Morgane Doche ou l'instinct de vie
L’année 2023 a été désignée comme celle du documentaire et c’est tant mieux. Ce genre, qui traite de face des sujets parfois difficiles à regarder ou subvertis par le prisme fictionnel, nous pousse à nous arrêter sur des propositions cinématographiques singulières comme importantes. C’est le cas du film de la réalisatrice Morgane Doche Nos Corps gravés, dont le corps reste marqué par de nombreuses opérations, qui commencent dès sa naissance pour s’arrêter à ses 24 ans, il y a de cela 11 ans. Poussée par le besoin de raconter ces parcours hors-normes, ô combien exigeants sur les plans physiques et psychiques, la trentenaire est partie à la rencontre d’autres accidentés, héros et héroïnes de leurs quotidiens. Ils et elles racontent à Morgane l’histoire de leurs corps "gravés" et posent devant l’objectif de sa complice Charlotte Audureau. Un film de 52 minutes qui ne s’oublie pas.
Quel a été l’élément déclencheur de ce projet de documentaire ?
Morgane Doche : Je savais depuis toujours qu’à un moment de ma vie, j’allais parler de mon histoire avec mes nombreuses cicatrices. Mais je ne savais pas quand ni comment. Puis il y a 10 ans j’ai pu intégrer une école de cinéma qui m’a montré que je pouvais parler de mon histoire en images. Je me suis saisie de cette opportunité. Tout d’abord dans Nous avons tant à nous dire puis dans Nos corps gravés. Mais dans ce deuxième documentaire, j’avais peur d’exposer aux téléspectateurs une sorte de désespoir, de lourdeur. Finalement en y réfléchissant et en me penchant sur mon propre cas, je me suis aperçue que mes cicatrices sont en fait bien plus que ça. Dans chacune d’elles, il y a, bien sûr, une part de malheur et de souffrance mais, aussi de joie et d’espoir. Elles sont les marques visibles du chemin parcouru, des batailles gagnées.
Puis j’ai pu construire ce documentaire tout en douceur avec ma boite de production. François-Hugues de Vaumas et Caroline Florentin m’ont donné du temps pour mener une réelle réflexion sur ce que je voulais et ce que je ne voulais pas. Nous avons su travailler ensemble. Ils ont été d’une bienveillance extrême. Puis il y a eu Charlotte, la photographe, qui m’a permis d’être plus audacieuse que jamais sur le sens des photos qui sont dans le documentaire. Nous avons travaillé pendant des mois ensemble pour créer des scènes poétiques et métaphoriques qui ont du sens avec chaque histoire. Nous avons créé deux œuvres : mon documentaire et ses photos, qui sont fabuleuses.
Vous avez souhaité revenir dans l’hôpital où se sont tenues vos nombreuses opérations. Était-ce la première fois que vous remettiez les pieds en ces lieux depuis votre dernière opération ?
M. D : L’hôpital est à Bordeaux, j'y ai subi de nombreuses opérations depuis toujours. Je suis suivie en neurologie et j’ai demandé à ma neurologue si je pouvais filmer dans l’une de leur salle. Je voulais une salle d’opération noire, comme dans mes souvenirs, pour combattre mes peurs d’enfant. Ce qui peut contraster d’ailleurs avec cette humanité bienveillante des soignants dans ces blocs. Je dois faire des examens régulièrement dans des salles d’opérations, j’y suis retournée après mes dernières opérations pour cela.
Comment avez-vous rencontré les protagonistes du documentaire qui partagent leurs expériences, souvenirs et perceptions des épreuves qu’ils et elles ont subi ?
M. D : Je suis allée à la rencontre de dizaines de personnes qui, comme moi, ont un corps couturé. Parfois, après des opérations, des accidents, ou dans certains cas, les deux. Je suis passée chez les grands brûlés, les déformés de naissance, les grands accidentés, les grands malades... tous à un stade différent de la maladie ou de la guérison. Chaque histoire est terriblement singulière, chaque combat est différent et pourtant, il y a quelque chose de semblable chez tous : un même parcours pour se reconstruire et une force de vie incroyable. Je les ai écouté, pris le temps de les connaître pour pouvoir raconter leurs histoires le plus justement possible.
Vous évoquez à un moment du film "l’instinct de vivre", formule puissante. Pourriez-vous nous en dire plus ?
