"Quand Bertrand Tavernier se racontait, il se répétait rarement"
Une semaine après la disparition de Bertrand Tavernier, le scénariste et journaliste Jean-Pierre Dionnet, présentateur de l'émission phare de Canal+ de 1989 à 2007 Cinéma de quartier, raconte à Prologue un demi-siècle de souvenirs de cinéma partagés avec le réalisateur de L'Horloger de Saint-Paul (1974), de L627 (1992) ou encore de La Fille de d'Artagnan (1994), tourné en Dordogne.
Que retenez-vous de la vie et de l'œuvre de Bertrand Tavernier ?
Jean-Pierre Dionnet : J'ai connu Bertrand Tavernier à ses débuts, quand il tournait L'Horloger de Saint-Paul (1974). Ce film m'avait extraordinairement frappé parce que Bertrand avait osé adapter Simenon, ce qui n'est jamais facile. Il connaissait admirablement l'œuvre cinématographique de Simenon, avec la trame toujours un peu décevante de ses histoires mais qui se vivent telles qu'elles devraient l'être et qui ne prennent pas les chemins prévus. Il y a dans L'Horloger de Saint-Paul de nombreux plans magnifiquement inutiles sur sa ville de Lyon. Ces plans sont le contraire de ceux d'un metteur en scène que Bertrand appréciait beaucoup, John Frankenheimer, qui pratiquait une géographie totale, par exemple de Marseille dans French Connection 2 (1975), afin que l'on se repère pleinement dans l'espace. Comme tout bon réalisateur, Bertrand appréciait le travail de son pair américain mais il ne faisait pas la même chose : on le retrouve d'ailleurs dans toutes ses œuvres suivantes, il a utilisé des plans de Lyon comme des diapositives qui ne servent pas à nourrir l'histoire. À l'instar d'Alain Resnais, il faisait ces choses-là non pas pour qu'elles soient perçues mais pour qu'on les absorbe.
"Il était parmi les seuls critiques à parfois dire qu'il s'était trompé ou qu'il n'en savait pas assez."
Parmi les films de Bertrand, j'en ai aimé beaucoup, pas forcément tous. Nous avons continué d'échanger mais sans trop aborder ses propres films ou sa propre vie. À part peut-être quelques mots sur son fils Nils, Bertrand ne disait pas grand-chose de sa vie privée. Nous parlions longtemps sur les films des autres. L'une des plus belles discussions que nous ayons eues portait justement sur Frankenheimer. J'avais relu les propos de Bertrand à son sujet dans 30 ans de cinéma américain [paru en 1970 et devenu en 1991 50 ans de cinéma américain, écrit avec Jean-Pierre Coursodon, décédé le 31 décembre 2020, ndlr], qui devrait enfin sortir sous le titre 100 ans de cinéma américain. Bertrand soutenait que le cinéma de Frankenheimer s'était écroulé sur la fin mais, après avoir vu ses derniers téléfilms, dont le génial George Wallace (1997), il a reconnu s'être trompé. C'était là une grande force de Bertrand Tavernier : je crois qu'avec Pierre Murat et Patrick Brion, il était parmi les seuls critiques à parfois dire qu'il s'était trompé ou qu'il n'en savait pas assez.
Bertrand Tavernier vouait une passion pour les cinéastes américains de l'après-guerre comme Parrish ou Huston. Quelles étaient plus largement ses inspirations et dans quelle mesure ont-elles influencé sa propre œuvre ?
J-P.D. : Il avait un amour fou du cinéma, de tous les cinémas. Bien sûr il s'inspirait des grands réalisateurs américains, au premier rang desquels Robert Parrish, mais il considérait toutes les œuvres. Je me souviens avoir sorti pour son plus grand bonheur, dans le cadre de l'émission Cinéma de quartier, des films asiatiques, des copies neuves de Freda, des films anglais de la Hammer, etc. Quand je lui avais dit avoir trouvé une copie en format 9,5 mm du Navire des filles perdues de Matarazzo (1954), en noir et blanc, et que Scorsese avait peut-être déniché des éléments en couleurs pour ressusciter ce film, il était fou de joie. Il se trouve que ces éléments étaient dans le garage d'un monsieur habitant dans le Midi et qui disait détenir tous les droits sur les copies. Après sa mort, personne n'a finalement retrouvé le contenu du garage.
Depuis quelques mois, nous préparions avec Bertrand une émission sur le western. Nous en avions marre d'entendre à chaque fois que sortait un film qu'il s'agissait du retour et de la fin du western. Ça a commencé avec Impitoyable (Clint Eastwood, 1992) et depuis ça n'a jamais arrêté. Pourtant il en sort trois par an, dont un qui est vu et les deux autres qui passent un peu à la trappe, à l'instar de Seraphine Falls (David von Ancken, 2006) avec Pierce Brosnan et Liam Neeson. Liam Neeson nous a appris avoir fait ses classes avec Pierce Brosnan et qu'ils jouaient ensemble aux cowboys quand ils avaient cinq ans, ce qui a beaucoup plu à Bertrand : il était ravi de voir que c'étaient autant les acteurs que le metteur en scène qui avaient provoqué le film.
Je dirais finalement qu'il y a eu plusieurs Bertrand Tavernier. Contrairement à ce papier débile qu'a publié Libération au lendemain de sa mort1, affirmant qu'il avait tellement traversé les genres qu'on ne peut pas qualifier ses réalisations de films de genre, il y a un cheminement dans l'œuvre de Bertrand. Comme sa maison du Var, où il s'est installé ces dernières années, Tavernier a quelque chose entre ombre et lumière. Souvent ses films, comme Un dimanche à la campagne (1984) – qu'avait fait Renoir avant lui et autrement –, se passent dans le soleil mais traitent de choses extraordinairement sombres. Et parfois on reste dans l'ombre pour aborder des choses très douces.
