Matrana, pour rendre visible la traduction littéraire
La Maison de la traduction en Nouvelle-Aquitaine (Matrana) a été fondée en juin 2017 par Corinne Chiaradia et Véronique Béghain, en complicité avec d’autres actrices de la scène littéraire de la région. Leurs activités sont naturellement à l’arrêt, en ces temps de crise, mais elles prévoient de reporter les événements organisés dès la rentrée prochaine.
Qu’est-ce qui vous a menées à la traduction ?
Corinne Chiaradia : Adolescente, j’avais emprunté le premier volume des Frères Karamazov de Dostoïevski. Arrivée à la fin, je suis allée acheter le deuxième tome, sans me poser une seconde la question de la traduction. Et quand j’ai commencé à lire… Que s’était-il passé ? C’étaient deux traductions vraiment différentes, je ne reconnaissais plus le ton, le style, les personnages. La deuxième raison, c’est la nostalgie de quelque chose qui n’a pas eu lieu. J’aurais pu être bilingue, mais je suis née à un moment, dans les années soixante, où ça n’était pas valorisé d’avoir deux langues. Je n’ai donc jamais appris la langue de ma mère, mais je remercie les traducteurs qui me permettent d’avoir accès à la littérature de son pays d’origine.
Véronique Béghain : J’ai toujours aimé traduire, et j’ai assez vite été mise en relation avec des éditeurs qui m’ont donné du travail. J’y trouve une forme de liberté-contrainte très appréciable.
Quelle définition pourrait donner Matrana du "traducteur" ?
V.B. : Charles Dantzig dit que le traducteur est "un lecteur ralenti". C’est-à-dire que le traducteur est le meilleur lecteur d’une œuvre, celui qui en a une connaissance intime.
C.C. : Le traducteur est aussi souvent une traductrice !
V.B. : Il peut également proposer des textes à des éditeurs et devenir un passeur entre des cultures… Le meilleur moyen de définir le traducteur, c’est la métaphore – on les appelle ambassadeurs, agents doubles –, qui dit bien que c’est un rôle assez difficile à cerner.
Vous défendez la "traduction littéraire", qui va de la littérature générale à la littérature jeunesse, en passant par les essais et la bande-dessinée, voire le livre pratique. Pourquoi ce choix ?
V.B. : On a tendance à penser que la traduction littéraire, c’est la traduction de la poésie, du théâtre, de la prose. En fait, la traduction recouvre différents champs dans l’édition. C’est important d’entendre le mot "littéraire" au sens général pour inclure dans notre association des gens qui traduisent à la fois des sciences humaines et sociales, des textes d’histoire, de philosophie, des livres de jardinage, de vannerie, de cuisine, de voyage, des catalogues d’exposition etc., et des œuvres plus strictement littéraires.
Pourquoi, selon vous, les traducteurs et traductrices et les éditeurs et éditrices de textes étrangers néo-aquitains avaient besoin d’une association comme la vôtre ?
V.B. : Pour donner une visibilité qui leur manque aux traducteurs et à la traduction. Globalement, le grand public ignore ce qui fait le quotidien d’un traducteur, et, parfois, ignore même que le texte qu’ils lisent est traduit. C’est un combat de tous les instants pour que la parole du traducteur – sans lequel on n’a pas accès à une langue étrangère – soit entendue, et que son statut puisse évoluer. Leur manque de visibilité va souvent de pair avec un statut social et des conditions financières qui laissent à désirer.
"Il y a donc deux directions dans lesquelles on travaille : un objectif de relations professionnelles, et un autre qui vise à la reconnaissance du traducteur par les lecteurs."
C.C. : Il existe, en région, de nombreux traducteurs qui traduisent de nombreuses langues, et de nombreux éditeurs qui publient de la littérature étrangère, et les deux ne se rencontrent pas forcément. L’idée était de créer cet espace de rencontre. Il y a donc deux directions dans lesquelles on travaille : un objectif de relations professionnelles, et un autre qui vise à la reconnaissance du traducteur par les lecteurs.
Quelles actions mène votre association pour atteindre ces objectifs ?
