Ordonnance géographique de lecture pour l'été
J'ai encore aujourd'hui le souvenir vif du lieu où j'ai tourné la dernière page de L'usage du monde de Nicolas Bouvier ou de Mes années grizzly de Doug Peacock. Et ce souvenir reste attaché à la lecture de ces deux incontournables de ma bibliothèque. C'est en pensant à cela et à tous les livres qui auraient mérités un endroit spécifique, une ambiance particulière que je vous propose une pérégrination en Aquitaine avec mes conseils de lecture pour l'été qui s'annonce, une sorte d'ordonnance géographique de lecture.
Disons que ce voyage pourrait commencer dans le lieu étrange et mystérieux que sont les tourbières de Vendoire au nord de la Dordogne. Dans l'ambiance humide et spongieuse de ces exceptionnelles tourbières alcalines, il y a un Orme diffus qui survit au cœur des marécages. Il faudrait s'asseoir au pied de son imposant tronc avant d'entamer le dernier livre de Jean Cagnard Grosses joies publié aux éditions Gaïa. Aucun doute que la forme courte convient parfaitement à l'auteur qui réussit là un remarquable recueil de nouvelles poétiques et décalées. La famille et le couple y sont mis à l'épreuve et pourtant un instant, une cassure, un moment surnaturel, un chien bleu peut faire tout basculer. C'est une écriture riche, travaillée, remplie de sens et d'humanité. On sort de ce livre formidable où plane l'ombre de Raymond Carver avec un étrange sentiment de légèreté.
Je poursuivrais cette aventure littéraire vers le Lot-et-Garonne et lors d'une pause au milieu des noisetiers à Cancon, j'ouvrirais sans hésiter le livre du collectif À tire d'elles. Peut-on comprendre un territoire en lisant un pur livre de recettes locales ? Et bien je pense que oui en se baladant dans À tire d'elles, de la terre à la table, on a un beau livre de cuisine gastronomique, mais aussi des témoignages, des souvenirs, des petites histoires. En creusant un peu plus, on pourrait même discerner les personnalités de chaque agricultrice en lisant leurs recettes ou en les cuisinant, c'est un livre superbe.
Dans cette errance, je rejoindrais lentement le petit village de Sos au sud du département, tout cela pour m'asseoir sur un banc de la place Armand Fallières au cœur de ce bourg quasi abandonné. Un lieu idéal pour prendre en main le petit dernier de Jérôme Attal : Presque la mer, édité par Stéphane Million, un roman qui ne vous laissera pas sans sourire, je vous le garantis. Dans un territoire rural, le médecin prend sa retraite et le village de Patelin doit convaincre un jeune médecin de venir s'installer. L'idée géniale, poétique, folle germe dans la tête du facteur : transformer le village en cité de bord de mer pour achever par ce subterfuge de décider un docteur d'ouvrir un cabinet à Patelin. On retrouve les ambiances douces et les fables à l'imagination sensible de Jérôme Attal dans ce merveilleux texte que je recommande chaudement pour cet été.
Je ne ferais pas beaucoup de kilomètres pour me rendre à Mézin et prendre place dans l'église, où joua le pianiste de jazz René Urtreger, pour dévorer ce premier polar écrit par G-D Noguès : Gaz in Marciac édité aux éditions Cairn dans leur nouvelle collection Du noir au sud. Ça commence mal cette explosion, c'était pas prévu au programme cette histoire d'AZF, heureusement ses propres bouteilles de gaz à lui n'ont pas sautées, pour le moment... Dans ce polar où tous les héros ont des noms d'artistes de jazz, un homme déconstruit par son passé va mener un chemin de morts dans le Sud-Ouest jusqu'à l'apothéose du festival de jazz. Une belle découverte des éditions Cairn, dont il ne faudrait pas manquer la lecture !