M. D : Je me suis aperçue en faisant ce documentaire qu’après avoir traversé des épreuves (opérations, convalescences, examens médicaux…), c’est comme une deuxième naissance pour chacun d’entre nous. C’est cet instinct de vie qui nous fait vivre différemment après. Mes protagonistes ont su prendre leurs destins en main pour pouvoir avoir des projets solides. Saida et Yannick ont créé leurs entreprises. Marie est devenue infirmière et Jean-Michel a fait de la maladie de Crohn un destin de vie car il est en train de développer une poche à stomie connectée, pour rendre les malades plus libres.
Parler à l’aide de mes réalisations, c’est ce qui m’anime depuis dix années.
A quel moment bascule-on dans l’instinct de survivre à celui de vivre ?
M. D : Je pense que si nous voulons nous en sortir, nous n’avons pas le choix que de retrouver cet instinct de vire. Au début, il faut y aller pas à pas pour réapprendre à se faire confiance puis, quand nous voyons que ça fonctionne, se lancer à corps perdu dans un projet qui nous tient en vie. Souvent, quand nous avons ce déclic, tout se met en place pour être de nouveau heureux. C’est un cycle et une quête que je poursuivrais tout le long de ma vie, pour vivre le plus normalement possible avec mes projets documentaires, avec les petits CDD réguliers et plus personnellement.
Le projet de film a-t-il été difficile à concrétiser et pourquoi ?
M. D : Un projet documentaire est toujours compliqué à se mettre en place. J’ai mis quatre ans pour pouvoir réaliser Nos corps gravés. J’ai commencé à écrire ce documentaire avec une première boîte de production qui a laissé tomber ce projet, j’ai mis 6 à 8 mois avant de trouver Aloest production. François-Hugues ainsi que Caroline m’ont aidé à réécrire tout le dossier de production. Il y a eu beaucoup de refus de chaînes, le Covid, les commissions toujours trop longues … Très souvent, j’ai voulu tout mettre de côté, mais je me suis accrochée. Les personnes voient le film terminé sans se rendre compte du combat pour le réaliser. La plupart du temps j’avais l’impression de ne pas avancer, j’ai dû m’accrocher pour y aller pas à pas.
Saida, une des personnes que l’on suit durant votre documentaire, jette sa prothèse à travers la pièce dans un geste libérateur pendant la séance photo. Intégrer le handicap dans un objet culturel, qu’il s’agisse de photographies ou de cinéma, permet-il une catharsis, voire une thérapie ?
M. D : Pour Saida, je peux clairement affirmer que c’était une thérapie. Elle même le disait pendant la préparation du documentaire : "Il me tarde tellement de pouvoir foutre en l’air ma prothèse !" Elle a tout de suite adhéré à l’idée du théâtre, des jambes de mannequins, à sa prothèse. Je pense que l’appareil photo de Charlotte a su capter tout ça, son visage représente tellement de colère, de frustration, de peur, de soulagement …
À qui s’adresse ce film, à quel public en particulier ?
M. D : Au début j’ai fait ce film pour les personnes qui ont subi un traumatisme récemment et qu'elles puissent avancer, accepter plus facilement leurs conditions. C’est comme une libération, "Je te passe le relais car je sais que tu en as besoin en ce moment". J’espère que mon film a un une portée symbolique pour parler à tout le monde. Je pense que la plupart des gens connaissent au moins une personne qui a subi un traumatisme de ce genre.
Avez-vous la sensation d’avoir assouvi un besoin par la réalisation de Nos Corps Gravés ou a-t-il déclenché des envies d’autres réalisations ?
M. D : J’ai la sensation d’avoir assouvi un besoin car je savais depuis toute petite j’allais parler de ce sujet, extrêmement important pour moi. Parler à l’aide de mes réalisations, c’est ce qui m’anime depuis dix années. J’ai d’autres projets de documentaires, voire une écriture de fiction. Mais ça sera encore long et compliqué !
Pensez-vous que le thème de la santé, et plus particulièrement du handicap, soit suffisamment et justement traité dans le champ culturel ?
M. D : Malheureusement non, ni dans aucun autre champ. En ce qui concerne le cinéma grand public, je n’ai vu que très peu de films traitant du handicap. Hors normes, Intouchables. Quelques documentaires, mais ce n’est pas encore ça. Il y a très peu de casses télévisuelles qui traitent du sujet. Il n'y a qu'un ou deux sujets par an pour chaque chaine. Ce n’est rien. Puis, dans la vie de tous les jours, les associations mettent des années à obtenir des changements. Nous sommes inexistants dans le domaine de la politique et de l'information, sauf quand il s’agit d’intégration dans les écoles au début d’année et pendant la semaine de l’autisme. C’est triste, mais c’est la réalité.