’on signerait un contrat, qu’il ferait tout son possible pour la publication des textes sur lesquels je travaille, mais cela n’a rien à voir avec le cadre légal qui existe en France ou en Espagne. Je connais des traducteurs colombiens qui travaillent depuis plus de vingt ans, ont fait des études à l’étranger, sont reconnus, réputés, aussi bien dans le milieu éditorial qu’académique, et même eux ne parviennent pas à vivre de la traduction littéraire. Récemment j’ai découvert une expression que j’ai adorée : "Joindre les deux bouts." C’est bien de cela qu’il s’agit !
Se pose la question de la formation — elle pourrait être plus complète encore évidemment — mais aussi celle du milieu éditorial. Car on lit assez peu en Colombie. Il y a la crise bien sûr, celle liée à la pandémie, mais aussi celle qui est structurelle, partout et tout le temps, avec une dépendance des marchés mexicain, argentin et espagnol, qui eux bénéficient d’un cadre permettant la professionnalisation du métier de traducteur. Dépendance signifiant que, pour traduire le prix Goncourt, les grosses maisons d’édition et leurs filiales iront chercher plutôt au Mexique, et ensuite commercialiseront le livre en Colombie, où alors les projets de traduction se font surtout à l’initiative de petites maisons d’édition indépendantes. Ce qui a pour effet de favoriser l’existence d’un contre-discours, d’un contre-pouvoir qui se maintient et réalise un énorme travail.
Ce temps de résidence, est-il pour vous une première fois ?
A.M. : Première résidence en France et première résidence commune. Mais pas ma première résidence artistique comme traducteur. Car au hasard il faut ajouter… la curiosité. Il y a quelques années, grâce à un éditeur de Bogotá qui m’a parlé du texte d’une écrivaine canadienne venue en Colombie, et de la possibilité de le traduire pour une revue qu’il anime, je commence à travailler et échanger avec Joanne Rochette, installée à Montréal, que j’invite à une rencontre à l’université de Colombie, à qui je propose mes services pour la traduction en espagnol… Moi, j’ouvre la bouche tout le temps, tout le temps ! Alors elle me parle de son travail d’historienne à propos de la question minière en Colombie dans laquelle sont impliquées des entreprises canadiennes, qui a finalement abouti à un roman, Le Rire de Garcia, pour lequel elle cherche un éditeur à Montréal. Elle me propose de me l’envoyer… et puis bientôt se dessine la possibilité d’un séjour de deux mois au Canada, suite à un programme entre le ministère de la Culture colombien et le Conseil des arts et des lettres du Québec. Mon dossier de traduction de son roman est accepté, et je vais en 2019 travailler en binôme avec cette écrivaine devenue une amie. Par ce projet, j’ai aussi rencontré un éditeur colombien, Andrés Gullaván à Filomena Edita, le même qui me soutient sur les textes de Théophile Gautier. Et pour en finir avec ce labyrinthe, il faut préciser qu’une deuxième éditrice, Farides Lugo à Editorial Mackandal, s’est montré intéressée par le roman québécois, qui a finalement été publié en 2021 par deux maisons d’édition et un traducteur !
"J’ai fait quelques recherches avant d’arriver mais je n’avais pas encore débuté la traduction. Je travaille à partir des textes parus dans une collection de poche, aux éditions Flammarion, que complètent quelques articles journalistiques, travail peu connu de Gautier, ainsi qu’un appareil critique extraordinaire établi par Patrick Berthier qui m’a beaucoup aidé."
Derrière ce travail de traduction des textes de Gautier, il y a donc là aussi un projet éditorial… Aviez-vous commencé à travailler avant votre arrivée au chalet Mauriac ?
A.M. : J’ai signé un contrat avec l’éditeur colombien, ce qui justifie l’aide apportée par ALCA dans le cadre de cette résidence. Car il ne s’agit pas seulement de faire un voyage et un séjour, il s’agit aussi d’envisager la publication d’un travail. Le dossier de candidature exige d’ailleurs d’avoir signé un contrat d’édition.