Mais assez trainé à la campagne, direction Bordeaux et le jardin botanique rive droite, il y a un trottoir où grandissent dorénavant plusieurs espèces de frênes en bordure du jardin. En déambulant entre ces arbres du monde entier, ouvrez donc Auprès de mon arbre des éditions La maison est en carton et lisez les courts textes que Benoît Broyart a écrits sur 77 illustrations créées par une multitude d'illustrateurs. Poésie, humour et imaginaire sont au rendez-vous de ce recueil troublant, tant parler des arbres c'est aussi parler de nous.
Puis il faudrait quitter vite la folie de la ville pour atteindre l'océan. Sur une casemate graffée de la forteresse du Nord-Médoc à Soulac, face à la mer, je vous invite à lire l'excellent ouvrage de Nétonon Noël Ndjékéry : La minute mongole paru aux éditions La Cheminante. Dans plusieurs nouvelles à l'écriture élégante, l'auteur raconte le Tchad et les conflits armés en Afrique. Au premier abord, on pourrait se dire que c'est un sujet compliqué, que pour les vacances on n’a pas envie de lire ça,... Mais non, il ne faut pas passer à côté de ce livre qui oscille en permanence entre humour, dérision et tragédie de la guerre. Les héros ont des destins dominés par des forces plus grandes qu'eux qu'ils ne comprennent pas, car pour eux le plus important reste la vie. On ne peut s'empêcher de lire chaque nouvelle tant on est pris par cet incroyable sens du récit.
Le temps de mariner ces lectures, il faudra faire de la route jusqu'à la ville de Dax. En vous posant quelque part dans le centre, vous finirez bien par trouver l'Adour coincé entre les immeubles et les hôtels. Dans ce voisinage, lire L'homme qui a vu l'homme, le meilleur roman de Marin Ledun vous mettra dans l'atmosphère nécessaire à ce génial travail d'auteur. Nous sommes dans un roman noir, le héros Iban mène une enquête journalistique autour des militants basques disparus lors d'enlèvements, mais il ne sait pas ce qui l'attend. Le roman est construit et conduit au rythme d'une enquête minutieuse, qui parfois ne donne rien mais il faut bien explorer toutes les pistes. Tout cela dans le climat chaotique de l'après tempête Klaus et des relents des GAL. Ce livre, tout en tension, non-dits et violence, se dévore d'un seul trait.
La fin de ce périple se situerait dans le féérique cirque de Lescun au cœur de la vallée d'Aspe. L'indispensable guide Lescun tous azimuts écrit par Jean Lacazette et Damien Lemière et publié aux éditions MonHélios est une mine de randonnées pour découvrir le plus bel endroit des Pyrénées. Il faudra d'abord faire un pèlerinage au vallon d'Anaye là où le cheval blanc d'Henri IV serait mort selon la légende avant de démarrer l'ascension du Pic d'Anie par le col de l'Insole (randonneurs expérimentés selon le guide).
Vous vous serez procuré un nécessaire de bivouac pour trois jours d'autonomie, car c'est au sommet du Pic d'Anie (2504m) que vous allez lire un joyau et le clou de cet article. Il s'agit d'un ouvrage édité par la maison d'édition Monsieur Toussaint Louverture : Et quelquefois j'ai comme une grande idée de Ken Kesey. Il vous faudra bien les trois jours pour venir à bout de ce roman fabuleux et costaud, pour en comprendre le sens, pour le laisser s'installer en vous avec tous ses personnages, ses sensations et son cadre naturel. Tout se joue dans l'Orégon le long de la rivière Wakonda où vivent des familles de bûcherons. C'est un face à face sidérant entre deux frères pour une vengeance revenue de l'enfance, c'est quasi-mythologique. La présence de la forêt et surtout de la rivière y est permanente, obsédante. L'écriture de Ken Kesey est stupéfiante. On passe par beaucoup de sentiments avant d'atteindre la rive finale, ébahis par cette lecture mais terriblement persuadés d'avoir lu un chef d'œuvre.