"Bertrand avait un amour des livres, dont ceux adaptés au cinéma."
De nombreux films mis en scène par Bertrand Tavernier sont des adaptations d'ouvrages. Quel était son rapport au livre ?
J-P.D. : Il était un lecteur extrêmement vorace, intéressé particulièrement par la littérature américaine qui formait la base de sa culture. Aussi bien celle du Nord, et son côté rigoriste, que celle du Sud, plus torrentielle. Nous adorions tous les deux Robert Rossen, metteur en scène qui a adapté de manière magistrale Les Fous du roi (1949), un livre pourtant inadaptable, comme Huston, qui a toujours fait des films de livres inadaptables. Bertrand avait un amour des livres, dont ceux adaptés au cinéma. Il avait lu les 500 pages de Comme un torrent de James Jones, dont Minnelli (1958) n'en avait gardé – à raison – que 50. Il aimait bien s'interroger sur la manière de tirer d'un mauvais livre un bon film, et inversement.
Bertrand a beaucoup adapté et a appelé sur des films Aurenche et Bost, qui n'avaient pas travaillé depuis près de vingt ans. C'était très osé de sa part car ces deux-là étaient les bêtes noires de François Truffaut. Dans son texte assez – tristement – célèbre, Une certaine tendance du cinéma français, Truffaut accusait les scénaristes de prendre le pas sur les réalisateurs et metteurs en scène. Il a finalement fait La Nuit américaine (1973), qui est une sorte de Traversée de Paris (Claude Autant-Lara, 1956). Il avait après tout le droit de changer d'avis, c'est aussi ce qui faisait son charme.
Philippe Noiret, Isabelle Huppert, Philippe Torreton, Jean Rochefort, Claude Rich… Bertrand Tavernier a encadré de nombreux acteurs de renom. Quels rapports entretenait-il avec eux et plus largement avec ses équipes de tournage ?
J-P.D. : Peu de temps après le tournage de Dans la brume électrique (2009), inspiré du roman magnifique Dans la brume électrique avec les morts confédérés de James Lee Burke, Bertrand m'a raconté les quelques difficultés qu'il avait rencontrées avec l'acteur Tommy Lee Jones. Celui-ci avait alors des problèmes d'alcool et il arrivait le matin enivré. D'après Bertrand, il connaissait très bien son texte jusqu'à la pause déjeuner après laquelle il dormait. Finalement, ce tournage a donné un assez bon film avec un très bon Tommy Lee Jones. Bertrand est donc parvenu à faire le film qu'il voulait faire malgré ces conditions ahurissantes.
Le dernier film de Bertrand, qui a été un grand succès, Quai d'Orsay (2013), est l'adaptation de la bande dessinée du même nom. Il a réussi à faire l'équivalent exact de la BD en prenant un acteur qui n'a jamais joué de grand rôle, Thierry Lhermitte, et il en a tiré quelque chose de prodigieux. Il faisait avec le matériel qu'il avait. Il était d'une certaine manière de la vieille école en faisant jouer à l'infini un comédien qu'il aimait bien, comme Noiret ou Rochefort un temps. Bertrand a fait travailler à maintes reprises Philippe Sarde dont il appréciait, comme Sautet, l'économie de ses musiques. Il savait aussi l'importance des techniciens, notamment les maquilleurs qui faisaient avec les nouvelles techniques gagner du temps de tournage. Bertrand s'intéressait également au travail des costumiers de cinéma, en s'inspirant de l'émerveillement de la grande époque des studios hollywoodiens.
"D'une anthologie sur pattes au départ, Bertrand Tavernier s'est presque mué en professionnel de la transmission."
Auteur d'ouvrages de référence sur le cinéma, Bertrand Tavernier a marqué de nombreuses générations par sa capacité à transmettre son savoir et son expérience lors de festivals ou d'autres rencontres publiques. D'où lui venait ce besoin de communiquer sa passion ?
J-P.D. : Il y a eu un tournant dans les années 1990 car jusqu'alors il avait parfois un discours un peu trop professoral, il pouvait être cassant et ne se souciait pas vraiment des gens dans la salle. Il est donc devenu plus patient, à l'écoute des personnes et a ajouté de l'humour à son propos. D'une anthologie sur pattes au départ, Bertrand Tavernier s'est presque mué en professionnel de la transmission. Il était incroyablement gentil et généreux, à l'image de son DVDblog sur le site de la SACD, où il a partagé tant de films et de livres.
Quand il ne faisait ou ne regardait pas des films, Bertrand prenait le temps d'écrire des articles et des livres. Je pense notamment au Cinéma dans le sang qu'il a fait avec Noël Simsolo où il raconte sa carrière pour la dixième fois. Mais quand il se racontait, il se répétait rarement. Il changeait d'avis, en particulier sur ses propres films, qu'il aimait toujours autant mais auxquels il trouvait des défauts. Lors d'une édition du Festival international du film d'Histoire de Pessac, nous regardions des films avec Claude Chabrol et ces deux-là remarquaient des ombres de perche ou d'autres défauts qui m'échappaient. Ils étaient tellement dedans, tellement inhibés par la réalisation, qu'ils ne pouvaient voir les histoires sans s'attacher à ces détails. Et de me dire : "Tu en as de la chance !"
1 "Bertrand Tavernier, que la fête s’arrête" : https://www.liberation.fr/culture/cinema/bertrand-tavernier-que-la-fete-sarrete-20210325_NT6DBBFKXZC5PPYGMJIFC6VHI4/