Le Dietrich et "les folies de programmation"
Ouvert en 1984 et classé Art et Essai depuis 1986, le cinéma pictavien Le Dietrich fait désormais figure d'institution culturelle. Retour sur l'histoire et la ligne de ce lieu monosalle, avec sa directrice, Amélie Boisgard.
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Amélie Boisgard possède une grande expérience du cinéma. Formée aux Arts du spectacle à l’Université de Poitiers puis à la Fémis, elle s’est d’abord occupée d’un réseau de salles départementales dans la Sarthe avant de diriger La Brèche à Sainte-Foy-la-Grande. De retour à Poitiers en 2015, Amélie a retrouvé Le Dietrich en tant que responsable de la programmation. Elle en est désormais la directrice.
Comment se compose le public du cinéma Le Dietrich, estampillé Art et Essai ?
Amélie Boisgard : Le Dietrich est comme je l'avais quitté lorsque j'étais étudiante. Il n'a jamais bougé. La salle est certes un peu enclavée vis-à-vis de l’hypercentre-ville mais c'est ce qui fait son charme, son côté underground ! Nous fêterons bientôt nos 40 ans car l’association Ciné-U nous servant de cadre a été constituée en octobre 1984. Un ciné-club étudiant remontant sans doute à 25 années en arrière l’avait précédé. Il n’y a pas si longtemps, nous avons fait une étude sur notre public et on s'est aperçu qu’il était très équilibré, ce qui est rare pour un cinéma d’art et essai. Un tiers de chaque tranche d'âge : un tiers de jeune public, jusqu'à 25-30 ans ; un second tiers de 30 à 50 et un dernier tiers, plus âgé. Plus intéressant encore, ceux qui nous ont quitté vers 30 ans reviennent quand ils se mettent à grisonner. C'est un cinéma de gens fidèles et qui, en même temps, se renouvelle.
Attirer le public, c’est une gageure après le Covid…
A.B : C'est le vrai enjeu du moment. Quels leviers actionner pour que les jeunes reviennent dans les salles d’art et essai ? Comment fidéliser à l'heure des plateformes ? Après le premier confinement, nous avions revu les habitués mais, après la deuxième fermeture, beaucoup plus longue, les choses se sont compliquées. Pas tellement par peur de la maladie mais à travers une sorte de perte des habitudes… Il n’y a pas d’autre solution que de multiplier les occasions conviviales, les séances de débat, le plus souvent en partenariat avec les structures locales. Les gens en ont besoin. Nous invitons des réalisateurs et réalisatrices, des professionnels du cinéma venant de corps de métiers différents. Un ciné-club se réunit mensuellement autour d’Alexandre Moussa, chargé de cours en Arts du spectacle, animateur d’un webzine nommé Critica. Nous approfondissons notre démarche avec les partenaires locaux à travers les maisons de quartier – je pense à la Maison des Trois quartiers ou au Toit du monde avec lesquels nous travaillons beaucoup. On réfléchit ensemble à un film avant de proposer un temps d'échange sur des thématiques. Ainsi, plusieurs événements se sont déroulés autour de la place des femmes, à l’occasion du 8 Mars, ou bien sur l'exil et l'accompagnement des personnes arrivant en France. Notre collaboration s’étend à une quarantaine d'associations.
Quelle structuration pour faire face à ces défis ?
A.B : Nous avons plus de 200 adhérents, très impliqués dans la vie du cinéma. Ils nous soutiennent à tous les postes ; fonctionner avec des bénévoles, c’est une marque d’implantation sur le territoire. Les bénévoles votent à l’occasion des assemblées générales et bénéficient d’un tarif réduit. La salle fonctionne par ailleurs avec cinq salariés : deux projectionnistes à temps partiel, une administratrice, une médiatrice et moi, à la fois programmatrice et directrice ; une équipe majoritairement féminine, récemment renforcée par ce poste de médiatrice, financé par la région.
La médiation, au Dietrich, ça consiste en quoi ?
