Sans ce passage par mon cerveau, par ma langue, ce livre n’aurait pas existé
Katarzyna Marczewska était ce printemps au Chalet Mauriac afin de se consacrer à sa traduction, en polonais, du livre de Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une occasion pour elle de prolonger une relation déjà établie avec un autre Boltanski, Christophe, fils de Luc, dont elle a récemment traduit La Cache. Une occasion pour nous de revenir sur ses années de formation, son métier de traductrice, les motivations d’une résidence, et sur ce moment si particulier passé, en heureuse compagnie, dans ce lieu magnifique, au milieu de la forêt. Dont on emportera d’intenses et précieux souvenirs.
Katarzyna Marczewska : C’est la préhistoire ! Quand j’étais à l’école primaire en Pologne, le français était encore une langue de culture, même si l’anglais commençait déjà à prendre le dessus. Ma mère m’a inscrite à un cours, puis à ce qui est devenu ensuite l’Institut français de Varsovie, et là j’ai eu une chance énorme car c’était le seul endroit où il était possible d’apprendre le français avec des Français. Ce n’était pas forcément des enseignants, parfois des femmes de diplomates. L’apprentissage y était très efficace grâce à la méthode audiovisuelle, où il s’agissait d’apprendre par coeur des scènes, des structures, dont je me souviens encore ! Un enseignement sans aucune grammaire, fait de phrases qu’il ne fallait pas décortiquer mais apprendre telles qu’elles étaient. Mon amour de la lecture m’a plus tard conduit à imaginer devenir traductrice, ne voulant devenir écrivaine — les rédactions à l’école m’ont toujours demandé un effort énorme ; on attendait de moi des textes longs, et j’ai toujours préféré la concision…
Qu’est-ce qui fait prendre conscience néanmoins que l’exercice de la traduction existe, et même qu’il est possible ? Qu’est-ce qui a déclenché cette envie de traduire ?
K.M. : Je ne sais plus, parce que c’était il y a bien longtemps ! Mais cela est venu dès le lycée, par mon désir de travailler avec le français. J’avais 18 ans lors de mon premier voyage en France, où j’ai travaillé comme fille au pair. Un apprentissage réciproque, avec trois enfants qui m’apprenaient le français et auxquels j’apprenais à parler.
J’ai poursuivi mes études de lettres à l’université, et aussi à l’Institut français, où nous faisions en trois ans la première année de langue et civilisation française de l’université de Nancy. Un enseignement précieux, où il y avait aussi des cours de traduction. Et à ce moment-là, j’ai commencé à traduire.
À quel moment avez-vous pris conscience que traductrice pouvait être un métier, une profession ?
K.M. : J’ai pensé d’abord être traductrice du roumain, que j’avais appris aussi à l’université. Car il me semblait qu’il y avait de nombreux traducteurs du français vers le polonais, moins depuis le roumain. Seulement, je ne connaissais pas la Roumanie ni un seul Roumain ; aller là-bas pour apprendre la langue était très difficile, il n’y avait pas d’échanges avec notre université. Mes rêves sont devenus ensuite plus sérieux quand nous avons organisé un club de traduction à l’université, un stage avec des étudiants d’une autre université, et un concours — que j’ai remporté. Mais j’ai eu mon diplôme de lettres — il n’y avait pas de formation ni de diplôme de traduction, à l’époque — au moment où fut déclarée la loi martiale en Pologne. Mes projets d’études en France se sont évaporés. Rester à l’université et travailler sur le structuralisme me semblait très décalé de la réalité.
Pourtant j’avais fait, grâce à une professeure, et avec une amie, ma première traduction, d’un texte très compliqué. Puis on nous a confié celle d’un ouvrage important, d’un auteur français vivant au Québec : une psychanalyse d’Adam Mickiewicz, notre poète national. Un travail atypique — à partir d’un livre qui avait été préparé pour l’édition polonaise — qui m’a vraiment appris comment traduire. Comme nous étions débutantes, nous préparions chacune une version, que nous comparions, pour aboutir à une version finale tapée à la machine — pas d’ordinateur à l’époque, dans les années 80 ! — qui était envoyée au Canada. Ensuite, nous attendions les remarques de l’auteur… Finalement le livre a paru, qui fut notre première publication.
