Refaire la trace
Extrait de la conversation entre Nathalie Nambot et Marie Cosnay.
C'est à partir de "l'histoire des vaincu.e.s", de celles et ceux dont la parole est étouffée par des systèmes d'oppression ou malmenée par l’histoire que la réalisatrice Nathalie Nambot poursuit une quête expérimentale en cinéma, interrogeant les formes de récit et la matière du film. Après trois films déjà réalisés, elle a été accueillie en résidence de création au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien, à l’automne 2022 pour travailler sur son projet de deuxième long métrage documentaire, N147 ligne de fuite, actuellement en développement. L’écrivaine Marie Cosnay – familière, aussi, de la résidence mauriacienne – dialogue avec la réalisatrice dont elle suit et apprécie le travail depuis toujours.
Marie Cosnay : Dans les campagnes et les petites villes post-industrielles, ceux dont on ne parle pas, qui ne font pas les gros titres, qui ne veulent pas les faire, qui se veulent respectables et travailleurs, ne partent pas. Ne désirent pas partir. Ceux qui restent ont été désespérés, alors qu’ils prenaient la parole, enfin, sur les ronds-points en 2018, de constater qu’on faisait d’eux des incultes, racistes et grossiers.
Ils sont bien autre chose. Ils connaissent mieux que personne la violence sociale. Ils ne rêvent pas de partir. Ils rêvent, quoi qu’il en soit.
Les nôtres ont été et sont gens de labeur. Des laborieux. Nous aimons ce mot. Ce qu’il porte de courage.
À douze ans ta maman travaillait l’été chez des fermiers, la fille lui donnait des coups de bâtons. Une génération sépare cette enfance au travail de la nôtre, qui, malgré sa modestie, s’est autorisé d’autres rêves, des rêves de moins de travail ou de travail autre.
Ce qu’il faut de courage pour rester, ce qu’il faut de courage pour quitter. Et pour revenir. Tu reviens. Tu attrapes des lumières, une poule, une couleur vive qui tranche sur le grain de l’enfance, sur sa beauté. Nous comprenons soudain ce qu’est la nostalgie, nous croyions que ça voulait dire qu’on voulait revenir, maintenant nous savons que c’est la douleur d’être de retour et de comprendre seulement alors qu’on était bel et bien parti, que ça a eu lieu. Que c’est irrémédiable. Le grain fait le voile des larmes. Et rend la douceur des gestes. De chaque geste. Chaque geste, dont on sait qu’il a été rude, nimbé de lumière.
Nous qui avons tellement rêvé de partir, quand nous revenons, nos rames sur le dos, il nous faut peut-être, pour trouver la paix comme Ulysse, apprendre à reconnaître la pelle à blé et l’enclos des poules. Apprendre à la trouver belle, la pelle à blé, nimbée de lumière comme elle est.
Tes films précédents sont pris dans un cadre politique et géographique précis. Le stalinisme qui a séparé Ossip Mandelstam de sa femme, Anna Akhamatova de son fils, dans Ami, entends-tu. Dans Brûle la mer, l’Europe de 2011 a déjà entamé sa grande fermeture criminelle.
Ligne de fuite, ton nouveau projet, sera un film plus personnel puisqu’il envisage de s’intéresser à la vie de tes parents et à la maison dans laquelle tu as grandi. Comment en définirais-tu le cadre politique ?
Nathalie Nambot : Brièvement, je dirais que, pour les deux premiers films, ce sont des cadres d’oppression.
Littéralement, on ne peut sortir du cadre sans prendre un risque. Un risque définitif, où la vie est en jeu.
Il s’agit dans les deux cas de rester et de lutter avec ses armes – et ce sont parfois des mots – ou de partir pour se sauver.
"Sauve qui peut la vie."
C’est sans jugement. Se sauver, c’est aussi un acte de résistance. Cela a des conséquences lourdes pour sa vie future, si on réussit à s’en sortir. C’est une rupture définitive souvent avec tout ce qui constituait son milieu, son ambiance.
Pour le nouveau film, le contexte politique est comme un fantôme, un spectre, et c’est son absence qui est difficile à appréhender justement. Cela rejoint peut-être le silence qu’évoque Pasolini dans l’une de ses pièces, comme un leitmotiv: "Et pourtant personne ne parlait." Cette question des origines sociales soulevées par des intellectuels, des écrivains issus des classes populaires, devient d’actualité. Peut-être le mouvement des gilets jaunes a mis plus en avant encore cet écart de classe, de pensée et tout un chacun y est allé de son analyse pour saisir ce qui se produisait. Avec beaucoup de mépris, parfois. Pour moi, ce qui émergeait là, dans cette lutte, était un milieu familier où je reconnaissais des paroles, des plaintes. C’est à ce milieu-là (qui ne se situe pas à l’extrême de la droite non plus) que j’ai eu envie de rendre grâce avec ce film. Ce n’est pas tant la rupture qui m’intéresse ici — je suis partie jeune, oui, j’ai suivi la ligne de la route qui passait devant la maison et je suis allée voir le monde, j’ai étudié, j’ai bifurqué… –, ce qui m’importe ici serait plutôt la recomposition du milieu ; il s’agit de revenir et de rendre modestement quelque chose qui m’a été donné, avec beaucoup d’amour aussi.