A. B : En un travail que nous réalisons désormais en plus grand : faire le meilleur lien possible afin qu'une œuvre et un public se rencontrent, réfléchir en termes de communication. Ne pas seulement le projeter mais savoir qui il serait pertinent d'inviter pour le présenter, pour l’accompagner au mieux auprès des publics, que ce soient des tout-petits de 3 ans, des ados des centres de loisir, des étudiants, des personnes âgées ou des publics plus isolés. La médiation ne relève donc pas d’une démarche de marketing afin d’améliorer la rentabilité, mais de la valorisation d’une œuvre. Il peut n’y avoir que deux personnes dans la salle ; ce qui compte, c'est que l’on soit parvenu à toucher ces deux personnes-là et à leur transmettre au mieux ce dont le film était porteur. On ne peut pas se contenter de succès one shot, remplir la salle avec un public qui ne reviendra pas, après s’être payé tous les encarts, toutes les affiches… C’est un accompagnement en amont, dans une logique inverse. Des associations nous disent ce qu’elles aimeraient faire, les thématiques qu’elles auraient envie d’aborder ; nous, nous leur demandons si elles ont pensé à des films. Nous apportons ce que le public n'attend pas, pour l’étonner, le surprendre. Nous réfléchissons beaucoup au public étudiant. Nous avons mis en place depuis deux ans un groupe d'ambassadeurs étudiants, renouvelable sur la base du volontariat. Il y a des films sur lesquels nos volontaires n’accrochent pas. Notre idée, c'est qu'ils puissent à la fois découvrir des œuvres et développer leur regard critique, sortir du simple "j'aime/j'aime pas". Parler des œuvres – "qu'est-ce qu'on peut dire, qu'est-ce qui vous a touché ?" et aller plus loin. Nos vingt étudiants ambassadeurs jouent les relais dans les différentes filières : médecine, sciences-po, lettres, sciences humaines ou sciences dures... Ils appréhendent les enjeux d'un lieu culturel, se confrontent au milieu professionnel et voient la façon dont ça fonctionne. Autre manière de faire, s’appuyer sur nos relais enseignants : Éric Kocher-Marbœuf1 était venu présenter chez nous le film Les Harkis de Philippe Faucon et rappeler ce qu’avait été la guerre d'Algérie. Des liens qu’il a tissés avec nous lui ont permis d’intégrer une séance au Dietrich autour de L’Armée des ombres, à l’organisation de son séminaire sur la Résistance. Autre exemple, nous avons passé au mois de février La Zone d'intérêt et un professeur de philosophie est venu nous donner son regard sur la Shoah.
Cela suffit-il pour exister, face à la concurrence des autres salles de Poitiers ?
A. B : Notre singularité, c'est de n’avoir qu’un seul écran pour 138 places. Nous faisons face à la Scène nationale qui a trois écrans, au Castille qui en a cinq, aux salles de la périphérie qui en ont respectivement douze et quinze. Eh bien ! cela ne nous empêche pas d’être en constante progression. Nous sommes passés de moins de 20 000 entrées, fin 2015, à 40 000 en 2019. En 2023, quand ont disparu les contraintes sanitaires, nous sommes revenus à 33 000 entrées, (ce qui n’est pas mal) et, sur les deux premiers mois de 2024, nous avoisinons les 10 000 entrées. Le travail paie et nous en sommes très contents. Nous y voyons aussi le fruit de notre programmation mensuelle, sur quatre à cinq semaines, tandis que les autres ont une programmation hebdomadaire. Ce n'est pas anodin : programmer au mois, ça veut dire qu'on s'engage. Quand on choisit un film, on décide qu’il passera, qu’il marche tout de suite ou qu’il marche moins. Dans ce dernier cas, on fera tout pour qu'il fonctionne semaine après semaine. C'est un engagement vis-à-vis des distributeurs et des films que l'on défend. Nous refusons de nous inscrire dans une démarche où le spectateur ne sait pas si le film sera toujours à l'affiche la semaine suivante. Nous plaidons pour le confort et contre l'urgence et la pression consumériste ; le spectateur peut prévoir sa séance de cinéma dans trois semaines.
Nous participons au CINA, le réseau des cinémas indépendants de Nouvelle-Aquitaine : rencontre avec les autres salles de la région, dialogue avec eux, montage de tournées de réalisateurs, de producteurs, d'intervenants. Un spécialiste de l'animation japonaise, passera par exemple chez nous avant d’aller à La Rochelle puis à Pessac…
On aimerait bien faire plus. Monter plus de Master Class, avec des spécialistes, développer les cycles consacrés aux réalisateurs. Nous rêvons aussi d’avoir un plus grand cinéma, de toucher plus de monde. Travailler au Dietrich, c’est prenant, mais aussi très enthousiasmant. C'est une salle où l’on peut se permettre des folies de programmation, des folies d'événements, bref ne rentrer dans aucune case !
1. Eric Kocher-Marboeuf est maître de conférences -HDR en histoire contemporaine à l'Université de Poitiers et membre du CRIHAM (Le Centre de recherches interdisciplinaires en histoire, histoire de l'art et musicologie ).