J’ai fait quelques recherches avant d’arriver mais je n’avais pas encore débuté la traduction. Je travaille à partir des textes parus dans une collection de poche, aux éditions Flammarion, que complètent quelques articles journalistiques, travail peu connu de Gautier, ainsi qu’un appareil critique extraordinaire établi par Patrick Berthier qui m’a beaucoup aidé. J’ai donc commencé lentement car je n’ai pas Gautier à côté de moi pour lui poser directement des questions !
Quelles sont les principales difficultés que vous posent ces textes et leur style ?
A.M. : J’étais en France au moment de l’incendie de Notre-Dame de Paris. Les restaurateurs et les architectes se sont posés la question d’une reconstruction de la cathédrale à l’identique, telle qu’elle était avant cette catastrophe, ou bien de la possibilité de profiter de cette opportunité pour laisser une trace de notre époque.
Pour moi, il s’agit de la même décision, et je suis plutôt pour la deuxième option. Certes il y a le traducteur de l’ombre, silencieux, caché, et les textes sont de Théophile Gautier… mais nous sommes au XXIe siècle. On retraduit déjà Don Quichotte en chinois, même si la première traduction dans cette langue date des années 90. La langue évolue et tous les textes ont besoin d’une relecture diachronique. Bien sûr, il y a une lecture synchronique, qui m’oblige à m’imaginer vivant dans le Paris du XIXe siècle, et à voyager aussi avec lui, car un des récits se déroule au Moyen-Âge, mais en même temps je garde un pied dans mon époque.
Bien entendu il s’agit toujours de conserver l’esprit du texte, mais quand j’entre dans les détails, la bataille est bien différente. Chaque texte est une arène à part entière. Mes décisions sont prises au cas par cas, car la traduction se fait dans un contexte. Ainsi, il n’est pas toujours nécessaire en espagnol de moderniser des termes un peu datés, il faut voir chaque fois s’il est pertinent de le faire.
Dans cette bataille, vous n’êtes pas seul, puisqu’il entre dans le cadre d’un projet éditorial. Quel est le lien qui s’établit entre vous et l’éditeur, qui peut avoir des avis assez précis sur ce qu’il souhaite publier ? De quels ordres sont ces échanges et à quel moment ont-ils lieu ? Vous paraissent-ils même nécessaires ?
A.M. : Il faut d’abord contextualiser le travail avec Théophile Gautier, réalisé à partir d’une édition critique : le public visé est un lectorat spécialisé. Et tant mieux, bien sûr, si on réussit à toucher d’autres lectrices et lectrices. J’ai évoqué, en commençant, ce professeur qui vit en France, duquel je suis très proche, et qui est aussi un partenaire. Nous nous adressons nos interrogations afin de nous aider mutuellement.
D’un point de vue plus large, je pense à ma traduction du roman d’une écrivaine québécoise, venue en Colombie pour faire un récit en français, ensuite traduit en espagnol par un Colombien. Pourquoi en revenir là ? Parce qu’on dit des traducteurs qu’ils sont des ambassadeurs, des passeurs, que l’ouverture fait partie de notre esprit, la négociation aussi, etc. Tout cela est très beau dans les discours, dans les articles, mais cela doit aussi se traduire… dans les faits. Impossible alors de rester sur ses positions, en disant c’est mon choix, c’est mon texte, etc. Dans ce cas précis, j’ai eu toute autonomie lors de mon travail, rythmé par de nombreux échanges avec l’écrivaine, petite fenêtre ouverte sur l’univers et la langue du Québec, bien différents du Canada. Ensuite est venu le temps de la préparation du texte avec les deux maisons d’édition. Un groupe fut alors ouvert sur WhatsApp : "Explique-moi ceci… et cela… il faut penser aux lecteurs… à ce que nous sommes comme maison d’édition… avec une identité à conserver… etc."