Le cadre, c’est aussi ce point de départ du film, qui résonne tellement avec la lutte actuelle. À l’âge de la retraite, il y a plus de vingt ans déjà, l’âge où il faut compter les points, les mois, les ans, les trimestres pour envisager le temps à venir, ma mère avait sorti sur la table les fiches de paie de sa vie entière. Cette liasse de papiers ne représentait pas grand-chose en elle-même. L’administration des vies ne résume pas la vie. Ma mère parcourait les feuillets sachant bien qu’entre la réalité du travail accompli et ce qu’il en restait inscrit là, gisait un gouffre, le gouffre d’une vie qui ne se dit pas. Elle savait que ces bribes restantes ne lui restitueraient pas beaucoup de son ardeur en retour, ni même une simple dignité.
Ma mère secouait la tête, dégoûtée, elle tournait ces quelques feuillets : "Bah… rien… rien…" Au final : moins de 400 euros par mois de retraite. Je connaissais bien sa vie de travail. Je n’ignorais pas que ma mère avait, dès l’âge de 14 ans, été placée pour travailler chez les riches. Je n’ignorais rien de la pauvreté de sa famille à l’époque. Pourtant, ces traces fragiles d’une vie entière dévouée au travail – et toutes ces absences (le travail pas déclaré) – ont fait violence. Parce qu’écrite, et en quelque sorte justifiée, l’histoire d’une lignée entière, d’un héritage muet, est remontée à la surface.
J’ai reçu ces traces comme on reçoit un coup de poing.
Un bloc de silence et de colère.
La forme du film à venir, c’est aussi tenter de faire empreinte de ce coup de poing.
Refaire la trace.
Pour étoffer le cadre, je suis allée consulter les cahiers de doléances de 1789 dans la région et aussi les cahiers de doléances de 2019 qui ont été déposés aux archives départementales lors du mouvement des gilets jaunes. Interroger ce que peut être la revendication, la plainte politique, à différentes époques et voir ce que cela peut ouvrir dans le film où il est question du peu d’archives familiales, de son absence. Beaucoup de femmes de la génération de ma mère se plaignent en 2019 de leur labeur commencé si jeune et d’une retraite misérable.
C’est aussi l’histoire de Maki, racontée dans Brûle la mer, qui m’a ramenée vers ma famille. J’ai eu envie de revenir, pensant aussi, peut-être, à cette chambre où Maki et ses huit frères et sœurs dormaient enfants, à cette petite maison où ma mère avait vécu avec sa mère, très pauvre aussi, et ses nombreux frères et sœurs. Je me suis dit qu’il était temps de rentrer à la maison. Mais cela ne va pas de soi.
Je suis à ce carrefour où je dois bâtir la charpente pour y voir plus clair.
J’ai tourné en Super 8, à la façon d’un amateur éclairé, pour fabriquer les archives de ces dernières années dans cette grande maison où mes parents ont vécu plus de quarante ans, au bord de la route nationale. J’ai enregistré les gestes quotidiens, le jardin, ce qui les tenait en vie, ensemble et séparément. Le labeur des jours. Au Chalet Mauriac, dans cette magnifique demeure bourgeoise, j’ai, pour la première fois, brassé à pleines mains et sans peur toutes ces images, comme une moisson joyeuse, anarchique, mutique.
J’ai arpenté, trié, classé, monté, démonté, décadré puis recommencé.
Pour voir si la promesse du film gisait là. Dans le désordre des brouillons.
Je descendais à la cuisine et discutais avec Chantal, à qui nous pouvons toutes deux rendre hommage ici ! Elle allait prendre sa retraite après avoir travaillé au Chalet à l’accueil, au ménage, au lavage, toutes ces tâches précieuses qui rendent la vie des résidents si douce, pendant dix ans je crois. Avec son franc-parler, je l’écoutais me raconter les histoires, je pensais à ma mère. On riait.
J’ai relu Annie Ernaux, écouté il y a peu son discours prononcé pour le prix Nobel dans un salon doré : "la promesse que je me suis faite à vingt ans de "'venger ma race'… " Quelle force !
Ces jours-ci, je me retrouve aussi à arpenter les rues ; je crie, nous crions : "On est là, on est là !"
Je pense aussi à cette phrase de Bernanos… : "C'est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale. Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents."