Rémi Gendarme-Cerquetti : "Nos souvenirs par nos voix"
Né avec une grave maladie génétique, l’amyotrophie spinale infantile, le réalisateur Rémi Gendarme-Cerquetti fait partie de la première génération d’enfants vivant avec ce handicap à avoir atteint l’âge adulte. Une victoire obtenue grâce à un impitoyable protocole de rééducation et de soins. Dans son dernier film, Fils de Garches1, il retourne sur le lieu de cette expérience traumatique et fondatrice. Un film puissant où l’humour côtoie le vertige.
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"Pour une fois, nos images sur nous-mêmes, nos souvenirs par nos voix." Ces mots prononcés dans les premières minutes portent une des ambitions de Fils de Garches. On y entend aussi, en creux, une dénonciation…
Rémi Gendarme-Cerquetti : Mes intentions initiales étaient du côté de la dénonciation et de la vengeance. Je me souviens qu’en 2006, à la fin de mon premier film Le Prix du lait-fraise, où j’aborde les difficultés rencontrées par les étudiants handicapés de l’Université de Bordeaux, je me suis dit : "Bon, ça, c’est fait ; ensuite, il y aura Garches." La première fois que je suis allé dans cet hôpital, c’était en 1989, j’avais six ans. C’était le seul centre hospitalier à proposer des traitements pour ma maladie. L’amyotrophie spinale infantile est dégénérative : les muscles sont trop faibles et ne soutiennent pas la colonne vertébrale qui se développe en torsion, provoquant de la paralysie et une compression dangereuse des poumons. Les traitements sont très douloureux et les médecins ne nous expliquaient pas pourquoi nous étions immobilisés des jours entiers dans des corsets de plâtre, étirés et tractés avec des sangles, suspendus dans des machines. J’y suis retourné régulièrement jusqu’à mon arthrodèse en 1994, une opération qui consiste à visser définitivement les vertèbres avec des tiges en métal pour maintenir la colonne vertébrale droite. Cette opération très lourde a été suivie de ma plus longue période d’hospitalisation.
Tout ce qui était lié à Garches était traumatisant. Lors d’un repérage là-bas pour le film, en 2007, j’ai rencontré Héloïse, une petite fille de sept ans, toute tordue. Elle m’a demandé quel était mon handicap. Je lui ai répondu qu’à vue d’œil, on devait avoir le même. Héloïse est décédée en 2012 lors de sa propre arthrodèse. Après ce drame, je ne m’estimais plus le droit de me venger. Je voulais retrouver et filmer d’anciens enfants eux aussi soignés pour cette maladie à Garches, dont la plupart vivaient sur place. Cette histoire nous appartient et elle devait exister. Il y a de la souffrance, certes, mais c’est aussi tout ce qui nous constitue aujourd’hui. C’est un enjeu du film : faire entendre notre parole, qui n’a rien à voir avec celle des journalistes.
Dans ce film, vous revenez d’ailleurs sur la mise en scène du Téléthon, avec un humour parfois féroce…
R. G-C : La parole des personnes concernées par le handicap est systématiquement récupérée par la sphère médiatique. D’où la nécessité de ce film. Une spectatrice m’a dit que c’était un très beau film sur le corps. Une étudiante de terminale m’a avoué avoir trouvé difficile le passage où je remets en scène le moulage d’un corset orthopédique sur Totor, un mannequin d’enfant en silicone. Je suis d’accord avec elle. C’est fait exprès. L’objectif premier de ces soins n’est pas la violence. Mais elle est là. Sans doute sous la carapace du « il faut ». J’ai beaucoup de plaisir à filmer les bâtiments lourds et droits, les barres en métal et le corps de Totor qu’on redresse. Cette scène est à mettre en parallèle avec la dernière du film où mon ami Kamil, lui aussi passé par Garches, exécute une performance avec une plasticienne qui dépose des bandes de plâtre sur son corps. Dans la scène avec Totor, le but est d’obtenir un corset médical, peu importe ce que pense ou ressent l’intéressé. La dernière scène a pour ambition de montrer que le corps peut être autre chose…
Qu’est-ce qui vous a fait choisir le métier de réalisateur ?
R. G-C : Votre question sous-entend que je pouvais choisir librement dans un ensemble de possibles. Ce n’était
pas le cas. Je suis passionné de mathématiques, mais j’ai dû renoncer à suivre ma licence à cause du manque d’accessibilité lamentable de l’Université de Bordeaux pour les étudiants handicapés. J’ai changé de cursus pour m’inscrire en Arts du spectacle, option Cinéma. Une enseignante nous a dit que le cinéma est l’art du mouvement. Le mouvement est particulièrement ce qu’il me manque. Un clin d’œil ? Il n’est pas faux de dire que réalisateur est mon métier, mais j’aime bien le terme d’artisanat, quelque chose qu’on peut montrer à d’autres, qui met en jeu des questions de regard. Si mon handicap est toujours un frein, il est aussi une source d’inspiration. Deux films en particulier, Bowling for Colombine de Michael Moore et Pas vu pas pris de Pierre Carles, m’ont fait sentir une puissance incroyable du cinéma sur la réalité. Il peut faire changer d’avis, dénoncer ce qui semble être normal.
Vous êtes à la fois réalisateur et personnage. Votre voix recrée au présent le vécu intime de ces méthodes orthopédiques. Une écriture précise et percutante, qui nous rappelle à l’existence du sensible dans un environnement très formel où la froideur d’espaces démesurés succède à la présence inquiétante de divers appareillages… Cette voix se conjugue avec la musique d’un contrebassiste, qui improvise sur les lieux que vous traversez. C’est un choix artistique très fort…
R. G-C : Pour Fils de Garches, je tenais absolument à faire vivre une ambiance passée. Le voyage fait à l’intérieur de l’hôpital de Garches est baigné d’influences de westerns et de films d’horreur des années 1950. Cela ne se voit pas forcément, mais l’inspiration est là. Il y a très clairement une ambition de fiction et David Chiesa, le contrebassiste, y donne corps. J’aime sa musique et son amitié est importante pour moi. Je lui ai demandé d’improviser sur ce que ce décor lui évoquait. J’avais ce fantasme d’utiliser ce lieu comme un terrain de jeux. Nous sommes tombés d’accord sur l’idée d’une phrase musicale qui serait comme une question qui ne trouverait
d’autre réponse qu’elle-même. Une manière d’interroger les souvenirs d’enfance évoqués : qu’est-ce qui relève de la vérité ou de l’imaginaire ?
Quel a été le parcours de ce projet ?
R. G-C : La rencontre déterminante a été celle de ma productrice, Marie-Odile Gazin, qui a une fâcheuse tendance à s’occuper des films qui semblent impossibles. Concernant le personnel médical, je souhaitais trouver une parole subjective. J’ai contacté le médecin qui m’a suivi pendant toute mon enfance. Elle m’a reçu, très
en colère, en me disant que je n’avais jamais su accepter mon handicap et qu’elle ne voulait pas passer pour un bourreau… Une grande rencontre a été celle du professeur Glorion, qui raconte devant la caméra en quoi consiste l’arthrodèse et la fin tragique de mon amie Héloïse. Lors d’une récente projection à Paris, la chargée de communication de l’hôpital a été invitée. À la fin du visionnage, elle a été la première à prendre la parole. J’ai vu ses larmes. Elle m’a énormément remercié.
Le film se termine en dehors de l’hôpital, dans une performance artistique où le corps de Kamil est presque entièrement nu et dégagé de ses attelles médicales. On y voit sa peau touchée avec délicatesse…
R. G-C : Je pense que ce que je cherche particulièrement, c’est une certaine approche du désir. Ce qui me fait
penser au film El Cochecito, réalisé par Marco Ferreri en 1960, dont c’est la thématique centrale. C’est la raison aussi pour laquelle mon film se termine par les mots de Kamil : "Tout l’effort qu’on a à faire, c’est la redécouverte de notre réel désir."
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1. Fils de Garches, de Rémi Gendarme-Cerquetti, The Kingdom/Wag Prod, 2022. Film soutenu au développement par la Région Nouvelle-Aquitaine en partenariat avec le CNC et accompagné par ALCA.