La voix de l’écrit
À l’occasion du "Parcours poésie" d’Écla1 et dans le cadre de la manifestation "Poésie espace public" organisée chaque année par Le bleu du ciel, l’éditeur Didier Vergnaud invitait à la médiathèque de Mérignac ce vendredi 6 mars Olivier Cadiot sur le thème "La littérature sur scène". Entretien avec un écrivain au parcours hors norme et aux romans singuliers, lecteur de talent autrefois proche de la poésie sonore, dont l’œuvre est régulièrement portée à la scène.
Le livre est, déjà, un "espace public" : y a-t-il une nécessité à mettre votre littérature "sur scène" ?
Olivier Cadiot : Ce n’est pas une nécessité intérieure. La scène est plutôt, à chaque fois, une surprise, et une dimension supplémentaire. Tout ce que je fais en dehors des livres se fait grâce à des rencontres : Rodolphe Burger pour les chansons, Pascal Dusapin pour l’opéra, depuis vingt ans Ludovic Lagarde et sa compagnie, notamment le comédien Laurent Poitrenaux, pour le théâtre. La scène entretient ces rencontres ; c’est l’histoire d’une fidélité faite de dons et de contre-dons. C’est aussi une manière de faire entendre des textes différents, ou différemment.
La lecture publique facilite-t-elle l’accès à vos textes, comme on le dirait, plus radicalement, de la traduction, que vous pratiquez par ailleurs ?
O.C. – Je viens de la poésie : dans les années 1980, la lecture publique, arrivée des États-Unis, et qui a, par la suite, évolué vers la performance, était une forme artistique en soi – être poète, c’était également se présenter physiquement ; cette présence avait autant d’importance que l’espace de la page imprimée. Bien sûr, il s’agit aussi de transmission ; mais si mes livres ont besoin de ma voix, comme d’un guide-chant, pour exister, cela m’engage surtout à plus de clarté dans l’écriture…
Vos romans, avec leur paradigme de voix, semblent autant des romans-théâtre que des romans-poésie, comme on a plus souvent coutume de le dire… Au moment de l’écriture, entendez-vous ces voix que vous écrivez ?
O.C. : Je n’entends pas de voix que je transcrirais : ce sont mes personnages qui entendent des voix. Tous mes livres sont des monologues, avec des héros polyphoniques. Comme Laurent Poitrenaux interprétant Le Colonel des zouaves, seul sur scène, un micro sur le crâne modifiant sa voix.
"Je suis plusieurs", lit-on justement dans Le Colonel des zouaves ; et, comme en répons, dans Retour définitif et durable de l’être aimé : "Qui parle ?". Pourquoi toutes ces voix dans vos romans, auxquelles ensuite vous donnez voix sur scène, ou dont vous laissez des acteurs s’emparer ?
O.C. : J’ai besoin que le monologue devienne un théâtre, au sens large du terme : que plusieurs voix s’entrechoquent pour faire entendre des contradictions, qui sont celles que je vis. Non pas à la manière de l’abstraction beckettienne, mais dans quelque chose de baroque. La voix un peu angélique du monologue se fait agresser par des paroles intrusives, tyranniques. Mes livres traitent, beaucoup, de la domination de la voix.
De la voix ou du discours ?
O.C. : Ce sont des discours, mais avec le grain de la voix : quand un livre est réussi, c’est qu’on entend la voix. La voix de la violence, par exemple – non pas thématique, mais avec sa qualité sonore, son inventivité, sa sophistication.
La multiplicité des voix dans vos romans n’est donc pas là, comme les évocations fragmentaires de mythes et de contes que vous multipliez, pour produire du commun, offrir un accès ?
O.C. : Au contraire des lieux communs de la littérature que je multiplie en effet comme des passerelles pour gagner du temps sur la compréhension attendue du lecteur, la polyphonie produit une tension contradictoire. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai cessé d’écrire de la poésie : la poésie ne donne qu’une seule voix, celle du poète, juste intrusive.
Dans Providence2, votre dernier roman, vous reprenez cette phrase d’une cantate de Bach : "La parole qui sort de ma bouche ne doit pas me revenir vide".
O.C. : C’est moins une expérience qu’une demande : j’aimerais bien qu’elle me revienne changée.
Vous ne lisez jamais vos textes à haute voix pour vous-même : la lecture publique vous tient-elle lieu d’un "gueuloir" qui mettrait le texte à l’épreuve ?