Et puis il y a eu un changement de régime en Pologne. Tout a été libéré, le marché du livre également. Avec, à côté de quelques maisons d’édition d’État toujours en place, un foisonnement d’éditeurs indépendants. Qui cherchaient des traducteurs. Pour, notamment, rattraper le retard et commencer à traduire des ouvrages de sciences humaines venus d’autres courants que ceux issus de la pensée marxiste ! J’ai eu cette chance de participer à ce mouvement, en traduisant quelques livres. Puis il y a eu à nouveau un changement de conjoncture, et il m’est devenu très difficile de trouver des éditeurs. Car après cet enthousiasme initial, le marché avait changé. L’offre de livres était devenue certes très importante, mais avec une forte concurrence d’autres types de loisirs — la télévision, le cinéma, la vidéo… Dans les années 70 et 80, il y avait certes peu de titres mais les tirages pouvaient facilement être de 100 000 exemplaires. Ensuite, le mouvement d’ouverture ayant été très sauvage, les faillites furent nombreuses, entre autres parmi les maisons qui me confiaient du travail.
Mais, à cette époque-là, la traduction était-elle votre activité principale ?
K.M. : Non, j’avais commencé à travailler pour un institut de l’Académie polonaise des sciences, au service d’exportation. Un travail administratif qui a duré six ans, et dans lequel la traduction était présente, par la correspondance, puisqu’il s’agissait d’exporter du matériel scientifique en France. Mais je n’étais pas faite pour ce travail, et lui ne l’était pas non plus pour moi. J’ai arrêté, et puis il a fallu s’occuper des enfants qui ne laissaient que peu de temps — le système patriarcal avait eu raison de moi ! C’est alors que mes journées étaient consacrées aux poupées et petits trains, et les soirées à la traduction.
J’ai commencé progressivement à reprendre, à mi-temps, et j’ai eu la chance d’établir des relations avec une maison d’édition scientifique, pour laquelle je travaille toujours, essentiellement. Des traductions d’ouvrages de sciences humaines, plutôt des essais : Philippe Ariès, Jacques Le Goff, Marc Bloch, etc. Et depuis récemment, pour d’autres maisons, je commence à traduire des romans.
"Je l’ai traduit, j’ai reçu un prix pour cette traduction. Après, rien ; au bout de plusieurs années, on m’a proposé deux autres projets. Tout cela est très mystérieux…"
K.M. : Mon premier travail pour elle fut la traduction, que j’avais proposée, des Essais sur l’histoire de la mort en Occident de Philippe Ariès, livre acheté lors de mon premier séjour en France, et dont je m’étais dit, à 18 ans, que peut-être un jour je le traduirais ! Le livre est revenu vers moi douze ans plus tard, à la demande d’une maison d’édition. J’ai signé le contrat, terminé la traduction, mais la maison… a fait faillite ! J’ai alors cherché un autre éditeur, qui l’a publié et m’a ensuite proposé d’autres projets. Il faut dire qu’il y a eu une époque, dans l’histoire de l’édition en Pologne, où la France a commencé à soutenir les traductions du français vers le polonais. La maison d’édition pour laquelle je travaille régulièrement bénéficiait de ces soutiens, et publiait 4 ou 5 titres français par an. Depuis, il est de plus en plus difficile d’obtenir de l’aide, et cela ne concerne pas seulement la Pologne.
Pour ce qui est du CNL, en 2008 il avait subventionné la traduction de plus de 500 titres français en différentes langues, contre 227 en 2017 (dont seulement trois titres traduits en polonais). Il y a aussi d’autres programmes d’aide à l’édition : le programme Boy-Zelenski, de l’Ambassade de France, et celui de l’Institut français, mais le soutien est limité à un titre par an pour un éditeur. Il y a aussi une très forte concurrence avec les livres venus de l’anglais (à peu près 8 fois plus de titres). Et même si le nombre de titres français publiés en Pologne n’a pas changé, il y a beaucoup moins de titres du domaine des sciences humaines. Pour moi, c’est un grand problème, parce que c’était ma première spécialité. Mais en même temps, c’était une chance de changer un peu de profil, et donc depuis quelque temps je traduis aussi des romans.
