Le soupçon colore l’histoire de noir
Yann Le Bec, lauréat bande dessinée 2024, a séjourné au Chalet Mauriac du 3 juin au 26 juillet 2024. Il venait travailler sur son deuxième roman graphique pour lequel il est cette fois un auteur complet. Ce passionné d’histoires criminelles signe un scénario original à la tonalité sombre et aux influences hitchcockiennes. Les Singes, tel est le titre que Yann Le Bec a choisi pour son nouvel ouvrage qui paraîtra aux éditions Dupuis.
---
Un an après avoir candidaté à la résidence, à quelle étape du travail êtes-vous arrivé au Chalet et quel est votre objectif ?
J’applique une méthode de travail avec des étapes précises : je construis l’intrigue, je l’affine et j’écris les dialogues. Ensuite je m’attèle au découpage et au story-board, une version plutôt simpliste mais qui me permet de développer chaque scène. Il m’arrive alors de rajuster le scénario si besoin.
Je réalise d’abord mes crayonnés à la tablette graphique, ce qui me permet d’aller plus vite, puis je les imprime et, en m’aidant de la table lumineuse, je dessine sur papier au pinceau et à l’encre pour donner un rendu qui me correspond plus, moins froid que le trait donné par la palette graphique. Ce travail au pinceau donne également une homogénéité naturelle au dessin.
Il y a un an, j’avais les grandes lignes, seulement le synopsis du projet, mais une idée très précise de ce que je voulais faire. J’ai travaillé sur le scénario et le story-board l’année précédant la résidence. Au Chalet, j’ai donc pu travailler sur le crayonné que j’avais déjà commencé. Et à l’issu de la résidence, j’avais terminé le crayonné des cent vingt-deux pages, la plus grosse partie du travail. Il me reste maintenant l’encrage à faire. Ce sera un dessin en noir et blanc, avec quelques touches de couleurs que je veux apporter selon les besoins de la narration graphique.
J’arrive à la fin du projet. Mon éditeur, Thomas Gabison1 a pu me faire des retours à chaque étape de travail, avant que je passe au dessin. Pour le moment, il n’y a pas de date de sortie fixée, elle le sera quand j’aurai rendu toutes mes planches, mais mon but est qu’il puisse y avoir une parution au printemps prochain.
Votre précédent ouvrage, L’Ami, dont le scénario est signé par Lola Halifa-Legrand, et paru dans la collection Les Ondes Marcinelle chez Dupuis est un ouvrage sombre, presque noir. Avec Les Singes, vous creusez le genre en solo cette fois. De quoi parle cette histoire et qu’est-ce qui vous attire dans ce type de fiction ?
Le titre Les Singes, je l’ai depuis bien longtemps en tête. Il est simple et intrigant. Et le mot « singe » est à la fois une notion périphérique et symbolique.
J’avais envie d’écrire une histoire autour d’une relation entre un père et sa fille. Le récit se déroule dans une petite ville. La fille a une vingtaine d’année, elle a un caractère particulier. Elle rentre chez ses parents pour l’été. La mère s’absente, et disparaît. Très vite, la fille a des soupçons sur son père à cause de son comportement. Elle se demande s’il n’a pas une relation adultère. Tout au long du récit, l’ambiguïté des sentiments de la fille persiste : est-elle dans la vérité ou est-elle paranoïaque ? Ce soupçon permanent colore de noir l’ensemble de l’histoire.
Je suis très influencé par Hitchcock et notamment par ses films Shadow of a doubt (L’Ombre d’un doute - 1943) et The Notorious (Les Enchaînés – 1948) dans lesquels la suspicion que nourrissent les personnages est au cœur de la dramaturgie.
J’avais envie de traiter un sujet sur la violence parce que j’ai un intérêt pour les histoires criminelles, mais je ne me sentais pas capable de faire un vrai polar. Et j’aime les récits du réel. La façon dont Hitchcock utilise les objets pour en faire un enjeu de vie ou de mort, je m’en suis également inspiré : ces choses anodines jouent un rôle dans la dimension dramatique du récit. Ainsi, j’ai utilisé le carrelage d’une pièce pour faire naître le soupçon de la fille à l’égard de son père.
