"Pina", l’écoféminisme dans les bras de la mythologie
Pina, réalisé par Jérémy Depuydt et Giuseppe Accardo, prône la féminité et sensibilise au changement climatique sur un fond de mafia sicilienne. Trois sujets, qui pourraient sembler ne pas s’accorder, mais qui, démêlés par les réalisateurs, a valu au film une sélection pour le prix du court métrage des lycéens Haut les courts !
---
Pina est un travail d’animation à quatre mains : les vôtres, et celles de Giuseppe Accardo. Comment la collaboration autour du scénario s’est-elle construite ?
Jérémy Depuydt : Giuseppe et moi nous connaissons depuis longtemps. Lorsque nous nous sommes rencontrés et qu’il a su que je faisais de l’animation mon métier, il m’a fait part de son envie de raconter une histoire typiquement sicilienne. C’est lui qui a proposé de mêler le thème de la mafia et celui de la mythologie.
Nous nous sommes finalement arrêtés sur le mythe de Perséphone car nous nous sommes dits qu’il serait intéressant de remplacer Hadès par un chef mafieux. À vrai dire, c’est la première chose qui nous est venue à l’esprit. Nous voulions un rappel à la mythologie discret sans pour autant tomber dans l’adaptation pure du mythe. Nous étions plutôt dans l’optique de le faire résonner dans le présent, en créant une sorte de prisme. Partir de la mythologie, passer par la mafia pour raconter son histoire, cela donne une portée symbolique très importante à la Sicile, car s’il est de coutume de dire que l’omerta est terminée, on ne le sait jamais vraiment.
Qu’en est-il du travail du dessin, qui n’est pas sans rappeler la culture méditerranéenne avec ses bleus profonds ?
J.D. : En réalité, on a voulu s’inspirer des céramiques siciliennes qui sont un attribut de la culture méditerranéenne, qui d’ailleurs fait encore résonner le film dans une autre période du passé : le XVIIe siècle et l’attrait pour la culture de la céramique dans le bassin méditerranéen. Giuseppe, lui, est décorateur en opéra. Moi, je viens du graphisme numérique. De ce fait, nous étions forts en opposition en ce qui concerne le traitement graphique. J’ai fini par prendre la main sur la direction artistique en proposant cette esthétique proche de la céramique qui rejoint nos deux univers. Ce sont des couleurs limitées, qui représentent très bien la culture populaire.
L’intrigue de Pina se déroule en Sicile, entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle. Pourquoi avoir fait rimer la mythologie avec cette période de l’histoire ?
J.D. : C’est moi qui ai suggéré à Giuseppe de faire intervenir le mythe à la naissance de la mafia. Lui est sicilien et a cet historique de la mafia ancré en lui, à tel point que lui-même a été témoin d’actes de violence dans son enfance. C’est aussi pour ça qu’il avait envie, et presque besoin de raconter cette histoire. On s’est évidemment documentés sur l’histoire de la mafia qui a jalonné le XXe siècle, et comment ça s’est terminé dans le drame avec les meurtres de Falcone et Borsellino. C’est fascinant de voir à quel point on peut laisser des organisations criminelles aller jusque-là.
C’est le chef de la mafia qui endosse le rôle de Hadès, dieu des enfers, tombé sous le charme de Pina. Comment avez-vous construit ce personnage ?
J.D. : Hadès, le chef, n’est pas qu’un monstre sanguinaire. On peut deviner par quelques indices qu’il possède quelques traumatismes. On n’a évidemment pas envie de le justifier donc on ne les explique pas, mais ils existent à travers ses comportements toxiques. Giuseppe et moi avions imaginé que ses parents avaient été tués par un seigneur qui l’avait lui-même éduqué. Il a des notions d’italien alors que le film est en dialecte sicilien. À l'époque où se situe le récit, peu de siciliens parlent l’italien, langue qu’on a tenté d’imposer jusqu’à la réunification il y a une petite soixantaine d’années. Les dialectes sont encore très vivaces dans chaque région et notamment le sicilien. En mettant des mots d’italien dans la bouche d’Hadès on peut entrevoir qu’il était un peu éduqué. C'est un personnage qui a du goût, cela peut notamment s’observer dans certains détails des décors. Il est également très théâtral et charismatique.
Pouvez-vous commenter cet extrait ?
J.D. : Cette scène exprime parfaitement l’opposition puis la transmission entre Pina et sa mère. L’opposition d’abord, avec une mère surprotectrice alors que Pina ne supporte plus les responsabilités. Mais c’est ensuite un rapport très fort de transmission qui vient la remplacer. Même si Pina râle, elle finit par se mettre à la tâche. La mère de Pina est une mère qui a des pouvoirs mais qui est fatiguée. La vieillesse, le temps qui passe, la limite dans l’utilisation de son pouvoir. Rien ne peut marcher sans sa fille, sans Pina.
Dans cette scène, les arbres poussent, le soleil se lève. Pina rechigne à se lever mais elle pose ensuite délicatement ses mains sur celles de sa mère pour unir leurs forces, c’est comme si tout recommençait de zéro. Une sorte d’espoir pour des jours meilleurs à venir.
Pina peut-elle être une figure d’espoir pour les plus jeunes ?
J.D. : La jeune génération a une responsabilité énorme sur ses épaules. Celle du changement climatique, celle de la politique actuelle. "Il faut que tout change pour que rien ne change", comme l'écrit Tomaso di Lampedusa dans Le Guépard (adapté au cinéma par Visconti). Mais cette jeune génération n’a rien demandé, même pas à venir au monde, et le phénomène actuel d’ecoanxieté, ou de déni, que peut traverser cette génération s’apparente à ce que vit Pina dans le film : elle n’en peut plus de cette vie faite de contraintes. Elle a envie de profiter comme on a profité avant elle. Tout a été détruit, on doit tout recommencer : c'est très lourd à porter.
Il faut donc aussi profiter de la vie et remettre la faute sur ceux qui créent, ceux qui sont à l’origine de la problématique climatique. Il faut pouvoir retourner l’oppression contre les oppresseurs. Sans se déculpabiliser, il reste les joies de la vie, le plaisir du fait d’être ensemble, et ça ne coûte rien en termes de CO2.
Est-ce la mythologie sous-jacente ou la fable sociale, écologique, féministe qu’il faut retenir de Pina ?
J.D. : J’avais envie qu’on parle d’oppression de manière générale. L’oppression des peuples, mais aussi celle du masculin sur le féminin. Pina représente l’énergie positive de la vie, et Hadès, celle de la mort. C’était un travail compliqué car dans son ensemble, le mythe d’origine n’est pas très féministe. Perséphone y est utilisée comme un objet. D’ailleurs, on s’est entourés de points de vue féminins lors de l'écriture et durant toute la production : nous sommes deux hommes, nous ne pouvions pas décrire le point de vue d’une femme seuls.
Un autre élément qui éclaire notre approche, c’est que Giuseppe et moi formions un couple à l'époque. Nous-mêmes avons subi le patriarcat et le subissons encore. C’est aussi pour cette raison qu’on a voulu se mettre dans la peau d’une femme, la matrice de nos discriminations. On est du côté du discriminé, donc on ne peut que prendre sa position. Je pense aussi à l’écoféminisme prégnant dans le film, qui a été théorisé pour les personnes issues des minorités. Au final, peu importe le militantisme de chacun, je pense que les motivations des personnages sont suffisamment universelles pour que tout le monde puisse s’identifier dans le film.