Cette arrivée de la traduction de textes plus littéraires est-elle due à votre initiative, ou bien à celle des maisons d’édition ?
K.M. : Je voudrais bien pouvoir proposer des textes ! En général, c’est quand même l’éditeur qui choisit les titres à traduire. Il m’arrive aussi de proposer des ouvrages, comme ce fut le cas avec La Cache, de Christophe Boltanski, que j’ai traduit et qui a été publié. Mais c’est rare. Souvent j’envoie des projets, qui sont refusés, mais mon nom reste…
C’est comme cela que j’ai traduit les romans Bakhita, de Véronique Olmi, et Petit pays, de Gaël Faye. J’étais entrée un jour dans les bureaux de la maison d’édition en disant "bonjour je suis traductrice, je voudrais bien travailler pour vous". On m’a alors proposé le gros volume de l’Histoire universelle des chiffres, de Georges Ifrah. Je l’ai traduit, j’ai reçu un prix pour cette traduction. Après, rien ; au bout de plusieurs années, on m’a proposé deux autres projets. Tout cela est très mystérieux… Il y a aussi une grande concurrence entre les traducteurs, dans un marché où ce sont les éditeurs qui dictent leurs conditions, et où cela est pareil pour la rémunération !
Nous y reviendrons, mais pour mieux comprendre encore les relations avec l’éditeur : quels sont les échanges avec lui qui suivent la remise de votre travail ?
K.M. : L’idéal serait d’avoir plusieurs corrections possibles, mais cela dépend du temps dont on dispose. Pour Petit pays, par exemple, j’ai eu trois mois pour faire la traduction, le livre devant paraître rapidement. Certes, il y a toujours un autre regard, pour une préparation du texte plus ou moins soignée, mais quand les délais ne permettent pas ces échanges, je me sens très malheureuse.
La situation idéale est une remise du texte, suivie d’un retour avec des corrections. Et je préfère, si c’est possible, discuter avec la personne qui les a faites, car alors je peux soutenir mon point de vue, trouver une solution intermédiaire, etc. Ensuite, j’aime relire le texte mis en page (les épreuves), car je le vois tout à fait différemment, avec un certain recul. Et à ce moment-là encore, il m’arrive de faire plusieurs changements.
Dans certains cas, donc, je peux relire le texte à toutes les étapes. Mais avec certaines maisons aux délais impossibles, ce n’est pas le cas et ce n’est pas bon.
Il faut dire aussi que, de par mon passé de traductrice d’ouvrages scientifiques, qui joue ici énormément, je suis toujours très attentive à tous les détails, alors je vérifie tout, et dès que je vois quelque chose qui cloche… Par exemple, dans le livre de Christophe Boltanski, j’ai vérifié tous les noms de rues à Odessa (et même rectifié quelques erreurs de sa part). En général j’aime bien entrer en contact et travailler avec l’auteur, lui demander des précisions… Il y a toujours des équivoques, des mots à double sens, dont je me veux m’assurer que je les ai bien compris.
Venons-en alors à vos conditions de travail. Y a-t-il un contrat, une rémunération bien définie, une association de traducteurs qui peut défendre la profession ?
K.M. : Je ne commence jamais le travail sans avoir signé le contrat. Même s’il existe des contrats qui imposent des conditions très incorrectes, ceux par exemple où je dois céder tous mes droits. Peu de contrats non plus évoquent un pourcentage sur les ventes ou le tirage. Il y a bien une loi sur les droits d’auteur, dans laquelle on peut lire que si le bénéfice de l’éditeur est nettement plus important que la rémunération du traducteur, celui-ci peut demander une augmentation, mais… De toute façon, l’éditeur est presque toujours celui qui impose les conditions, et la négociation est difficile. Elle est possible, mais dans une certaine marge.