"Quand je travaille seul, c’est du narcissisme ! Ah, c’est bien ça, me dis-je, solitaire, en train de réécrire en espagnol Joanne Rochette ou Théophile Gautier…"
Tout alors est à négocier. Cela m’a permis d’être capable de justifier mes choix. Quand je travaille seul, c’est du narcissisme ! Ah, c’est bien ça, me dis-je, solitaire, en train de réécrire en espagnol Joanne Rochette ou Théophile Gautier… Mais quand on te demande d’expliquer pourquoi ce choix, alors que d’autres possibilités existent, cela permet de concevoir et de préciser une démarche, mais aussi de dire : "Vous avez raison, on peut changer sans trahir l’esprit du texte, et même l’enrichir." Pour moi, cela est essentiel, sinon je reste dans une cave, sans échanger avec personne. La traduction est une négociation permanente.
Pour le moment, avec les textes des Jeunes France, il s’agit de moi avec moi, le narcissique qui se régale en France dans son chalet du XIXe siècle. Mais ensuite ce seront des échanges avec l’éditeur, tendus peut-être, comme cela est arrivé parfois sur le projet précédent, qui m’ont néanmoins permis de corriger, réviser, peaufiner…
Venir les traduire en France, diriez-vous que cela a eu une influence sur votre travail ? De quelle façon ?
A.M. : D’abord la langue. Une de mes tragédies permanentes est la distance avec la langue. Cela me fait du mal d’être loin du français, qui est pourtant désormais ma langue de travail. L’écouter, la parler, dès que possible j’en profite pour aller prendre un petit café quelque part et écouter les gens. M’imprégner. Être dans la pratique pour parfaire la langue. On apprend toujours. Dans cette région, c’est une autre langue française. Cette dimension pragmatique d’un contact permanent avec la langue justifie énormément cette situation, ce choix de venir ici.
Et puis je vois les résidences d’une triple manière : d’abord le travail, sur un projet spécifique ; ensuite la découverte d’un pays, d’une culture, d’une région, ici pour la première fois j’ai découvert la France rurale… Saint-Symphorien était, me disait-on, la vraie campagne, mais ce mot me parlait peu, hors une définition dans le dictionnaire ! ; enfin, le réseau, parce qu’ici je travaille en compagnie de trois traductrices confirmées, dont j’apprends beaucoup, et puis, en allant à Bordeaux, je rencontre d’autres professionnels, dont le travail m’intéresse, dans l’édition, l’animation, et qui me nourrissent.
Ici, j’ai réussi à établir une routine de travail, parce que les conditions me le permettent, mais, moi, j’aime bien être dehors. Me promener, aller faire du vélo, mais aussi rencontrer des gens, les écouter.
Justement, quelle est votre organisation de travail au Chalet ? Et où en êtes-vous de la traduction ?
A.M. : Je suis plutôt du matin, car en Colombie la vie commence très tôt. En raison de notre emplacement sur la ligne de l’Équateur, le soleil se lève toute l’année avant 6 h et se couche avant 19 h. Pour ces raisons, notre vie est très rythmée. L’école commence à 6 h par exemple. Donc moi, je travaille tôt, jusqu’en début d’après-midi, et je consacre la fin de journée à d’autres activités.
Je n’ai pas encore terminé de traduire les textes de Gautier. Il n’y a pas cette contrainte d’avoir achevé un travail dans le cadre de cette résidence. Et puis la traduction d’un recueil n’est pas celui d’une nouvelle de quelques dizaines de pages ! Mais, bien sûr, j’avance et espère aboutir dans quelques mois, la remise du travail ayant été fixée avec l’éditeur au mois d’octobre.