C.C. : La première, c’est le site Internet. Il présente les traducteurs et leurs dernières traductions. On met à disposition un agenda des rencontres, toutes les infos sur les bourses de traduction, ainsi qu’un répertoire des éditeurs néo-aquitains qui publient des livres traduits. Ensuite, nous avons développé des actions physiques, comme des joutes. Par exemple, à la librairie Comptines, à Bordeaux, avec deux traducteurs d’un album jeunesse américain. Il y avait très peu de texte. La joute a permis de montrer que, même sur une ligne, une phrase de quinze mots, les choix des traducteurs peuvent donner des textes très différents. Nous allons également monter une rencontre professionnelle avec un agent littéraire, Pierre Astier1. Les métiers évoluent, les agents sont de plus en plus présents. Les traducteurs s’interrogent sur ces évolutions. Enfin, on organise aussi des tables rondes ou des ateliers éditeur-traducteur autour de lecture d’épreuves. Le traducteur envoie le manuscrit, l’éditeur relit, fait des suggestions, le traducteur les accepte ou pas et fait de nouvelles suggestions. Ce type de rencontre consiste à faire comprendre au public comment ce dialogue peut être fructueux.
Et pour les cas où il ne l’est pas, comme vous l’évoquez, par exemple, avec Natalie Zimmermann dans un entretien, comment pouvez-vous favoriser le dialogue entre les professionnels autour d’un texte traduit ?
V.B. : On peut mettre en lumière, aux yeux du lecteur, le fait que le traducteur est au centre du processus, mais qu’il n’intervient pas tout seul, que le texte est le produit de toute une série de décisions prises majoritairement par le traducteur, mais aussi par l’éditeur quand il a acheté les droits, l’agent, les relecteurs, les préparateurs de copie, les correcteurs… La plupart des relations se passent bien. Dans certaines maisons d’édition, le travail est fait de manière admirable et le dialogue est très intéressant. Dans d’autres cas, on est face à une obstination à vouloir aplatir, ramener le texte à des normes, qui peuvent être problématiques si on a choisi d’être dans une forme d’écart à la norme, justement, pour être fidèle au texte original. Les lecteurs ne cherchent pas à retrouver, dans les littératures étrangères, des normes françaises qu’ils peuvent trouver dans des livres français.
Une belle histoire de traduction, en lien avec votre association ?
C.C. : La rencontre d’Olivier Desmettre, des éditions Do, avec Marie Chabin. Il cherchait une traductrice de l’anglais et nous l’avons encouragé à travailler avec Marie. Le livre, La Mort et autres jours de fête, est paru le 12 mars. On a ensuite monté d’autres projets ensemble, pour les salons du livre de Paris et de Dax. Les projets sont en stand-by pour cause de pandémie, mais cela reste une belle rencontre qui débouchera sur d’autres choses.
"À plus long terme, nous aimerions accueillir des résidences de traduction. Il n’y en a pas tant que ça en France. On cherche un lieu et les financements."
Quels sont les projets auxquels vous travaillez actuellement ?
C.C. : Dans l’immédiat, la crise du Covid-19 a interrompu pas mal de choses. Nous essayons de reporter (la rencontre avec Pierre Astier) ou déplacer ce qui peut l’être (la joute avec les éditions Do prévue à Livre Paris). C’est plus compliqué pour le compagnonnage "Traduire dans les Landes", qui implique depuis janvier deux groupes de lycéens traduisant une même nouvelle et qui devaient jouter leur texte lors des Rencontres à Lire, en avril à Dax. Nous essayons de trouver une solution pour conclure le travail déjà engagé par les traductrices Nathalie Bru et Marie Chabin et les élèves, cela malgré la fermeture des lycées, des bibliothèques, des frontières (l’auteur invité est anglais…) et l’annulation du salon !
Sinon, nous travaillons avec Lire en Poche sur un projet de joute pour valoriser le Prix de la traduction décerné par le salon en octobre.
V.B. : À plus long terme, nous aimerions accueillir des résidences de traduction. Il n’y en a pas tant que ça en France. On cherche un lieu et les financements.
C.C. : Une des difficultés de la traduction, c’est le temps. Pour les traducteurs qui cherchent à vivre de cette activité, il y a une obligation à enchaîner rapidement les contrats pour avoir un revenu décent. Disposer d’une période suffisamment longue pour se concentrer sur un texte, tout en ayant une bourse, c’est important.
V.B. : On aimerait aussi étendre le dispositif mis en place dans les Landes. Notre idée est de couvrir le territoire. L’intérêt en Nouvelle-Aquitaine, c’est qu’il y a toute la chaîne, des traducteurs aux éditeurs, en passant par les manifestations littéraires, les formations, avec le master que je pilote à l’université Bordeaux Montaigne, etc. On a envie de s’inscrire dans ce tissu-là.
1Initialement prévue le 7 avril, la rencontre avec Pierre Astier, à l’université Bordeaux Montaigne, devrait être reportée à l’automne.