Avec une rémunération moyenne, le traducteur arrive difficilement à avoir le salaire moyen polonais. En France, le feuillet (1500 signes) est à 21 € brut (pour pouvoir prétendre à une aide du Centre national du livre). La différence est énorme avec la Pologne, où on peut espérer arriver à 200 € pour 22 feuillets (qui est la base du calcul, pour un feuillet de 1800 signes), et certains éditeurs proposent seulement 100 €. C’est honteux, et moi je n’accepte plus de telle rémunération. Mais, bien sûr, les éditeurs me disent que d’autres sont prêts à les accepter… À la foire du livre de Varsovie, l’année dernière, à une réunion sur la situation des traducteurs, quelqu’un a dit que ce qui fait l’essentiel du prix d’un livre, pour un éditeur, est la publicité. Le traducteur est vraiment à la dernière place…
Le prix du livre est libre en Pologne. Le prix moyen est de 10 €, pour un salaire moyen de 800 €, ce qui est relativement cher. Le marché est très difficile : d’après les statistiques, on lit un livre par an en moyenne (contre 21 livres en France), et on publie plus de 30 000 titres par an.
S’agissant d’une association, il y a eu la création récente de celle des traducteurs littéraires, par une dizaine de jeunes professionnels. Aujourd’hui, elle compte au moins 300 membres. Je suis adhérente depuis 5 ans. Elle participe aux foires du livre de Varsovie et de Cracovie, et à plusieurs festivals. Elle a essayé d’établir un contrat-modèle, présenté sur son site internet, et cela a fait progresser. Nous avons même eu un stage de négociation, qui a été très utile pour moi. Nos réunions ont pour thèmes l’organisation des événements (par exemple la fête des traducteurs, le jour de Saint-Jérôme), la visibilité des traducteurs (des cours dans des lycées, le nom du traducteur sur la couverture…), les questions juridiques et sociales, mais aussi des problèmes directement liés à la traduction. Les échanges sont enregistrés et peuvent être écoutés sur Internet, car l’association a un site, ainsi qu’un forum de discussion.
Revenons-en maintenant au cœur de votre métier, et même si je sais que la question est terrible, bien plus facile que la réponse, mais je ne peux pas ne pas vous la poser ! Comment expliquez-vous cet exercice si particulier qu’est la traduction ? Qu’avez-vous le sentiment de faire en le faisant ? Comment en faire comprendre les enjeux ?
K.M. : Je dois me mettre dans la peau de l’auteur. Je dois comprendre ce qu’il voulait dire et, ensuite, je dois le dire à ma façon. En fait, je dis toujours mes livres, parce que ce sont mes livres. Je suis co-auteure de tous mes livres. Sans ce passage par mon cerveau, par ma langue, ce livre n’aurait pas existé. Dans ma langue. La littérature universelle appartient à tous, et on peut s’identifier aux héros d’Homère grâce aux traducteurs. Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que nous sommes aussi des auteurs. Cela exige une énorme responsabilité parce que, soit je vais contribuer à la notoriété de l’écrivain, soit on va se dire que c’est n’importe quoi.
On connaît des exemples de traduction meilleure que l’original. Où l’auteur est plus connu dans le pays où il a été traduit que dans son pays d’origine. La réception peut être alors tout à fait différente. C’était le cas de certains auteurs de la littérature latino-américaine, très connus en Pologne, moins dans leurs pays d’origine. Celui aussi de livres pour enfants, dont la géniale traduction en polonais de Winnie l’ourson : personne ne pense que l’ourson Kubuś Puchatek fut d’abord une petite ourse anglaise ! C’est notre Kubuś, tout simplement. C’est ça la magie… et la responsabilité du traducteur de réécrire un texte.
"Quand on juge que le livre est bon ou mauvais, on juge l’auteur, jamais le traducteur."
K.M. : Je ne crois pas que la question se pose. Le traducteur doit connaître très bien sa propre langue. Je peux toujours vérifier la signification d’un mot étranger, mais je dois absolument être sûre de ma langue, de mes mots. Donner l’équivalent de ce je lis. Cela veut dire que cela doit sonner dans ma langue. Cela ne sera jamais l’original. Ce ne sera jamais le même rythme, jamais les mêmes mots. Jamais mot à mot, jamais un à un. Dans aucune traduction.