O.C. : C’est même une épreuve épouvantable. C’est comme si j’ouvrais la bouche pour la première fois. Si je le faisais pour moi-même, avec un magnétophone, j’aurais, pour écrire, un critère musical : je préfère prendre ce risque d’un silence total, qui sera celui du lecteur dans sa lecture silencieuse. Quand je lis un texte en public, pour la première fois donc, je ne suis plus un écrivain, je suis mon premier lecteur. Laurent Poitrenaux est aussi un "gueuloir" pour moi : s’il lit mal, c’est que j’ai fait une erreur.
C’est aussi cela, "la parole qui sort" et ne revient pas "vide" ?
O.C. : C’est peut-être cela. Mais c’est une phrase qui reste mystérieuse pour moi, qui a rapport, dans Providence, à la prédication… Il y a, dans mes romans, des motifs qui s’entrecroisent, que je ne vois pas quand je les écris.
Le passage d’un texte écrit à la scène est toujours une adaptation. Est-ce que vous parleriez de réécriture ?
O.C. : Ce n’est pas tant vrai de mes propres lectures que du travail de Lagarde : il fait ressortir des émotions que je n’avais pas saisies.
Dans la réception de vos propres lectures, cela reste tout de même, pour l’auditeur, une interprétation donnée : une œuvre presque différente ?
O.C. : Ce serait vrai d’une performance, mais ce serait pratiquer un autre métier, ce que je ne fais pas.
"Performer", étymologiquement, c’est accomplir…
O.C. : L’accomplissement reste la publication.
Hors les chansons, certains de vos textes sont-ils exclusivement écrits pour être dits ?
O.C. : Aucun. La lecture silencieuse de chacun est première, et idéale.
De quelle manière la transposition de vos textes sur scène rejaillit-elle sur votre écriture ?
O.C. : J’en garde une certaine résonance, la sensation d’une qualité sonore et d’un espace particuliers qui m’impressionnent, au sens strict ; et qui m’inspirent sans doute pour la suite, fantasmatiquement. Mais ma première réaction est une envie de m’éloigner immédiatement du théâtre. Un Mage en été, qui fut pourtant notre plus grande réussite, a suscité Le Colonel des zouaves, que je voulais absolument résistant au théâtre… jusqu’à ce que Ludovic Lagarde ait malgré tout envie de le mettre sur scène avec Laurent Poitrenaux – j’ai alors destiné le roman à la voix du comédien et me suis mis à l’écrire au présent. Providence est écrit à l’imparfait pour n’être surtout pas du théâtre…
Et vos propres lectures ?
O.C. : Leur vitesse, due au trac, a pu marquer mon écriture.
Est-ce qu’au moment d’écrire, vous vous projetez dans le théâtre ultérieur auquel votre écriture donnera lieu ?
O.C. : Je fais des milliers de scènes au lieu de n’en faire qu’une, pour combler le vide de la scène théâtrale, la solitude de l’acteur, qui m’angoissent. Pour prévenir aussi ces voix grandiloquentes, si fréquentes au théâtre. Mais la littérature n’est pas sonore : c’est une puissance d’évocation dans la seule image de la phrase écrite. C’est pour cela que la lecture à voix haute ne me paraît pas être un accomplissement du livre, même si la lecture sonore, publique, donne un accès au texte publié. La voix de l’écrit est un tour de magie. Ce qui est spécifique à la littérature, relativement au cinéma, par exemple, c’est qu’on ne voit pas tout, qu’on n’entend pas tout : si l’accord se fait, un tintement de verre, une évocation de lumière suffisent à produire chez le lecteur un feu d’artifice à sensations. C’est une affaire de projection, bizarre, complexe, qui n’a rien à voir, pour le coup, avec le théâtre.
D’autres domaines artistiques sont présents dans vos livres : la musique, le cinéma, la peinture… Mais vos lectures restent des lectures, non des mises en espace qui utiliseraient ces différentes disciplines.
O.C. : Je suis contre l’idée de faire un dispositif théâtralo-spectaculaire… tout simplement parce que je ne sais pas faire. Je pense aussi que tout ne doit pas être "artistique". La transdisciplinarité est devenue, bien souvent, un confort qui masque le vide de la proposition, non plus une expérimentation audacieuse. Mon medium, et ma seule compétence, c’est l’écriture : mon envie, mon travail sont d’y faire tout entrer.
1Ces temps forts autour de la poésie s’inscrivent aussi dans le contrat de filière Livre en Aquitaine, fruit d’un partenariat renforcé entre la Région Aquitaine, le Centre national du livre et la direction régionale des Affaires culturelles.
2Providence paru chez POL en janvier 2015