Je ne suis pas parti d’un fait divers mais le sujet est venu par dérive de la pensée et de mon envie de traiter une histoire criminelle. Je préserve le soupçon du meurtre mais l’image même du meurtre n’apparaît pas. Celui-ci est caché aux yeux du lecteur. Il s’agit plus au fond d’une histoire entre un père et sa fille, et de cette fille qui revient sur le lieu de son enfance, mais s’il n’y avait pas de meurtre, cela aurait été un récit naturaliste. À la fin de l’histoire, il ne devrait pas y avoir d’ambiguïté, ni de doute mais cela dépend du lecteur. Les personnages de fiction ont toujours un aspect paranoïaque. Le moindre soupçon est pris au premier degré. Même si je ne donne pas de réponse claire, le lecteur devrait pouvoir l’avoir.
Le personnage de la fille, son histoire, est liée à son passé, bien qu’elle ait eu une enfance plutôt heureuse. Au départ, le soupçon ne porte pas sur le meurtre, mais ce sont plusieurs étapes successives qui l’amènent au soupçon de meurtre. J’ai travaillé sur une notion de temps contractée, qui n’est pas réaliste : ce temps-là de la naissance du soupçon dure deux fois plus longtemps normalement. Ce temps contracté et le caractère paranoïaque de la fille appuient le récit et créent une intensité. Mais si la fille est ambiguë, le père l’est tout autant : c’est un personnage plutôt sympathique au demeurant, malgré quelques éclairs qui ternissent son apparente bonhomie. La question de l’angle mort m’intéresse beaucoup : voir chez quelqu’un que l’on connait par cœur quelque chose que l’on ne voit pas d’habitude. C’est ce que j’ai creusé dans ce lien père-fille.
En quoi la résidence au Chalet Mauriac a aidé votre travail ? Qu’en avez-vous retiré ?
Tout d’abord, entre la candidature et la résidence elle-même, il s’est écoulé un an. J’ai donc travaillé sur l’écriture de mon projet dans cet intervalle et je suis arrivé au Chalet au moment du crayonné.
J’ai trouvé un cadre de travail idéal, coupé des obligations du quotidien. Cela m’a permis d’avoir un calendrier de travail précis et de m’y tenir sans rupture, au rythme qui était nécessaire pour moi.
Il a un côté très solitaire dans ce métier, mais au Chalet, on croise d’autres résidents, et savoir qu’ils sont là a quelque chose de rassurant, tout comme de dialoguer avec eux sur leurs problématiques : nous avons tous les mêmes questions sur la dramaturgie, et pouvoir échanger dessus est un bon compagnonnage.
Le cadre, quant à lui, au milieu des bois, permet de s’aérer pour mieux repartir. C’est important. Par ailleurs, dans le détail d’un dessin que je suis en train de faire, il peut y avoir des choses que j’intègre parce qu’elles font partie de mon environnement : un rosier, la végétation… Si j’ai cela sous les yeux et que j’en ai besoin, alors je m’en sers pour mon dessin.
À cette étape du crayonné, je n’avais pas spécialement besoin d’effectuer de recherches documentaires, j’avais déjà fait pas mal auparavant, cependant, j’ai pu emprunter des livres à la médiathèque comme Cassandra Darke de Posy Simmonds. Cela m’a permis de nourrir une autre façon de voir le récit dans le genre qui m’intéresse.
Puis les rencontres que j’ai faites m’ont donné des idées d’histoires. Je les ai notées dans un carnet le temps de les digérer et de voir ce que j’en ferai. Pour l’instant, je les accumule, je mets de côté.
Cette résidence m’a en tout cas permis d’être en immersion dans mon projet, dans un isolement positif. Et la proximité avec les autres résidents offre la possibilité d’une solitude choisie ou d’avoir un peu de vie sociale quand le besoin s’en fait sentir, et des discussions passionnantes qui nourrissent des envies. Il n’y a pas de linéarité dans notre travail : le temps que je passe à dessiner me permet de penser à une idée que j’ai en tête, pour un projet futur.
---
1. Thomas Gabison est éditeur chez Actes Sud Bande-dessinée et dirige également la collection Les Ondes Marcinelle des éditions Dupuis dans laquelle paraître le prochain ouvrage de Yann Le Bec.