Quand on juge que le livre est bon ou mauvais, on juge l’auteur, jamais le traducteur. Quand je lis des opinions sur les livres, on ne voit jamais rien à propos du traducteur. On ne le voit pas. Comme s’il était transparent. Pourtant, chaque écrivain travaille énormément sur le style, dispose les mots d’une certaine façon. Et cette disposition est très différente d’une langue à l’autre. En polonais, je peux prendre une phrase de quatre mots, les mettre dans un ordre différent, ce sera toujours la même phrase mais les accents seront mis différemment. En français, ce n’est pas possible. Chaque langue a ses propres caractéristiques, et suivant celles-ci, pour chaque auteur, je dois trouver et rendre son style, dans ma langue. Il y a des accents qui sont disposés d’une certaine manière dans une phrase, et cette phrase, si l’auteur l’a voulue belle, alors je dois la restituer à l’identique ; ou bien si le texte est haletant, morcelé, le mien doit l’être aussi. Il doit être l’équivalent, mais c’est mon texte. Ce n’est pas le texte de l’auteur, c’est mon texte.
Par exemple le début du texte de Gaël Faye fait penser à du rap, alors il faut rendre ce rythme. Dans le texte de Véronique Olmi — et je m’en suis rendu compte assez tard, ayant accepté le texte sans savoir que ce serait finalement si difficile —, en lisant le texte à haute voix, j’ai réalisé que chaque phrase avait son rythme et que le livre était en fait un long poème. J’ai alors dû retravailler plusieurs pages pour trouver l’équivalent, que j’ai cherché… dans la poésie polonaise. Le livre d’Olivier Bourdeaut, En attendant Bojangles, a été un travail fou, parce qu’en plus du rythme, en plus des rimes, il y a énormément de jeux de mots, alors là il faut inventer, créer. Là c’est vraiment mon livre.
Et cela est vrai aussi pour les essais. Certains auteurs ne se soucient pas trop du style, mais si un texte est compliqué, je dois le rendre compréhensible. Le travail est certes différent, mais il s’agit aussi de ma responsabilité. Celle du bon choix des termes, et celle parfois de créer un vocabulaire, pour ceux qui n’ont pas forcément d’équivalent en polonais. Qui s’imposera peut-être ensuite, pour d’autres traducteurs. Donc une responsabilité toujours présente, et qui rend ce métier si intéressant !
La traduction du texte de Luc Boltanski, sur laquelle vous êtes venue travailler au Chalet Mauriac, a-t-elle avancé de la manière dont vous l’espériez ? Et quelle incidence a eu ce temps passé ici sur votre travail ?
K.M. : Ce moment que j’ai eu ici était important car même si je travaille depuis longtemps déjà sur ce texte, il est très difficile et compliqué. C’est un texte de sociologie, où il y a beaucoup de notions élaborées par Boltanski, et dont il n’y a pas de traduction polonaise, pas de terminologie établie. Je suis arrivée avec une première version, et avec la volonté de rencontrer l’auteur, pour le connaître et lui poser mes questions. Les deux premières semaines de mon séjour ayant d’abord été consacrées à une relecture, mon texte est devenu tout rouge, parsemé de points d’interrogation ! Puis j’ai passé trois jours à Paris où, pour des raisons mystérieuses (rires), j’ai rencontré Luc Boltanski, mais n’ai pas pu lui poser mes questions [nous n’en saurons pas plus, ndlr]. Mais je l’ai vu, nous avons beaucoup parlé, ce qui est très important pour moi. En plus, en 2017, j’avais traduit le livre de Christophe Boltanski, fils de Luc, je l’avais rencontré à Paris et j’avais vu la maison dont il est question dans son livre, mais de l’extérieur seulement ; et voilà que j’ai été invitée chez Luc Boltanski, et j’ai alors pu voir l’intérieur. Ce fut une énorme émotion de voir certains des lieux du livre. Presque comme de découvrir Troie, ou la tombe de Toutânkhamon — j’exagère, mais à peine (rires).