Dans un texte, que vous avez traduit justement, du poète français Yves Bonnefoy, qui a pour titre La traduction au sens large. À propos d'Edgar Poe et de ses traducteurs, on peut lire cette phrase : "Bien plus d’événements qu’on ne croit ont lieu entre la découverte que l’on a faite d’un poème et la décision de le traduire, puis dans le travail qui s’ensuit et semble n’aboutir qu’à ces quelques pages auxquelles trop souvent on identifie la traduction." J’aimerais savoir de quelle façon et à quel point cette phrase vous parle ?
A.M. : Précisons d’abord que j’ai traduit ce texte — d’un géant ! — en tandem avec mon ami professeur de Bogotá, et combien cela a été un travail extraordinaire.
Ma rencontre avec le recueil de Théophile Gautier a eu lieu pendant le confinement, il m’a accompagné durant toute cette période, puis est venue l’envie de le traduire, mais sans savoir si une bourse serait possible, ou bien même une résidence… Ce sont des événements que l’on ne peut rationaliser : entre la découverte du livre et la réalisation de cet entretien, il y a le hasard, la lecture, un peu le découragement aussi, car il faut parvenir à trouver un éditeur qui vous fasse confiance et vous assure de la publication aujourd’hui en Colombie d’un écrivain du XIXe siècle. Et puis il y a le voyage, géographique aussi bien que temporel. Beaucoup de choses se passent donc entre ces deux moments.
Y a-t-il des textes qui vous accompagnent pendant ce travail ?
A.M. : La culture littéraire de Théophile Gautier était admirable — les auteurs, les textes, les références, tout cela est un réel plaisir pour moi. Mais dans le temps de cette traduction, je lis d’autres textes, Albert Camus, Haruki Murakami, des anthologies. Je limite le XIXe siècle uniquement à Gautier !
Nous arrivons bientôt au terme de cet entretien et voici donc venu le temps de questions pour moi un peu rituelles. Qu’espériez-vous trouver en venant ici ? Et qu’y avez-vous trouvé que vous n’espériez pas ? Y avez-vous perçu l’esprit de Mauriac ?
A.M. : …Presque tout en fait ! Quand je cherchais St-Symphorien sur les moteurs de recherche cartographique, je voyais une petite ville, mais je me suis retrouvé au milieu de la campagne, dans un cadre complètement inconnu pour moi, que j’affectionne en fait, pour sa tranquillité notamment. Je m’attendais à des conditions idéales de travail, je les ai eues, je les ai. Un cadre convivial, accueillant, charmant. Et puis il y a eu la découverte de la figure de Mauriac, écrivain plutôt secondaire à mes yeux, même si je l’avais sans doute lu à l’université. Ici, cependant, le fantôme qui cohabite avec les résidents et les résidentes est plutôt celui de Claire, sa mère !
Pourtant, davantage encore que l’esprit d’un certain François Mauriac romancier, celui qui m’entoure est celui de toutes celles et de tous ceux qui sont venus avant moi. (Autour de nous, aux murs, comme dans d’autres espaces du chalet, des portraits, réalisés à la demande du chalet Mauriac depuis la création de ce programme de résidences.) Cela me touche parce que ce sont des gens que je ne connais pas, que je ne croiserais sans doute jamais, mais qui m’ont accompagné, et dans toute la variété des expressions artistiques — car il y a aussi l’écriture liée au cinéma, au théâtre, à la bande-dessinée, à la photographie…
Et puis il y a cet entretien précisément, et encore la semaine prochaine la séance de photographie. Peut-être est-ce encore le narcissisme qui s’exprime, mais j’apprécie énormément ce souci de garder ces traces. J’espère bien que d’ici trente ans — je suis certain que le programme tiendra encore au moins cette durée, de même que le chalet ! — quelqu’un verra qu’un traducteur colombien est venu ici. En fait, je vois cet espace, où règne une atmosphère idéale de vie et de travail, un peu comme une gare, un lieu de transit, de passage, qui pourrait être impersonnel mais dont chacun réussit à s’approprier un petit bout… J’adore, j’adore…