Ensuite, j’ai laissé reposer le texte, pour me consacrer à une proposition reçue un peu avant mon départ, L’Ordre du jour, d’Eric Vuillard (prix Goncourt 2017). Il y a comme un fil commun qui relie, depuis quelque temps, les livres que je traduis : la guerre, la persécution, le génocide, le nationalisme. Cela concerne même un livre qui apparemment n’a rien à voir avec ces thèmes — et que j’aimerais voir enfin publié — L’Afrique fantôme, de Michel Leiris, qui se déroule en Afrique en 1931-1933. Mais il y apparaît une ethnographe d’origine polonaise, Deborah Lifchitz1, déportée à Auschwitz en 1942. En 2017, pendant mon séjour à Paris, j’ai fait des recherches sur tous les lieux liés à son histoire — comme pour La Cache, de Christophe Boltanski. Je suis allée au Mémorial de la Shoah, voir ses lettres et photos, j’ai été à Drancy, j’ai vu le dossier de Deborah Lifchitz aux archives de la Police parisienne. Le sort de Deborah aurait pu être celui du grand-père de Christophe Boltanski. D’où cette impression que, de traduction en traduction, il s’agit toujours d’un seul et même livre.
"À Saint-Symphorien, il y a cette possibilité, qui a de l’importance pour moi, de rencontrer des artistes d’autres disciplines, que je n’aurais sans doute jamais eu l’occasion de croiser."
K.M. : J’ai été par deux fois en résidence à Arles (CITL, Collège international des traducteurs littéraires) qui est un endroit différent, en ce qui concerne notamment les rapports qui s’établissent entre les résidents. J’avais l’impression que, là-bas, les relations étaient moins étroites, chacun travaillant dans son coin. Il y avait moins de discussions communes, de sorties communes. À Arles, on est en ville, ce qui offre plus de loisirs. À Saint-Symphorien, on est un peu comme sur une île. Et on est beaucoup plus avec ceux qui s’occupent du Chalet et leurs familles, leurs amis. En plus, ici, il y a cette possibilité, qui a de l’importance pour moi, de rencontrer des artistes d’autres disciplines, que je n’aurais sans doute jamais eu l’occasion de croiser. Une vie en communauté, qui est due peut-être aussi au fait que nous sommes arrivés tous en même temps, que nous avons commencé ensemble. Très vite, il y a eu des échanges, et puis cette vie autour de la table, dans la cuisine, qui est fondamentale ici.
Qu’est-ce qui avait motivé ce désir de venir en résidence ?
K.M. : C’est tout à fait normal. Quand on est traducteur, on vit chacun dans son coin. Même si désormais, à Varsovie, nous nous rencontrons plus souvent, il ne s’agit seulement que de quelques heures par mois. Il m’importe vraiment d’échanger avec les autres, de voir comment ils travaillent, d’appréhender les problèmes d’autres pays. La chose essentielle, c’est le contact avec la langue vivante. Il faut l’écouter, la parler, la vivre au quotidien.
Et puis il y a cette sensation fabuleuse, ici, d’être un peu en vacances tout en étant au travail ! Ce lieu, unique, me convient bien. Lors d’une résidence à Paris, j’avais voulu tout faire à la fois, les visites — souvent en lien avec la traduction — et le travail lui-même. Un séjour épuisant ! Ici, certes, il y a bien quelques distractions — souvent littéraires ! —, mais chacun peut travailler à son rythme.
Et puis la grande découverte, pour moi, fut de voir le printemps en France. Moi qui n’avais connu jusqu’à présent que l’été et l’automne. Et son arrivée beaucoup plus précoce qu’en Pologne. J’aurais peut-être même l’occasion de le voir une deuxième fois, à mon retour (rires). Jouir de tout cela est aussi très important.
C’est une question un peu traditionnelle pour moi, mais je la pose malgré tout. Ce chalet fut le lieu de villégiature d’un futur écrivain, prix Nobel de littérature. Pensez-vous que cela ait exercé une influence particulière sur vous et sur votre travail ? Y avez-vous croisé un Mauriac fantôme ?
K.M. : J’avais très peu lu Mauriac avant de venir ici. Nous avons regardé Thérèse Desqueyroux (Georges Franju, 1962), lors d’une des premières soirées. Puis j’ai lu le roman, sa suite aussi. Nous avons été au domaine de Malagar. Mauriac a alors commencé à prendre corps dans mon esprit, dans mon imagination… Voici peut-être son influence ! Et puis cela fait toujours plaisir d’être dans un endroit qui a compté pour quelqu’un. Qui n’est pas anonyme.
La dernière question porte sur un souvenir qu’elle aimerait et accepterait de partager.
1 Lire l’intrigant livre de Michael Freund, La Disparition de Deborah L., paru aux éditions du Seuil. (N. de DO).